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Lorsque Bergère ferrée à neuf quitte la cour de la maréchalerie en tirant son char, Cyrille la tient ferme par la bride. Il marche la joue contre la joue de sa jument, grignant des lèvres sur un reste de colère qu’il mâchonne comme il ferait du tuyau de sa pipe.
— Crime ! Je suis peut-être fou, mais j’en connais une trâlée qui valent pas mieux.
Il épie à droite et à gauche.
— Si vous croyez que je vous vois pas me guetter !
Pas de doute : toute la ville est dissimulée pour le regarder passer. Pas une vitrine, pas une fenêtre, pas une porte qui ne soit attentive à ses moindres gestes.
Sous le déluge ininterrompu, les automobilistes et les camionneurs ralentissent pour mieux l’espionner. Ça n’empêche pas les roues de soulever des gerbes d’eau et de l’arroser comme s’il était invisible.
— Salauds ! Tous des salauds ! Le diable pas pire !
Les rues de Saint-Georges sont asphaltées. Les hauts trottoirs de bois ont disparu. Il ne reste plus d’espace entre les bâtisses à étages dont très peu ont encore des allures de maison.
— De quoi ça a l’air, ces boîtes à biscuits ? Ça veut jouer à la grande ville… Si y avait pas eu des colons avant vous autres pour ouvrir le pays, vous seriez pas tant fiers !
— C’est tout du monde qui se croit arrivé.
— Y peuvent me regarder, je sais encore vivre comme un homme, dans une maison avec un toit.
— T’inquiète pas, ça va pas tarder qu’ils y reviennent tous, à des vraies maisons avec de la terre autour pour les nourrir.
— Seulement la terre, faut la retourner.
— On leur apprendra à coups de botte où je pense, comme dirait Koliare.
Les reflets des enseignes lumineuses s’éparpillent en étincelles à chaque passage de voiture.
— Y s’en gaspille, de l’argent, pour vendre des cochonneries.
— On peut même plus avoir un curé sur nos paroisses, même plus entretenir une église et ici ils ont une cathédrale. Je t’en foutrais, moi, des cathédrales !
Née la première des villes du pays, Saint-Georges en est devenue la capitale. Les métaux des profondeurs ont attiré ici bien du monde. Prospecteurs, entrepreneurs et commerçants de toutes sortes. La forêt aussi est source de profit. On l’exploite pour le papier, pour le bois d’œuvre et surtout pour les fibres et les agglomérés. D’étranges usines se sont mises à salir le ciel. Elles absorbent des milliers de camions de beaux arbres et restituent des panneaux qui ne sont plus vraiment du bois. Cyrille voit fleurir ce matériau sur tous les chantiers de construction. Il en a même vu arriver jusque dans la maison des Garneau. Martin n’était pas enterré depuis trois mois que la femme de François réclamait une cuisine de son époque.
— Belle époque, sacréyé !
François a osé utiliser cette cochonnerie qui ne ressemble à rien pour remplacer les planches que son pauvre père avait eu tant de mal à polir avec un cul de bouteille.
— De quoi crever de honte, oui !
— De quoi faire dresser les cheveux sur la tête de Martin jusque dans sa tombe.
— La sueur des vieux, ça vaut pas lourd !
— Et tout ça pour foutre le camp.
— L’aggloméré de je ne sais quoi de merde, il y est toujours, dans la cuisine, mais la cuisine est vide, à cette heure.
Un jour, Cyrille Labrèche a explosé en pleine rue, à Saint-Georges, contre tout ce qui l’exaspère. Ses éclats de voix ont provoqué un petit attroupement. Parmi les curieux, se trouvait une vieille femme qui a lancé : — C’est Labrèche de Val Cadieu. Laissez-le s’égosiller, c’est un exalté !
Le mot est resté. Ici, ceux qui ignorent son nom mais connaissent sa dégaine, sa jument et son vieux char grinçant ne l’appellent que l’exalté. On sait qu’il vit seul sur le rang le plus nordique. On raconte qu’il attend sa femme et ses enfants depuis trente ans. On se demande si ce n’est pas lui qui a fait fuir les autres colons et on conclut qu’il n’a certainement pas toute sa tête.
Pourtant, en général, on est assez fier des anciens. Fiers d’habiter un pays qui s’est fait en un demi-siècle. On fête les anniversaires de naissance des villes et des villages, on va interroger les premiers colons retirés dans des foyers de l’Âge d’or, mais personne ne saurait prendre au sérieux un obstiné qui s’accroche à son lot, à son cheval et à sa lampe à huile. Le pays dont on s’enorgueillit, ce n’est plus celui des labours entre les souches, c’est celui des bureaux, des fonctionnaires, des laboratoires, des restaurants, des beaux magasins, des cabinets de comptables, de géologues, d’assureurs et de banquiers.
Ici, des fortunes s’édifient, mais nul jamais ne s’est enrichi pour avoir essarté et labouré. La plupart des enfants de colons rejoignent les nouveaux arrivés qui admettent que les hivers sont trop longs et trop rigoureux pour que la culture puisse être d’un bon rapport. Les seuls qui réussissent à s’en tirer à peu près avec la terre font de l’élevage, et encore leur faut-il un fameux courage.
Alors, toute la vie de la contrée s’est repliée sur les cités de mines, d’usines, de commerces et de bureaux. Pour Cyrille Labrèche, tout ça ne sera jamais du travail. Il lorgne avec mépris cette ville qui l’ignore. Une ville sale qui poursuit sous l’averse glaciale son existence grisâtre que ne réchauffent pas les reflets multicolores des vitrines illuminées.