— ¡ Lo siento, senorita(1.) !
Deryn ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Elle se mit à trembler, les poings serrés. Alek s’assit auprès d’elle et lui ouvrit doucement une main pour la prendre dans les siennes.
— Ne dites rien à personne, docteur, s’il vous plaît, implora-t-il.
Le médecin secoua la tête.
— Pourquoi ?
— Elle veut servir sous les drapeaux, voler.
Alek fouilla dans sa poche intérieure, celle où il rangeait la lettre du pape. Il sortit une petite bourse.
— Tenez, dit-il en la remettant au médecin. Pour votre silence.
Le Dr Azuela ouvrit la bourse, dans laquelle se trouvait un fragment d’or : tout ce qui restait du quart de tonne de métal précieux que le père d’Alek lui avait légué. Il le contempla un moment, puis secoua la tête et lui rendit la bourse.
— Je vais devoir en parler à Pancho.
— Je vous en prie, supplia Deryn.
— C’est notre commandant, se défendit le médecin. Mais rien qu’à lui, je vous le promets.
Le Dr Azuela appela l’un des rebelles à l’extérieur et lui donna ses instructions en espagnol. Enfin il se mit au travail. Il commença par nettoyer la plaie avec un chiffon imbibé d’un liquide provenant d’une petite flasque en argent, puis stérilisa une aiguille et du fil, et tendit la flasque à Deryn. Pendant qu’elle buvait une gorgée, il lui enfonça l’aiguille sous la peau et commença à recoudre la plaie.
Alek le regarda faire, sans lâcher la main de Deryn. Elle lui serra les doigts si fort que ses ongles creusèrent des traces en demi-lunes dans sa chair.
— Tout ira bien, lui promit-il. Ne vous inquiétez pas.
Après tout, qu’importait au général rebelle si une jeune fille tenait tellement à s’engager dans l’Air Service ?
Avant qu’Azuela en ait fini, un léger coup de vent fit frissonner les bâches autour d’eux. C’était l’un des taureaux géants qui avait soufflé. On aurait dit un jet de vapeur lâché par une locomotive.
Les bâches s’écartèrent, et le général Villa fit son entrée.
— ¿ Esta muriendo ?
— Non, il vivra, répondit le médecin sans lever le nez de son travail. Mais il a un secret à vous confier. Vous feriez bien de vous asseoir.
Villa soupira et s’assit face à Alek. À cheval il avait semblé plutôt à son avantage, mais à présent il paraissait quelque peu empâté à la taille. Il se déplaçait avec une certaine raideur ; peut-être souffrait-il de rhumatismes.
— Dites-lui, ordonna le Dr Azuela.
Deryn avait l’air épuisée, mais sa voix était ferme.
— Je m’appelle Deryn Sharp, et je suis un officier décoré de l’Air Service de Sa Majesté. Mais je ne suis pas un homme.
— Ah, dit Villa en la détaillant de haut en bas, les sourcils légèrement arqués. Pardonnez-moi, senorita Sharp. J’ignorais que les Britanniques recrutaient des femmes. Parce que vous êtes plus légères, je suppose ?
— Ce n’est pas ça, monsieur, répondit Deryn. Il s’agit d’un secret.
— Le père de Deryn était aviateur, expliqua Alek. Et son frère l’est aussi. Elle doit s’habiller en garçon parce que c’est la seule façon pour elle d’être autorisée à voler.
Le général Villa fixa longuement Deryn, puis partit d’un grand rire qui fit trembler tout son corps.
— ¡ Qué engano(2.) !
— N’en parlez à personne, je vous en prie, dit Alek. Au moins pendant quelques heures, le temps que nous repartions. La dénoncer ou non ne représente rien pour vous. Mais pour elle, c’est tout.
Le généra secoua la tête, admiratif, avant de dévisager Alek avec curiosité.
— Et vous, quel rôle jouez-vous dans cette plaisanterie, petit prince ?
— C’est mon ami, répondit Deryn.
Elle était encore pâle, mais sa voix paraissait plus ferme. Elle proposa la flasque à Villa, qui la refusa d’un geste.
— Juste un ami ?
Au lieu de répondre, Deryn baissa les yeux sur les points de suture qu’elle avait au bras. Alek ouvrit la bouche, mais Bovril se montra plus rapide que lui :
— Un allié.
