Deryn fit la grimace.
— Oui, bien sûr, monsieur.
Hoffman termina d’attacher les deux fils et ils reprirent leur progression. Les choses se corsaient : les courants de l’orage venaient se mêler au souffle de l’aéronef, causant de brusques sautes de vent.
Deryn sentit la membrane bouger sous elle, rouler sur le côté. Elle jeta un coup d’œil derrière elle.
— On tourne, monsieur, cria-t-elle. Cap à tribord.
M. Rigby lâcha un juron et leur fit signe de continuer.
— C’est bien, non ? demanda Alek. Cela nous fera contourner l’orage.
Deryn secoua la tête.
— Les ouragans tournent toujours dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, donc nous allons nous prendre un sérieux vent arrière. Nous n’évitons pas l’orage, nous allons nous en servir pour augmenter notre vitesse. Une brillante idée de M. Tesla, sans doute.
— Est-ce dangereux ?
— Pas pour l’aéronef, non. C’est plutôt pour nous que je m’inquiète. (Deryn boucla le mousqueton de son harnais d’un geste rageur.) S’ils voulaient bien ralentir un peu, nous pourrions terminer ce foutu travail !
— Fermez-la, monsieur Sharp ! grommela le bosco. Nous avons nos ordres, et le commandant a les siens.
— Oui, monsieur, dit Deryn avant de reprendre sa reptation le plus vite possible.
Obéir à un savant commençait à devenir pénible.
Ils étaient encore à découvert quand l’aéronef atteignit l’orage. Au lieu de se renforcer progressivement, la pluie leur tomba dessus comme un rideau argenté et balaya le Léviathan à soixante miles à l’heure.
— Accrochez-vous ! cria Deryn au milieu du vacarme.
La membrane frémissait sous elle, agitée par la vague d’air froid qui accompagnait la pluie, sans doute ramenée du Pacifique Nord par le grand mouvement de rotation de la tempête. Le vent se chargea soudain de glace et de grêlons, qui cinglaient ses lunettes de protection comme autant de petits cailloux.
— Tout le monde reste en place ! cria M. Rigby. Le commandant devrait ralentir pour nous d’un moment à l’autre !
Deryn se cramponna des deux mains aux cordages, les dents serrées. Quelques instants plus tard, le rugissement des moteurs clankers se tut.
— Ah, je savais bien que les officiers n’étaient pas devenus complètement fous, marmonna le bosco.
Il se leva lentement, en se tenant les côtes à l’endroit où il avait pris une balle deux mois plus tôt. Une bouffée d’irritation envahit Deryn. C’était bien gentil de la part de Tesla d’envoyer des hommes sur le dos de l’aéronef à pleine vitesse, alors que lui restait bien en sécurité dans sa cabine, à siroter son brandy !
Moteurs coupés, le Léviathan aligna rapidement sa vitesse sur celle du vent et un calme étrange s’abattit sur le petit groupe. Ils partirent au petit trot vers la cabine de pilotage, sur la membrane rendue glissante par la pluie. Deryn surveillait M. Rigby du coin de l’œil, prête à l’empoigner s’il dérapait. Mais le bosco avait le pied aussi sûr que d’habitude, et bientôt ils s’entassaient tous les quatre dans la cabine de pilotage dorsale, l’abri le plus reculé qu’on pouvait trouver à bord.
— Attachez-moi ce fil, ordonna M. Rigby.
Alek traduisit pour Hoffman, qui se mit au travail. Deryn ôta ses gants, se frotta les mains pour les réchauffer puis siffla pour réveiller les vers luisants.
La cabine de pilotage dorsale n’avait rien de spacieux. Elle était encombrée de pièces détachées destinées aux moteurs arrière et comportait sa propre barre au cas où la passerelle aurait perdu le contrôle du gouvernail. Heureusement, elle était reliée par un passage aux entrailles de l’aéronef, si bien qu’un peu de chaleur s’y engouffrait par la trappe ouverte dans le sol.
Une fois le fil attaché solidement, Hoffman glissa quelques mots à Alek puis descendit dans le passage en continuant à dérouler la bobine derrière lui.
— Où va-t-il ? s’étonna Deryn.
