
Ce fut Newkirk qui les aperçut en premier.
Il était accroché à un ascensionniste Huxley mille pieds au-dessus du Léviathan dans un ciel blanc glacial. Il avait bourré sa combinaison de vol avec des vieux chiffons pour se protéger du froid, ce qui lui faisait des bras et des jambes énormes ; il ressemblait à un épouvantail qui agiterait des drapeaux de sémaphore…
T-O-U-S-L-E-S-A-R-B-R-E-S-A-B-A-T-T-U-S-D-E-V-A-N-T.
Deryn abaissa ses jumelles.
— Avez-vous lu comme moi, monsieur Rigby ?
— Oui, répondit le bosco. Mais du diable si je comprends ce qu’il veut dire.
— A-R-B-R-E-S, répéta obligeamment Bovril sur l’épaule de Deryn.
Le loris déchiffrait les signaux de sémaphore aussi vite que n’importe quel membre d’équipage, mais demeurait incapable de traduire les lettres en mots. Pour l’instant tout au moins.
— Il a peut-être repéré une clairière. Voulez-vous que j’aille jeter un coup d’œil à l’avant ?
M. Rigby hocha la tête, puis ordonna à l’homme préposé au treuil de faire monter Newkirk encore plus haut. Deryn partit vers l’avant de l’aéronef, se faufilant au milieu d’une colonie de chauves-souris à fléchettes installées sur la tête de la grande bête volante.
— A-B-A-T-T-U-S, dit Bovril.
— Oui, la bestiole, ça veut dire « abattus ».
Bovril répéta le mot, puis se mit à grelotter.
Deryn aussi ressentait le froid, surtout après sa nuit blanche. Fichu Alek et son amour des machines ! Seize heures interminables à monter cet engin de malheur, et ils n’avaient toujours aucune idée de son utilité. Une perte de temps complète. Et pourtant elle n’avait jamais vu Alek aussi heureux depuis qu’ils avaient regagné le bord du Léviathan.
Il avait beau prétendre adorer l’aéronef, ce garçon n’appréciait rien tant que les rouages et les composants électriques. Tout le contraire de Deryn, qui avait passé un mois entier à Istanbul sans jamais s’habituer aux mécanopodes et aux conduits de vapeur. Peut-être que les clankers et les darwinistes n’arriveraient jamais à s’entendre, au fond.
Arrivée à la tête de l’aéronef, Deryn leva ses jumelles et balaya l’horizon. Elle repéra les arbres presque aussitôt.
— Nom d’une pipe en bois !
Ces paroles s’enroulèrent comme une fumée dans l’air glacial.
— Abattus, dit Bovril.
Devant l’aéronef s’étendait à perte de vue une immense forêt dévastée. Tous les troncs étaient couchés et entièrement dénudés, comme si un grand vent avait soufflé et les avait dépouillés de leurs branches et de leurs aiguilles. Plus étrange encore, tous ces troncs pointaient dans la même direction, au sud-ouest ; autrement dit, droit sur eux.
Deryn avait entendu parler d’ouragans suffisamment violents pour déraciner des arbres, mais un tel ouragan n’aurait jamais pu s’enfoncer aussi loin dans les terres, à plusieurs milliers de miles de l’océan. Serait-ce l’œuvre de quelque tempête sibérienne inconnue, charriant des grêlons capables de faucher des forêts entières ?
Elle appela un lézard messager d’un coup de sifflet. Elle fixait avec un sentiment de malaise la mer de troncs qui s’étalait devant elle. Quand le lézard apparut, elle lui fit son rapport en s’efforçant de cacher la peur qui faisait trembler sa voix. Quelle que soit la force qui avait couché tous ces sapins, durs comme du fer et solidement enracinés dans la toundra gelée, elle pourrait réduire l’aéronef en miettes en quelques secondes.
Deryn rebroussa chemin vers le treuil, où M. Rigby continuait à déchiffrer les signaux de Newkirk. Le Huxley volait à presque un mile au-dessus de l’aéronef à présent ; son enveloppe d’hydrogène n’était plus qu’une tache noire dans le ciel.
Le bosco abaissa ses jumelles.
— Ça se poursuit sur trente miles au moins, d’après lui.
— Nom d’un chien ! jura Deryn. Croyez-vous que ce soit un tremblement de terre qui ait fait ça, monsieur ?
M. Rigby réfléchit un instant, puis secoua la tête.
— M. Newkirk dit que tous les arbres pointent dans le même sens, en rayonnant. Aucun séisme n’aurait un effet aussi net. Aucune tempête non plus.
Deryn se représenta un grand souffle qui partait d’un point central dans toutes les directions, fauchant les arbres sur son passage et les laissant aussi propres que des allumettes.
Une explosion…
— On ne va pas rester là à théoriser, dit M. Rigby. (Il releva ses jumelles.) Le commandant a donné l’ordre de nous préparer à un sauvetage. Il y a des gens là-dessous, semble-t-il.
Un quart d’heure plus tard, Newkirk se remit à agiter ses drapeaux.
— O-S, épela Bovril, qui avait une vue suffisamment perçante pour se passer de jumelles.
— Oh, bon sang ! souffla M. Rigby.
— Ça ne peut pas être « os », monsieur, protesta Deryn. Comment les aurait-il repérés d’aussi haut ?
Elle regarda au loin, essayant de deviner ce que le pauvre Newkirk transi de froid essayait de leur dire. Bosse ? Fosse ? Serait-il en train de supplier qu’on le fasse redescendre sur le dos ?
Deryn aurait donné cher pour être là-haut à sa place, plutôt qu’en bas à se creuser la cervelle. Mais le commandant lui avait demandé de se tenir prête à une descente en glissade, au cas où ils auraient besoin de se poser sur un terrain difficile.
— Tu sens ce frémissement, mon gars ? dit M. Rigby. (Il retira l’un de ses gants avant de s’agenouiller pour poser la main sur l’enveloppe.) La bête volante est nerveuse.
— Oui, monsieur.
Un autre frisson fit onduler les cils de la membrane, comme un souffle de vent dans de hautes herbes. Deryn crut sentir une vague puanteur de viande avariée.
— Os, répéta Bovril en regardant droit devant.
Deryn leva ses jumelles et sentit un filet de sueur glacée lui couler dans le dos. À l’horizon, une douzaine d’arceaux se détachaient du sol…
C’était la cage thoracique d’une bête volante morte, moitié aussi grande que le Léviathan, qui scintillait au soleil. Ses côtes ressemblaient aux doigts squelettiques de deux mains géantes ouvertes de part et d’autre des débris d’une nacelle.
Pas étonnant que la baleine volante donne des signes de nervosité.
— Monsieur Rigby, j’aperçois la carcasse d’un aéronef droit devant.
Le bosco baissa les yeux sur l’horizon, puis siffla doucement entre ses dents.
— Croyez-vous qu’il ait pu être pris dans l’explosion, monsieur ? demanda Deryn. Si c’en était bien une ?
— Non, mon gars. Les bêtes volantes ont les os creux. Ce qui a déraciné ces arbres les aurait réduits en poudre. Cette pauvre créature a dû venir bien après.
— Oui, monsieur. Dois-je appeler un lézard pour prévenir la passerelle ?
Comme en réponse, les moteurs réduisirent la vitesse à un quart, après deux jours à tourner à plein régime. Un grand calme parut descendre sur la mer de troncs.
M. Rigby répondit d’une voix douce :