C’était une flottille de minuscules embarcations métalliques, de quelques pieds chacune. Des antennes oscillaient au sommet de leurs kiosques, secouées par la vague d’étrave du mécanopode. Ces petits bateaux fonçaient droit vers le bâtiment allemand.
— Voyez-vous ce que je vois, m’dame ?
Le Dr Barlow scruta l’obscurité, puis hocha la tête.
— Ah, oui. Les fameux bateaux télécommandés de M. Tesla. Il essaie de les vendre à l’Amirauté depuis des années. Il doit se frotter les mains à l’idée de les mettre enfin à l’épreuve.
Quand le premier de ces bateaux disparut sous le mécanopode, une lumière s’embrasa sous l’eau et un jet de flammes enveloppa la coque. Les hommes sur le pont se tassèrent par réflexe, mais le mécanopode continua sa marche vers le rivage sans même ralentir.
— Hum ! Décevant, commenta la savante.
Deryn se renfrogna.
— Quelques bâtons de dynamite et un peu de kérosène, à mon avis, dit-elle. M. Tesla s’attendait-il à affronter des bateaux en bois ?
Le Dr Barlow haussa les épaules.
— Il n’a jamais été un grand chimiste.
— Ne vous inquiétez pas, intervint le commandant. Nous allons lui montrer comment il faut faire. Moteur tribord, en avant demie. Soute à bombes, larguez !
Deryn se pencha pour regarder sous l’aéronef.
Le mécanopode posait la patte avant gauche sur la plage quand un frémissement parcourut le pont. Deryn sentit son genou tressaillir et retint son souffle en attendant l’impact.
La bombe explosa entre les deux pattes de droite du mécanopode, dans quelques yards d’eau. Une immense gerbe de sable s’éleva dans les airs, ourlée d’écume argentée. La machine clanker fut couchée sur le flanc par le souffle et faillit basculer complètement, mais elle finit par retomber sur le ventre, en tordant ses pattes droites sous elle.
Quand l’onde de choc atteignit le Léviathan, un grand tremblement agita tout l’aéronef et fit tinter les vitres de la passerelle comme de la porcelaine. Deryn ne quitta pas le mécanopode des yeux. Il essayait encore d’avancer, mais ses deux pattes restantes lui permettaient tout juste de se traîner, sur quelques yards chaque fois.
— Mes compliments à la soute aux bombes, dit le commandant Hobbes. Ils l’ont laissé presque en un seul morceau.
— Que fait-on pour son canon, monsieur ? s’inquiéta le premier lieutenant.
— Gardez un œil dessus. S’ils tentent de le pointer, nous leurs présenterons nos chauves-souris à fléchettes.
D’autres ordres fusèrent, et le faisceau d’un projecteur transperça l’obscurité. La coque noircie et cabossée du mécanopode scintilla soudain dans la lumière.
Deryn remarqua une lueur plus loin. La grande tour centrale de Goliath restait sombre, mais les quatre petites qui l’encadraient s’étaient mises à briller.
— Docteur Barlow ? appela-t-elle. Je crois que la machine de Tesla est en charge.
— Il a l’intention de poursuivre son expérience ? (La savante fit claquer sa langue.) Commandant, peut-être devrions-nous prendre un peu de champ. Un tir, même expérimental, pourrait avoir des conséquences désagréables pour nous.
— Absolument, docteur. En arrière demie !
Le Léviathan hésita un instant, puis Deryn le sentit reculer lentement. Les eaux noires du Long Island Sound réapparurent, tandis que la scène du mécanopode endommagé et des tours scintillantes à l’arrière-plan se déployait sous leurs yeux.
— Monsieur ! cria le pilote. J’aperçois une deuxième traînée de bulles !
Les officiers se massèrent contre les fenêtres. Une masse métallique émergeait de la mer.
C’était un autre mécanopode, plus petit, qui pataugeait sur ses quatre pattes en direction de la plage.
— L’un des bâtiments d’escorte ? fit le commandant en secouant la tête. Mais comment nous a-t-il échappé ?
— Il a dû couper ses moteurs après notre attaque, répondit le Dr Barlow. Pendant que nous poursuivions le plus gros. À moins qu’il ne se soit glissé dans son sillage pour mêler leurs deux traînées.
— On s’en fiche ! s’écria Deryn. Il faut arrêter cette saleté !
— Bien dit, monsieur Sharp, approuva le commandant. En avant toute !
Un instant plus tard le rugissement des moteurs ébranlait la passerelle, et le Léviathan repartait de l’avant.
Entre-temps le petit mécanopode avait atteint la terre ferme. Il s’enfonçait résolument à travers les arbres, droit vers les tours à six cents yards de distance. Et s’il ne semblait pas de taille à détruire Goliath, il pouvait sans doute lui occasionner de gros dégâts.
Tout à coup, une giclée de flammes et d’étincelles partit de son dos et dessina une courbe dans l’obscurité. Une explosion résonna dans le lointain.
— Il a un canon en batterie ! s’exclama le premier lieutenant. Commandant ?
— Les chauves-souris à fléchettes ! répondit le commandant. Nous allons nettoyer le pont supérieur !
Deryn serra les poings. L’aéronef gagnait du terrain sur le mécanopode ; son projecteur fouillait la nuit à sa recherche. Elle entendit le plop d’un fusil à air comprimé au sommet de l’enveloppe et vit une première nuée de chauves-souris s’envoler dans la nuit.
Mais tandis que son regard redescendait sur le mécanopode allemand, Deryn retint son souffle.
Les tours extérieures de l’arme de M. Tesla brillaient d’un éclat aveuglant maintenant ; des filaments de feu et de foudre grouillaient sur toute leur hauteur. La tour centrale, Goliath proprement dit, commençait elle aussi à luire dans le noir, comme l’enveloppe d’un ballon à air chaud avec son brûleur réglé au maximum.
Deryn sentit un goût acide lui brûler la gorge. Elle était gagnée par la peur effroyable, tétanisante, de ses cauchemars. Elle se souvint du canon Tesla du Goeben qui avait failli les réduire en cendres. Goliath était beaucoup plus puissant, assez redoutable pour embraser le ciel entier à des milliers de miles de distance.
Et le Léviathan se ruait droit sur lui.