— M. Tesla a demandé à ce que l’antenne traverse l’aéronef jusqu’à son laboratoire, répondit Alek.
— Ben voyons, tout pour rester au sec ! bougonna Deryn.
Elle se demanda ce que le savant préparait exactement. À Tokyo, il avait prouvé qu’il pouvait envoyer des ondes radio autour du monde. Que pouvait-il faire de plus ici, en plein ciel ?
Comme le bosco semblait encore souffrir, ils patientèrent un moment tous les trois avant de descendre. La petite cabine tremblait à chaque rafale, la pluie crépitait sauvagement contre les carreaux. Deryn sentit le sol remuer sous elle. La grande bête volante se détendait, tournait légèrement la tête face à l’orage. Aussi près de la queue, ils percevaient le moindre de ses mouvements, comme s’ils se tenaient sur la mèche d’un fouet immense.
Les cordages grinçaient autour d’eux et un crissement métallique peu familier leur parvenait par-dessus les bruits du vent et de la pluie. Le fil qui sortait dans l’orage, tendu à côté de Deryn, vibra puis se ramollit tout à coup.
— Nom d’un chien ! pesta le bosco. Cette saleté de fil devait être trop courte.
— Pourtant, les mesures de M. Tesla étaient très précises ! fit remarquer Alek.
— Oui, je veux bien vous croire, fit Deryn en secouant la tête. Trop précises. Il a dû considérer le Léviathan comme un zeppelin, une chose morte, rigide de la proue à la poupe. Mais une bête volante se contorsionne, et encore plus pendant un orage.
Alek se leva pour regarder à l’extérieur.
— Quelqu’un aurait pu lui mentionner la chose !
— Votre M. Tesla ne s’est pas donné la peine de poser la question, dit sèchement le bosco. En tout cas, la réparation va devoir attendre. Ils ne vont plus tarder à relancer les moteurs.
Alek parut sur le point de répliquer, mais Deryn posa la main sur son épaule.
— Pour l’instant ils sont à l’arrêt, monsieur Rigby. (Elle s’avança jusqu’à la fenêtre.) Et la cassure est peut-être tout près.
Le bosco renifla.
— D’accord. Sortez jeter un coup d’œil.
Deryn entrouvrit la porte et se faufila au-dehors. Elle identifia le problème presque tout de suite. À cinq cents pieds de distance, vers la base de la bosse, un trait d’argent voletait sous la pluie.
— Le fil s’est détaché, monsieur ! cria-t-elle. Sur une vingtaine de yards environ. Et le vent le fait danser dans tous les sens !
M. Rigby se leva péniblement, la rejoignit à la porte et lâcha un juron.
— Quand les moteurs repartiront, ça risque de se corser. Peut-être même de déchirer la membrane ! (Il se dirigea vers la trappe.) Désolé, mon gars, mais j’ai bien peur qu’il ne te faille ressortir pour rattacher les deux bouts. Je vais trouver un lézard messager et demander à la passerelle de patienter encore un peu pour les moteurs.
— À vos ordres, monsieur ! dit Deryn en enfilant ses gants.
Le bosco bascula les jambes dans la trappe, hésita.
— Attendez quelques minutes pour vous assurer qu’ils aient eu mon message, dit-il, puis foncez. Quoi qu’il arrive, je ne veux pas de vous dehors à pleine vitesse !
Il disparut dans la trappe et Deryn se mit à fouiller dans la caisse à outils. Elle allait avoir besoin de pinces coupantes et d’une longueur de fil.
— Je vous accompagne, déclara Alek.
Elle faillit lui dire non. Le bosco n’avait pas donné d’instructions à son sujet, et elle pouvait se débrouiller toute seule. Mais si le message de M. Rigby arrivait trop tard et que l’aéronef reparte vitesse avant toute, une personne seule sur le dos avait de gros risques d’être projetée dans l’océan.
Par ailleurs, qui savait dans quels ennuis Alek irait se fourrer si elle le laissait seul ?
— Je n’ai pas peur, ajouta-t-il.
— Vous devriez ! répliqua Deryn. Mais vous avez raison, mieux vaut rester ensemble. Passez-moi donc cette corde.