21
Cyrille et Bergère ont travaillé tout un mois sans voir passer le temps. Ils ont mené à bien une énorme besogne en dépit du soleil, de quelques averses rageuses et, surtout, sans prendre le temps de se plaindre des nuées épaisses sorties des étangs, des lacs, des marécages : mouches noires, moustiques, maringouins, frappe-à-bord, taons de toutes espèces, bestioles volantes, bourdonnantes, piquantes et suceuses de sang.
C’est à peine si, le soir, Cyrille prend le temps d’allumer une boucane devant sa porte pour tenter d’enrayer l’invasion.
— Toi, t’as le cuir tellement dur, tu risques rien.
— C’est vrai que j’ai de la peau d’orignal, seulement c’est aux yeux que ces vaches-là s’en prennent.
Les nuits sont si courtes qu’à peine plongé dans le sommeil, il faut déjà se lever et repartir. On dirait que chaque crépuscule tire derrière lui l’aube du lendemain sans laisser de place à la nuit.
Sa terre propre et ensemencée, Cyrille s’est mis en tête de nettoyer et de labourer les emblavures des Garneau. Puis les autres.
— Tu veux rien semer.
— Ayez pas peur, je vais rien vous voler.
— Le foin, tu peux toujours le faucher, c’est pas du vol, ça entretient la terre.
— Le fourrage, je le rentrerai pas dans ma grange. Je le mettrai où y doit aller. Comme ça, quand ils arriveront, ils auront déjà de l’avance.
Tant que le ciel reste au beau et que le vent charrie de l’air sec, Cyrille va chaque matin ouvrir les portes et les fenêtres de deux ou trois maisons. Il ne peut pas les visiter toutes, ça lui dévorerait deux heures de temps, mais il change chaque jour.
— Faut que ça respire, tout ça.
— Ça sera tout de suite habitable.
— Bonsoir ! Quand je pense dans quoi on a logé, nous autres, en arrivant.
Il ouvre également la cure, l’église et l’école.
— Paraît que les curés ont de moins en moins de prise sur les gens.
— Pas étonnant, après tout ce qu’ils ont fait.
— Ils ont assez dominé le pauvre monde.
— Passé un temps, t’avais même plus le droit d’aller pisser un coup sans leur permission.
— Y en a pourtant eu des bons.
— C’est vrai. Et s’il en revient un ici, je veux qu’il trouve sa cure et son église en état.
Chaque soir, Cyrille va refermer ce qu’il a ouvert en se levant. Non seulement il fait ainsi respirer les maisons, mais, au cours de la journée, quand le vent fait battre une porte, c’est tout le village qui reprend vie.
— Tiens, voilà Charlotte qui va donner à ses lapins.
— Non, c’est Koliare qui rentre.
Cyrille les entend parler. Les bêtes meuglent, les chars roulent, les enfants jouent en sortant de la cure. Ils vont à l’école. L’institutrice les appelle. Des femmes et des hommes bavardent. On cogne à la hache. Toutes les cheminées fument. Cyrille respire à pleins poumons ces odeurs de feu de bois, de soupe aux fèves et de potée. Il s’est vraiment habitué à ces bruits. À tel point qu’un jour, alors qu’il est en train d’arracher la viorne qui sort de la forêt pour envahir l’ancien lot des Pinguet, il ne se redresse même pas lorsqu’il entend des appels. C’est seulement quand Bergère lance un long hennissement qu’il demande : — Qu’est-ce que t’as, ma grande ?
Bergère secoue très fort ses grelots et bat du sabot. Un homme déborde l’angle de la grange.
— Alors, Labrèche, t’es devenu sourd ?
Cyrille fronce les sourcils. Il hésite un instant avant de lâcher sa pioche et de s’avancer. Parce qu’il a la tête pleine du visage des hommes qui ont vécu à Val Cadieu, il lui faut arriver tout près pour reconnaître Hauris Langlois sous son grand chapeau de paille aux bords effrangés. Hauris n’attend pas de l’avoir rejoint pour montrer d’un geste l’ensemble des terres propres.
— Y a du monde qui est revenu ?
Cyrille est encore trop éloigné de la réalité pour répondre. Il lui faut le temps de chasser ce qui remue en lui pour que ce nouveau venu y prenne place.
— Je vois pas un chat, dit Hauris.
La voix mal assurée, Cyrille essaie d’expliquer :
— Ben, voilà, c’est qu’on s’est arrangés. Moi je prépare la terre, puis eux autres…
Une lueur d’inquiétude passe dans le regard brun d’Hauris. À mi-voix, il demande : — Mais de qui tu me parles ?
