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Son père étant propriétaire des champs et du verger qui s’étendaient au nord de la demeure du maître du Sud, le jeune Omago en était rapidement venu à tenir Veltan pour un voisin plus que pour un dirigeant – et encore moins un dieu. Comme Veltan ne faisait pas toute une affaire de sa divinité, l’enfant se sentait très à l’aise en sa présence.

Petit, Omago préférait de loin travailler dans le verger, agréablement ombragé, à l’inverse des champs. Au printemps, quand les arbres fruitiers étaient en fleurs, leur beauté lui coupait quasiment le souffle.

Il n’était pas le seul à adorer ce spectacle. A cette période de l’année, Veltan ne quittait pratiquement pas le verger. Au fil de leurs conversations, le jeune garçon et le dieu avaient appris à mieux se connaître. A son insu, ou presque, Omago avait reçu une éducation qui allait bien au-delà des tâches agricoles… vite fastidieuses.

Le Domaine de Veltan, au sud du Pays de Dhrall, était seulement une partie d’un vaste continent. Il en existait trois autres, dirigées par le frère et les deux sœurs du dieu.

Veltan était si drôle, dès qu’il parlait de sa famille ! Plié en deux, Omago l’aurait volontiers écouté pendant des heures. En revanche, la description des humains de l’Ouest et du Nord le déconcertait. Comment pouvait-on passer sa vie à chasser ? A l’occasion, Omago s’était essayé à la pêche. Sans grand succès, à vrai dire… Quand on désirait se remplir chaque jour l’estomac, dépendre de ces activités semblait inutilement risqué.

Cependant, lorsque Veltan lui parlait des forêts sauvages, des cerfs aux fabuleux andouillers et des chasseurs vêtus de peaux de bêtes, le jeune homme éprouvait une étrange mélancolie. En matière d’aventures, on ne trouvait pas grand-chose dans les terres du Sud. Ici, chacun cherchait avant tout la stabilité. Un mode de vivre excellent pour l’agriculture, mais pas très excitant.

Au cours de ces conversations, Veltan ne s’était jamais étendu sur ses propres… particularités. Des omissions sans importance, puisque Omago savait déjà tout. Au début, les histoires que se racontaient les fermiers lui avaient paru extravagantes. En fréquentant le maître du Sud, il avait dû, à contrecœur, convenir qu’elles n’avaient rien d’exagéré. Par exemple, il n’avait jamais vu Veltan manger, et pas davantage dormir…

Peu après son neuvième anniversaire, l’enfant osa poser la question qui lui brûlait les lèvres.

Assis dans le verger, les deux amis bavardaient sans se soucier du vent qui faisait tourbillonner autour d’eux les pétales arrachés aux pommiers en fleur.

— Tu n’es pas obligé de répondre, Veltan, mais Enkar, un vieil homme, m’a dit que tu n’as pas toujours été le dieu de ce Domaine. Selon lui, quelqu’un d’autre régnait sur nos terres. C’est vrai, ou il s’est fichu de moi ?

— C’est très proche de la réalité, Omago… On pourrait croire que nous ne dormons pas, mais c’est une illusion. Nous sommes soumis à des cycles de sommeil et de veille. Vers la fin d’une longue période de conscience, nous sommes un peu… confus. La mémoire commence à flancher, et notre comportement devient bizarre. Ce signe ne trompe pas : il est temps d’aller dormir ! A ce moment-là, l’autre branche de la famille se réveille et reprend le flambeau.

— Ça paraît logique… Et tu connais bien tes cousins ?

— Mes quoi ?

— Les enfants des frères et des sœurs de tes parents ! C’est bien ça que tu voulais dire par « autre branche de la famille » ?

— Maintenant que tu le dis, c’est à peu près ça, oui. J’essaierai de ne pas oublier cette notion…

— Tu leur as parlé ?

— Je ne discute pas dans mon sommeil, mon petit. En fait, je ne sais rien de mon cousin, à part son nom. Et encore, à cause de la cascade baptisée en son honneur. Tu connais les Chutes de Vash, j’espère ?

— J’en ai entendu parler, mais je ne les ai jamais vues. C’est lui qui les a créées ?

— Je n’en suis pas sûr, mais c’est probable. Quand je me suis réveillé, au début de ce cycle, les humains ne maîtrisaient pas bien le langage. A part un nom, je n’ai rien pu tirer d’eux. (Veltan se tut et dévisagea longuement Omago.) Pour le moment, je ne t’en dirai pas plus. Assimile ce que je t’ai révélé aujourd’hui. Quand ce sera fait, tu pourras me poser d’autres questions, si ça te chante.