Le général Villa examina le loris avec intérêt.
— Quelle est donc cette créature ?
— Un loris perspicace, dit Deryn en grattant la tête de Bovril. Il répète ce qu’il entend, un peu comme un lézard messager.
— Il ne se contente pas de répéter, intervint le Dr Azuela. Il m’a fait comprendre que je me trompais.
Alek fronça les sourcils. Lui aussi avait remarqué la chose. Au fil des semaines, la mémoire des loris semblait s’être approfondie. Ils répétaient parfois des propos entendus plusieurs jours auparavant, ou qu’ils s’étaient transmis entre eux. On ne pouvait pas toujours savoir clairement d’où venaient les mots ou les phrases qu’ils disaient.
— C’est parce qu’il est perspicace, expliqua Deryn. Malin, si vous préférez.
— Bougrement malin, confirma Bovril, et Villa le fixa de nouveau en ouvrant grand ses yeux bruns.
— Tienen oro(3.), ajouta le Dr Azuela.
L’italien d’Alek était suffisant pour lui permettre de reconnaître le mot « or ». Il ressortit sa petite bourse.
— Ce n’est pas grand-chose, mais nous pouvons vous payer pour votre silence.
Le général Villa prit la bourse, l’ouvrit, puis éclata de rire.
— L’homme le plus riche de Californie m’envoie des fusils ! Et vous croyez me tenter avec ce cure-dents en or ?
— Que voulez-vous, dans ce cas ?
Villa dévisagea Alek en plissant les paupières.
— Le senor Hearst prétend que vous êtes le neveu de l’ancien empereur, Maximilien.
— Le petit-neveu, mais oui, c’est exact.
— Les empereurs sont des choses vaines et inutiles. Nous n’avions pas besoin de lui ; alors nous l’avons passé par les armes.
Alek se racla la gorge.
— Oui, je connais l’histoire, admit-il. Peut-être était-ce un peu présomptueux de placer un Autrichien sur le trône du Mexique.
— C’était une insulte au peuple. Mais votre oncle est mort avec courage. Devant le peloton d’exécution, il a formé le vœu que son sang soit le dernier à couler pour la liberté. (Le général Villa baissa les yeux sur le chiffon rougi dans la main du Dr Azuela.) Hélas, ça n’a pas été le cas.
— Non, en effet, reconnut Alek. C’était il y a cinquante ans, n’est-ce pas ?
— Sí. Trop de sang a été répandu depuis.
Villa lança sa bourse à Alek et se tourna vers Deryn.
— Gardez votre secret, petite sœur. Mais soyez plus prudente la prochaine fois que vous sauterez de votre aéronef.
— Oui, j’essaierai.
— Et méfiez-vous des jeunes princes. Le premier homme que j’ai tué était aussi riche qu’un prince, et c’était pour l’honneur de ma sœur. (Le général Villa s’esclaffa de plus belle.) Mais vous êtes un soldat, senorita Sharp. Vous pouvez tuer vous-même ceux qui vous ennuient, pas vrai ?
Deryn haussa les épaules avec une grimace.
— Ça m’a effleuré l’esprit une ou deux fois. Pardonnez-moi, général : si vous n’aimez pas les empereurs, comment avez-vous obtenu ces mécanopodes allemands ?
— Le kaiser nous vend des armes, reconnut Villa en tapotant le Mauser qu’il avait à la ceinture. Parfois même il nous en donne, sans doute pour que nous soyons ses amis quand les Yankees se joindront à la guerre. Cependant jamais nous ne nous inclinerons devant lui.
— Oui, les empereurs ne servent pas à grand-chose, n’est-ce pas ? (Deryn se redressa et lui tendit la main.) Merci pour votre discrétion.
— Votre secret est en sécurité avec moi, hermanita(4.).
Le général Villa lui serra la main, puis se leva. Soudain il plissa les yeux et porta la main à son pistolet. Une ombre se découpait sur la bâche.
Villa tendit le bras pour écarter la toile d’un geste brusque. Il pointa son arme sur le visage mal rasé mais rayonnant d’Eddie Malone.
— Dylan Sharp, Deryn Sharp… bien sûr ! Je dois reconnaître que je n’avais rien vu, mais il est clair que ça explique beaucoup de choses. (Le journaliste se frotta les mains, puis en tendit une à Pancho Villa.) Eddie Malone, reporter au New York World.