Cyrille a un mouvement d’impatience. Il reste muet quelques instants, à se secouer comme s’il cherchait à se débarrasser de quelque chose de tenace. Son regard fixe Hauris sans qu’il le voie vraiment. À peine audibles, des mots roulent dans sa gorge.
— Ben sont là. Des fois. Le travail, on le fait comme on peut.
Hauris regarde les labours, les prés nettoyés, celui où Cyrille est en train de travailler.
Soudain, la voix de Cyrille redevient nette. Le ton monte, le niveau aussi.
— Le travail, c’est moi qui le fais. Moi et Bergère. Puis je peux te dire que c’est bien fait. Quand les autres vont s’amener, ce sera pareil à un sou neuf.
— Ben ceux qui viendront auront de la chance.
Cyrille est soudain comme soulevé par un coup de vent. Gestes désordonnés, pluie de salive, tout fonctionne.
— C’est que la crise, je la vois déjà là. Ce sera comme quand ton pauvre père t’a amené en 32.
Le visage rond d’Hauris se fend d’un sourire. Ses petits yeux se plissent. Il lisse sa moustache d’un revers de main et fait la moue en observant : — Crisse, si t’as mené tout ce train tout seul avec ta bête, vous avez pas dû chômer.
— On est là pour travailler.
Hauris désigne du menton la parcelle que Cyrille vient d’attaquer.
— Tu crois pas qu’à soixante ans passés t’aurais gagné le droit de te bercer, plutôt que de nettoyer la terre des autres ?
Cyrille repousse son chapeau et essuie la transpiration qui inonde son front. Son geste écrase des insectes et le sang se mêle à la sueur. Il indique la direction des abattis, derrière son lot.
— Veux-tu venir voir ce que j’ai fait de terre neuve cette année ?
Hauris en a le bagou coupé. Il lui faut un moment avant de pouvoir murmurer : — Ben mon vieux, celui qui m’aurait dit ça.
Ils ont marché sous le soleil avec Bergère sur leurs talons. Puis ils reviennent vers le chemin et vont jusqu’à la maison de Cyrille.
— Veux-tu boire une bière ?
— Ça se refuse pas.
— Toi, Bergère, va te mettre à l’ombre. T’as de l’eau dans le baquet.
La jument s’éloigne lentement, battant de la queue pour chasser la vermine qui lui laboure le corps.
— T’as une sacrée bonne bête.
— Elles sont toutes bonnes si on sait les prendre. Ils entrent et Hauris s’assied de trois quarts, le dos tourné à la fenêtre. Cyrille revient avec la bière qu’il est allé chercher dans la pièce du fond.
— Toi, t’as pas à te soucier du caractère de ton tracteur.
— T’inquiète pas. Y me fait le plus gros. Puis pour ce qui est du détail, Camille a gardé ses deux chevaux. On fait en commun.
Cyrille verse la bière et s’assied en face d’Hauris. Ils ont tous les deux posé sur la table leur chapeau. Les fronts et les visages luisent. Le tourbillon des insectes les a suivis.
— On fait à deux, répète Hauris. C’est plus facile.
— Vous avez bien de la chance, soupire Cyrille. L’autre semble hésiter. Ses lèvres épaisses remuent comme si elles cherchaient un mot. La fossette de son menton danse un peu.
— Justement, dit-il, le forgeron m’a parlé de toi. Dès que j’ai eu une petite liberté, je suis venu. On se disait : Tout seul, y doit s’en voir. Y viendrait s’installer avec nous, ce serait tout de même plus facile pour lui. Moi, j’ai ma femme et mes petits. Camille, il est tout seul…
Le visage de Cyrille s’est contracté. Son corps affaissé s’est redressé lentement. Un grand étonnement éclaire ses yeux. Sa main droite frappe la table à plusieurs reprises.
— Qu’est-ce que t’es en train de me raconter ? Hauris paraît gêné. Il sort son mouchoir de sa poche et s’éponge le visage, puis le cou.
— Ben, à présent, je me dis…
Cyrille ne l’écoute pas. Il vient vraiment de réaliser. Le coup qu’il assène à la table est si violent que les verres à moitié vides tressautent.
— Nom de Dieu ! Tu voudrais que je laisse ma terre pour une qui est pas à moi ! T’oses venir me proposer ça ? Est-ce que t’aurais viré fou, par hasard ?
— Je pouvais pas deviner… Je vois que je suis venu pour rien.
La colère de Cyrille s’est dégonflée aussi vite qu’elle avait monté. Les regards s’étreignent un instant. Ils hésitent encore. Puis les visages se détendent et les deux rires éclatent en même temps. Cyrille remplit les verres et crie : — Espèce d’imbécile, t’es venu pour l’amitié. Est-ce que tu crois que c’est rien ?