— Ce ne sera pas pour tout de suite… A l’avenir, je tournerai sept fois ma langue dans ma bouche avant de t’interroger. Parce que tes réponses me font peur !

— Tu t’y habitueras… La curiosité n’est pas un défaut, bien au contraire, mais une qualité à utiliser prudemment…

— J’avais remarqué, Veltan…

— J’ai cru remarquer que tu avais remarqué, conclut le maître du Sud avec un petit sourire.

 

Quand Omago atteignit l’âge de raison, les fermiers prirent soudain conscience qu’il s’entendait très bien avec Veltan. Loin de s’en offusquer, ils s’en réjouirent. Le charger de transmettre des messages au maître du Sud leur sembla plus facile, et moins risqué, qu’aller frapper en personne à sa porte. Veltan n’était pas du genre à jouer les divinités vengeresses, mais tout de même…

Avec le temps, cela devint une tradition. Presque chaque jour, deux ou trois fermiers du coin venaient dire à Omago ce qu’ils jugeaient indispensable de porter à la connaissance du dieu. En début de soirée, le jeune homme gravissait la colline jusqu’à la curieuse maison de Veltan et il lui transmettait les informations.

Les saisons passaient ainsi, agréables et paisibles, les fermes et les champs voisins de la demeure du dieu se laissant vivre au rythme nonchalant de la nature. Plus loin au sud, on trouvait des villages et des villes. Selon Omago, entasser les gens de cette façon était ridicule. Le domaine de son père s’étendait sur plusieurs acres, bien au-delà des collines aux pentes douces, et chaque variété de plante poussait dans une zone bien définie. Le blé à l’ouest et au sud, les légumes au nord, et le verger à l’est de la maison familiale ombragée par une ceinture d’arbres. Certains voisins y voyaient un gaspillage d’énergie et de temps – sauf en plein été, quand le soleil les faisait cuire à petit feu dans leur maison.

Ici, les bâtiments ne se serraient pas les uns contre les autres comme des sardines. Placées au centre de chaque propriété, les fermes au toit de chaume offraient un accès rapide à l’ensemble des champs. Une excellente chose, puisque la journée, d’après Omago, devait être consacrée au travail, pas à d’interminables déplacements.

Autour de son vingt-cinquième anniversaire, devenu le confident de tous les paysans, il commença à agrémenter de commentaires les messages qu’on lui demandait de transmettre.

— A ta place, je ne prendrais pas trop au sérieux les propos de Selga, dit-il un soir au maître du Sud.

— Vraiment ?

— Ce pauvre homme a un gros problème… Comme il est très petit, les gens ont tendance à le toiser de haut. Avide de se faire remarquer, il vient sans arrêt me raconter des sornettes que je suis censé te transmettre. Pour flatter son ego, je fais mine de prendre ses « révélations » au sérieux. Certain que je me précipiterai chez toi pour tout te répéter, il repart avec le cœur en fête. Jusqu’à la prochaine humiliation…

— C’est triste…, soupira le maître du Sud.

— Tout le monde porte un fardeau, Veltan. Il n’y a pas de quoi se lamenter… Les gens naissent, puis ils meurent, c’est comme ça. Et tu es bien placé pour le savoir.

— Parfois, tu peux être très cruel, mon ami…

— Ce n’est pas moi qui édicté les règles. Je les respecte, et ça me suffit amplement.

— Comment va ton père ?

Comme toujours, même quand il s’efforçait de lui cacher quelque chose, Veltan lisait en son ami comme dans un livre ouvert. Un phénomène qui ne manquait pas de déconcerter Omago…

— Pas très fort, hélas… Parfois, il oublie jusqu’à son nom. En revanche, il appelle souvent ma mère, qui est morte depuis des années…

— Je suis navré, souffla Veltan. J’aimerais tant pouvoir l’aider…

— Ce ne serait pas une bonne chose, mon ami. Mon père est épuisé. S’il restait dans ce monde, il deviendrait encore plus triste. Le laisser partir, voilà ce que nous pouvons faire de mieux pour lui…

 

Au printemps suivant, Omago travaillait dans son verger quand une voix féminine vibrante lança dans son dos :

— Pourquoi faites-vous ça ?

Le jeune homme sursauta et se retourna en un éclair.

— Désolée, je ne voulais pas vous effrayer… Mais pourquoi cueillez-vous ces petites pommes encore vertes ?

Très grande, les yeux émeraude, de longs cheveux auburn, la jeune femme portait une robe de lin bleu fort seyante.

