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Le soleil vient de plonger derrière le bois lorsque Cyrille rentre pour allumer son feu. Le ciel est rouge avec de longues traînées mauves. Le brasier de l’Harricana pétille moins fort. Seuls quelques charbons éphémères viennent encore s’éparpiller à la crête des vagues que fait courir en longs frissons le vent du soir. On sent bien le profond soupir de la terre après cette première journée de vraie chaleur. Les prés, les friches, les sous-bois et les labours remuent, pareils à un marais tout habité de sources tièdes. Il y a partout quelque chose qui sourd ou s’infiltre, cherche son chemin d’écoulement vers un ruisseau.

Le fleuve charrie de la boue à pleins bords. Il se fait un mélange de la terre et des eaux de neige qui réveille les profondeurs endormies. Tout le Royaume du Nord commence ses métamorphoses.

Même le reste de lumière pourpre qui entre dans la pièce par les vitres sales palpite et semble respirer. Porte grande ouverte sur son foyer dont la grille a perdu trois barreaux, la grande cuisinière aux barres ternies ronfle. Les étincelles claquent et vont s’éteindre sur le plancher depuis longtemps constellé de brûlures. Cyrille vient de mettre chauffer une casserole d’eau. À côté, il pose la marmite de fonte où est sa soupe. Il va au petit meuble et sort un paquet de nouilles dont il déchire le haut. Ce geste qu’il fait pour enfiler sous le papier son doigt couturé aux articulations déformées l’amène à froncer les sourcils. Il pose ses nouilles sur la table et porte sa main à la poche de sa veste. Il en tire les deux lettres déjà ouvertes, puis cherche dans l’autre poche celle qu’il avait oubliée. Il l’ouvre et s’approche de la fenêtre pour lire. Le feuillet dactylographié porte l’en-tête d’un avocat de Saint-Georges.

— Qu’est-ce qu’il me veut, celui-là ?

Il se penche vers la lumière qui décline très vite.

— « Cher monsieur, vous êtes invité à participer à une réunion le 3 mai au soir en la salle paroissiale, pour étudier avec nous un projet de route qui partira de notre cité pour rejoindre directement la pointe sud de la baie James. Nous avons besoin de toutes les bonnes volontés pour ouvrir à notre région cette voie directe sur le Nord et la mer. »

Il s’interrompt et part d’un grand rire.

— 3 mai, mon pauvre vieux, c’est déjà loin, on est le 24 !

Puis, d’un coup, son rire tourne à l’aigre. Brandissant la lettre comme s’il s’adressait à la contrée tout entière, il crie :

— Les bonnes volontés ! Faire une route. Non mais des fois, pour qui ils me prennent. J’en ai fait une, de route. Si je veux pas qu’elle soit dévorée par la forêt, faut que je l’entretienne, ma route. Les bonnes volontés, j’en connais pas pour venir m’aider, moi !

Il froisse la lettre et l’enveloppe et les jette dans le feu. Puis se souvenant soudain du prospectus, il en fait une boule qu’il pousse à son tour dans le foyer.

— Écrémeuse sans vaches, route du Nord pour des Domtar et compagnie. Allez ! Foutez-moi la paix, nom de Dieu ! Je demande rien à personne, moi ! Le diable pas pire !

Le poêle a ronflé plus fort le temps de dévorer le papier. Comme celle de Cyrille, son humeur s’apaise. Quelques instants passent, tout baignés d’une quiétude qui coule dans la pièce avec ces lueurs de moins en moins vives, de moins en moins rousses et dont on ne sait déjà plus si elles appartiennent au jour ou à la nuit. Cyrille est retourné lentement à la table. L’enveloppe de sa fille et la lettre pliée en trois font deux taches un peu trop claires. Comme si ce qui habite cette pièce où tout est fané depuis longtemps repoussait la luminosité agressive. Calmement, il déplie le papier. Il s’approche de la fenêtre mais la pénombre absorbe les mots. Il revient poser la lettre près de l’enveloppe et se hausse sur la pointe des pieds pour prendre dans la suspension de laiton la grosse lampe bleue qu’il pose sur la toile cirée. Avec beaucoup d’application, il enlève le verre qu’il essuie minutieusement. Il utilise du papier de soie qu’il a trouvé dans des emballages vides au Magasin Général et rapporté à cette intention.