Soudain libéré d’un grand poids, Hauris s’engage dans un long discours. À mesure qu’il parle, sa voix rocailleuse s’enfle. Il lance des questions que Cyrille s’est posées cent fois : — Qu’est-ce qu’on a fait, nous autres, pour qu’ils veuillent nous tuer ? Qu’est-ce qu’on a fait de mal pour qu’on veuille nous empêcher de garder nos fermes ?
Cyrille parle lui aussi, mais Hauris est un torrent qui submerge tout. Il interroge et il donne les réponses.
— Cette crisse d’affaire-là, c’est tous les mêmes patroneux qui en sont responsables. C’est eux qui nous siphonnent comme ils ont siphonné nos vieux. Les monseigneurs avec les multinationales, c’est tout à fourrer dans le même sac. Une roche dans le fond et balancer au lac.
Un instant égaré, Cyrille se reprend et écoute. Hauris sait beaucoup plus de choses que lui. Il parle du chômage, du suicide des jeunes qui s’ennuient, souffrent de l’isolement, des hivers trop longs et de l’oisiveté.
— Est-ce qu’on est oisifs, nous autres ?
Cyrille ne peut qu’approuver d’un mot, de temps à autre, tandis qu’Hauris avale sa salive. Puis le flot se remet à rouler les mots et les phrases avec des coups de boutoir, des rapides et des tourbillons, des remous furieux qui charrient de la rocaille. La chemise rose d’Hauris lui colle à la peau. La sueur imprègne le tissu mince à travers lequel les bestioles arrivent à piquer. Du sang perle çà et là mais l’homme ne sent rien. Il est trop habité par son grand mouvement d’ébullition.
Cyrille ne suit plus. Le débit est trop rapide. Il se borne à répéter : — Ici, c’est à moi. Je cultive à mon compte. Je dois pas trente sous à personne !
Hauris parle des débuts de son père, des patroneux et des curés, puis il en vient à évoquer ce que Cyrille a déjà appris à la forge. Mais il raconte avec de gros rires, des bordées de jurons et force détails.
— Tu les aurais vus, les paperasseux, les scribouilleux tout foireux à mouiller leurs fauteuils en moleskine. Moi et Camille on leur a dit : Vos repiqueurs d’épinettes, vous pouvez nous les envoyer, on va leur préparer leur fête. Un beau petit feu d’artifice. Pas du plomb à perdrix, de la chevrotine à orignal.
— Des chevrotines, j’en ai acheté aussi.
— T’as bien fait, faut qu’on se défende.
Depuis un bon moment, une idée trotte dans la tête de Cyrille qui lance : — Pourquoi que ce serait pas toi qui viendrais ici avec Camille ? La terre est bonne.
Pris par surprise, Hauris ne se donne pas le temps de réfléchir.
— Sûrement pas aussi bonne que chez nous.
Exactement ce qu’il ne fallait pas dire. Il le comprend trop tard. Le voilà douché d’importance par un déluge de salive. Cyrille s’est levé. Penché sur Hauris, il l’a empoigné par sa chemise et le secoue de toutes ses forces.
— Pas si bonne ? Bon yeu ! Je te ferai voir ça, moi. Tu t’en viendras à la moisson. Tu vas tout de même pas dire comme les trous du cul du ministère que c’est tout juste bon à replanter en forêt…
Cette fois, c’est Hauris qui ne parvient plus à placer une syllabe. Rien ne peut tenir face à la colère de Cyrille. Prétendre que sa terre n’est pas la meilleure de toutes, c’est le pire que l’on puisse faire. Il faudra longtemps pour qu’il finisse par se calmer. Lorsque c’est fait, le jour décline déjà. Hauris n’a plus reparlé de déménagement ni dans un sens ni dans l’autre. Simplement, alors que Cyrille l’accompagne sur le chemin, il dit : — Faut se tenir les coudes. C’est toi qui as raison : faut laisser le plus de rangs possible en culture. Un jour, y en a qui seront contents de venir sur les terres.
Hauris s’arrête. Il lui empoigne le bras et serre fort en ajoutant : — Nous autres, on a le droit d’être fiers, on est les protecteurs du patrimoine. On est les gardiens de la sueur des colons.
Ce mot rend le sourire à Cyrille qui lance :
— Sûr qu’on est les gardiens. Faut toujours avoir son fusil chargé.
Hauris lui secoue la main longuement et frappe sur son épaule. Il semble très ému. Il y a entre eux un silence chaud d’amitié. Puis Hauris monte dans sa vieille Chevrolet toute cabossée dont le pare-brise s’orne d’une grande fêlure en étoile.