— Au printemps, les pommiers ont tendance à se surcharger. Ils veulent donner le jour à trop de descendants, vous comprenez ? Si je n’élimine pas quelques bébés, ils s’étouffent les uns les autres, et on obtient des pommes à peine plus grosses que des glands. J’ai tenté d’en parler à mes arbres, mais ils n’écoutent pas. Les végétaux adorent faire la sourde oreille, surtout au printemps.

— Vous êtes Omago, n’est-ce pas ?

— C’est bien le nom qu’on me donne…

— Je ne vous aurais pas cru si jeune. Vous êtes vraiment l’homme qui sert d’intermédiaire entre Veltan et nous ?

— En personne ! Vous avez un message à lui transmettre ?

— Pas pour le moment… Je voulais simplement savoir à qui m’adresser, au cas où ça arriverait.

— Rien ne vous empêche d’aller frapper à sa porte, savez-vous ?

— C’est possible, mais on m’a conseillé de passer par vous. Comment êtes-vous devenu si intime avec lui ?

— Il aime se promener dans le verger lorsque les arbres sont en fleurs. Au printemps, c’est le plus beau spectacle qui soit. Quand j’étais petit, Veltan et moi parlions pendant des heures, et nous sommes devenus amis. Alors, les paysans m’ont nommé « messager officiel ». Vous n’êtes pas du coin, pas vrai ?

— Non, j’habite assez loin d’ici. Mais j’ai été très touchée d’apprendre la mort de votre père.

— Ce n’était pas vraiment une surprise. Depuis des années, sa santé se dégradait…

— Vous avez du travail, dit la jeune femme, et je vous dérange… Ravie de vous avoir rencontré.

— Comment vous appelez-vous ? lança Omago alors que la jeune femme s’éloignait.

— Ara, répondit-elle par-dessus son épaule.

 

Bizarrement, le jeune homme ne cessa plus de penser à Ara. Hélas, il ne savait pas grand-chose d’elle – à part son nom, qu’il avait dû pratiquement lui arracher.

Plus jeune que lui, elle ne parlait cependant pas comme une adolescente. Non sans ruse, elle lui avait soutiré pas mal d’informations sans rien donner en échange.

Agacé, Omago tenta de la chasser de son esprit. Hélas, le souvenir de leur conversation le hantait.

Pas seulement de leur conversation, dut-il s’avouer… Ara était de loin la plus belle fille qu’il ait jamais croisée. Ses cheveux auburn le faisaient penser à la splendeur de l’automne, et sa voix sonnait encore à ses oreilles comme une douce mélodie.

Au printemps, il avait un travail fou. Pourtant, il ne parvenait pas à se concentrer.

— Je ne pense qu’à elle, avoua-t-il à Veltan après quelques jours de ce régime.

— Elle est toujours dans le coin ?

— C’est ce qu’on m’a dit, oui… Je ne l’ai plus revue, mais d’autres fermiers l’ont croisée. Elle les a bombardés de questions, la plupart à mon sujet. Tu crois qu’elle repartira sans crier gare ? Je ne connais pas le nom de son village. Comment diantre la retrouverais-je ?

— A ta place, je ne m’inquiéterais pas pour ça. Elle n’ira nulle part.

— Comment le sais-tu ?

Veltan eut un grand sourire et ne répondit pas.

 

— Je crois qu’il est temps d’en finir, Omago, lança la voix vibrante dans le dos du jeune homme.

En laissant tomber sa binette, il se retourna tout aussi vivement que la première fois.

— Où te cachais-tu, Ara ? Je t’ai cherchée partout.

— Je sais… Nous serons perturbés tant que cette affaire restera en souffrance… Je me nomme Ara, j’ai seize ans et je te veux.

— Tout le monde est aussi direct, dans ton village ? demanda Omago, rouge comme une pivoine.

— Sans doute pas, mais je déteste perdre du temps. Ma proposition t’intéresse ?

— Je ne pense à rien d’autre depuis notre rencontre…

— Excellent ! Avant de vivre ensemble, nous devons faire quelque chose de spécial ?

— Je ne sais pas trop… Jusque-là, ça ne m’intéressait pas tellement…

— Tu m’en vois ravie, répondit Ara avec un sourire espiègle. Allons consulter Veltan. S’il faut célébrer une cérémonie, inutile de traîner. J’aurai besoin d’un peu de temps pour te préparer un bon dîner.

Omago et Ara se marièrent sur-le-champ… et la vie du jeune homme ne fut plus jamais la même.

Il n’apprit pas grand-chose de plus sur sa mystérieuse compagne. Au fil des ans, cela lui parut de moins en moins important. Endormant peu à peu sa curiosité, les merveilleux fumets qui montaient de la cuisine d’Ara éveillèrent en revanche… son appétit.