— J’ai rudement bien fait. Dire que c’était pour être foutu en l’air ! C’est ce qui convient le mieux. Ça m’économise mes torchons.

Il va chercher sous l’évier de fer le bidon à goulette verseuse, dévisse le bec à mèche et emplit le ventre rebondi de la lampe. Avant d’allumer, il s’accorde le temps de rouler une cigarette. Pour ça comme pour bourrer sa pipe, il n’a pas besoin de voir clair. Ses doigts crevassés et calleux sont d’une grande adresse. Pas un brin de tabac perdu. La cigarette mince est sans boursouflures. Il craque une allumette, tire une bouffée, puis approche la flamme de la mèche. Il tourne un peu la molette, la lumière se hausse, hésite, baisse légèrement avant de se stabiliser derrière le verre qu’il remet entre les griffes de métal.

— Y diront ce qu’ils voudront : ça fatigue moins la vue que leur saloperie d’ampoules. Et je parle pas du néon. Ça, ça fera des générations d’aveugles dans peu de temps.

La lampe remise en place, il s’assied devant son feu et tire lentement de sa cigarette de longues goulées qu’il garde le plus longtemps possible au fond de lui avant de les laisser filer en un trait mince qu’il oriente vers la gueule rougeoyante du foyer. Le tirage absorbe tout très vite.

— Imagine-toi donc que l’hiver où je suis allé à l’hôpital, y m’ont interdit de fumer.

— C’est tout de la foutaise.

— Crever plus tôt ou plus tard, avec la vie qu’on mène. Moi, je sais bien que c’est pas le tabac qui m’a rongé l’intérieur, c’est la poussière. La crasse du charbon.

— T’es comme les mineurs, mon pauvre Labrèche.

— J’en ai craché des années.

— Je vais te dire : si j’essaie de fumer moins, c’est surtout que ça m’enrage de donner des sous à des tas de gens qui en ont plus que moi.

— C’est ce que je fais aussi.

Sa cigarette est à peine à mi-course qu’il l’éteint déjà. Il écrase entre son pouce et son index l’extrémité qu’il mouille et tortille avec soin pour éviter que nul brin ne puisse s’en échapper. Il enlève son chapeau et coince son mégot sur son oreille gauche. Il va accrocher son chapeau et sa veste derrière la porte. Avec ce ronflement régulier du feu et le chantonnement de l’eau qui commence à frémir dans la casserole, il y a là une sorte de paix musicale qui semble gagner Cyrille. Ses déplacements, ses gestes sont plus mesurés. Il s’approche du fourneau, soulève le couvercle et regarde l’eau qui n’est pas encore à ébullition. Il referme et se retourne. Son regard tombe sur la lettre bleu pâle. Aussitôt, son visage se contracte.

— Je te jure que du papier de même, ça doit pas être donné.

— Chef d’atelier, c’est bien payé.

— C’est bien payé tant que les gens peuvent faire rouler les autos. Après, c’est plus payé du tout.

— Ça vivra sur le secours direct.

— Ou sur la terre du vieux.

Ses mains se sont mises à s’agiter. Il a un haussement rapide des épaules et se dirige très vite vers le lit. Il s’agenouille et allonge le bras sous le sommier.

— Je l’ai pourtant foutue là, crédié !

Sa main tâtonne. Il est obligé de se coucher sur le côté pour aller plus loin. Enfin ses ongles griffent du métal. Il tire un bruit de tambour fêlé.

— J’ai dû la pousser en passant le balai. Faut dire que ça fait une paye que je l’ai pas sortie de là. Le balai, je m’en sers pas souvent.

La fébrilité de ses gestes dément le ton enjoué de sa voix. Il apporte sur la table une grosse boîte carrée, toute cabossée et rouillée aux jointures. Le métal porte encore quelques lambeaux de papier. On y voit un angle de biscuit aux bords cannelés et la moitié inférieure d’un visage d’enfant qui sourit en montrant ses dents. La boîte est à côté de la lettre. Les mains de Cyrille s’en sont écartées. Elles frémissent en l’air comme les ailes d’un oiseau qui essaie de voler sur place. Puis, attirées soudain par le métal luisant, elles viennent s’y poser. Cyrille ouvre la boîte et sort une pochette jaune et rouge, déchirée aux pliures. Elle porte en gros caractères : « Kodak. Les Stars. Starflash. » Le regard de Cyrille demeure un instant comme rivé à ces mots. Ses lèvres remuent en silence. Il laisse tomber la pochette colorée à côté de la boîte dont il sort un paquet de lettres et d’enveloppes tenues par une ficelle à lier les gerbes. Sa tête branle tandis qu’il dénoue la ficelle, ajoute l’enveloppe où il a glissé la lettre et refait le paquet. C’est la seule enveloppe bleue, elle est plus longue que les autres et le passage de la ficelle la replie d’un bout.

— Papier chef d’atelier. Papier grosse paye. On verra bien !

Sa crécelle craque un bon coup et ses lèvres se serrent. Le paquet remis en place, il soupire. Il grogne. Mais tout reste dans sa poitrine. À présent, son regard se porte sur la pochette colorée. L’eau qui bout soulève le couvercle et coule sur la fonte où les gouttes tressautent, explosent, s’affolent avant de disparaître en buée. Cyrille ne le remarque même pas. Sa main gauche vient pétrir son menton comme s’il voulait s’arracher la barbe. Il grogne encore, puis se décide à ouvrir la pochette. Le couvercle danse la chamade sur la casserole.

Cyrille tire de la pochette double des photographies qu’il étale. Il contemple le vide, l’inaccessible. Un univers très lointain. Un peuple qui se meut à des milles et des milles de distance, de l’autre côté du plateau de cette table, de ce plancher, de ces murs, de cette forêt, de ces petits rectangles de bristol gris où sont des corps, des visages, des costumes et des décors sans vie.

Le feu a baissé et l’eau de la casserole bout moins fort. Le couvercle de fer qui a fini par se déplacer sur le côté laisse filer la vapeur. Cyrille demeure un moment immobile, avant de s’asseoir lentement. Il déplace des photographies. Une femme et trois enfants. Deux garçons. Deux garçons et une fille plus grande qu’eux. Cyrille avec deux énormes chevaux. Des gens assemblés devant l’église de Val Cadieu avec le curé au milieu du groupe. D’autres gens et d’autres chevaux. Une grosse femme qui donne du grain à des poules. Une femme âgée assise sur un banc de jardin. Des mariés.

— Regarde-le, le mécanicien, avec ses épaules en bouteille et sa tignasse de fille !

Il parle sans colère. Sa main droite est à plat sur la table. Lentement, elle se soulève et se trouve posée sur la tranche. Elle se met à trembler imperceptiblement. Puis plus fort. Bête malade secouée d’une mauvaise fièvre. Bête squelettique mais habitée d’une vigueur terrible. Le tremblement s’accentue. Il devient tel que l’animal se met à danser sur la table. Sous la toile cirée, le bois martelé sonne sourd.

— Non ! Non ! Non !

La voix est rauque. Un souffle rouillé. Soudain, la main part pour rafler d’un geste les photographies. Elle ne ramasse pas tout. Alors les ongles s’énervent.

— Bon yeu !

Il parvient à tout rassembler mais renonce à les glisser dans la pochette. Il jette le tout dans la boîte par-dessus les lettres et se hâte de remettre le couvercle. Le couvercle qui tremble lui aussi. Qui joue des cymbales contre la boîte. Le couvercle sur lequel il faut cogner à grands coups de poing pour qu’il reprenne sa place.

C’est fait. Cyrille ferme un instant les paupières et les serre très fort. Sa bouche aussi est crispée et ses dents grincent.

Après un moment, le souffle court, il se lève et va glisser sous son lit la boîte dont le couvercle est un peu plus cabossé que tout à l’heure.