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En poste derrière la huitième ligne de barricades, sur la pente, Andar de Kaldacin fulminait. Au Pays de Dhrall, il ne cessait de rencontrer des créatures absurdement monstrueuses. Glorieux vétéran de plusieurs conflits, toujours sous les ordres de Narasan, il n’avait jusque-là affronté que des humains.

Dans le canyon, Gunda et Padan avaient eu le temps de s’habituer aux particularités de leurs adversaires. Resté à Castano, où il commandait le gros de l’armée, Andar n’en avait pas eu l’occasion. Flatté par la confiance que lui témoignait le général, il s’était pourtant désolé d’être une nouvelle fois tenu à l’écart de l’action.

Narasan lui faisait toujours ce coup-là. Etait-ce parce que le père d’Andar ne logeait pas dans le même bâtiment que le sien, à l’époque où tous les cadres actuels de l’armée portaient encore des culottes courtes ? Le général s’appuyait immanquablement sur Gunda et Padan, ses amis d’enfance. A l’évidence, ce n’était pas une question de compétences, mais d’amitié…

A contrecœur, Andar dut admettre que c’était normal : s’il devait un jour diriger l’armée, il se fierait surtout à Danal, son compagnon de jeunesse.

A l’est, les premiers rayons de soleil coloraient de rose les rares nuages qui dérivaient dans un ciel radieux.

— Du mouvement chez les monstres ? demanda Danal en rejoignant son ami.

— Rien à signaler pour l’instant.

— Au moins, ici, nous ne risquons pas d’être piégés par les terriers qui nous ont coûté si cher dans le canyon.

— Je n’ai jamais vraiment compris ce qui vous est arrivé, avoua Andar.

— C’est le genre de choses dont on n’aime pas parler… Les monstres prévoyaient leur attaque depuis longtemps, et ils avaient foré des tunnels qui débouchaient sur les flancs du canyon. Sans le savoir, nous sommes allés construire de superbes fortifications à l’entrée de ce même canyon, afin d’interdire une attaque massive. Les serviteurs du Vlagh ont lancé un assaut de diversion pendant que le gros de leurs forces rampait sous terre pour nous prendre à revers. Bref, ils nous ont coupé la retraite.

— Tout ça reste obscur dans mon esprit… Comment des insectes, ou même des serpents, ont-ils pu creuser la roche ?

— Ils l’ont grignotée, mon vieux, pas forée ! D’après les indigènes, le Vlagh préparait cette invasion depuis des siècles.

— Les insectes n’ont pas une aussi longue espérance de vie, mon ami…

— Nous ne sommes plus dans le monde normal, Andar. Ici, tout est possible. Une crue et deux volcans nous ont aidés à Lattash. Ces choses-là n’arrivent pas ailleurs qu’au Pays de Dhrall.

A la lueur de plus en plus vive de l’aube, Andar sonda la pente.

— On dirait qu’il y a eu du changement, Danal, annonça-t-il.

— Sans blague ?

— Les monstres ne retournent plus dans le désert après le coucher du soleil. Je crois qu’ils ont établi un camp sur les deux premières lignes de barricades. Mais le Vlagh, lui, est toujours à l’arrière. Il a beuglé pendant que ses guerriers investissaient nos anciennes positions, et le cri venait toujours de très loin.

— Les monstres protègent le Vlagh par tous les moyens, dit Danal. C’est normal, si on y réfléchit. Tous les enfants ont le réflexe de défendre leur mère.

— Il me faudra un moment pour m’y faire, soupira Andar. C’est la première fois que je combats une armée dirigée par une femme.

— A Lattash, en attendant que la neige fonde, nous avons subi des cours magistraux sur les créatures des Terres Ravagées. Le vieux type maigrichon qui a formé Arc-Long nous a répété que presque tous les monstres sont de sexe féminin. Mais le Vlagh seul est en mesure de pondre. C’est aussi lui qui détermine les mutations en s’inspirant de ce qu’il voit dans la nature. Les insecto-reptiloïdes de Lattash étaient très petits. Après la déroute que nous leur avons infligée, Cap’tain Vlagh a jugé bon de revoir à la hausse la taille de ses sbires.

— Cap’tain ? s’étonna Andar.

— Les Maags appellent Sorgan comme ça. Trouvant ça drôle, tous nos jeunes soldats ont adopté le terme. Evidemment, ils l’utilisent à toutes les sauces et sous le moindre prétexte. Une affaire de mode. Quand ils en auront assez, ils feront joujou avec un nouveau mot.

— C’est le symptôme d’une maladie très répandue, mon ami. On l’appelle la « jeunesse ». L’avantage, c’est qu’on finit toujours par en guérir.

— Tu es d’un cynisme affolant, mon ami !

— Je sais… Parfois, je me demande si ce n’est pas dû à un autre mal, nommé la « vieillesse ». Hélas, celui-là est incurable.

 

Au début de l’après-midi, Arc-Long et une importante colonne de Dhralls vinrent se joindre aux Trogites qui défendaient les barricades. Cet événement illumina la journée du général Narasan. Malgré l’entraînement fourni par Barbe-Rouge, les archers impériaux ne brillaient toujours pas par leur précision. Et à ce qu’on disait, les indigènes rataient rarement leur cible.

— Les cléricaux ont fini le travail ? demanda Narasan à Arc-Long.

— C’est pour bientôt, général. Les tranchées et les barricades de Sorgan sont prêtes. Bref, tout est en place. Vu que nous ne savons pas quand arrivera la « relève », tu voudras sûrement t’en tenir à ton plan, et défendre chaque ligne pendant deux jours. Autant retarder les monstres jusqu’à ce que tous nos alliés involontaires soient à pied d’œuvre.

— Plusieurs variantes sont possibles, général, dit Andar. Si c’est nécessaire, nous resterons deux jours sur chaque barricade. Au cas où les cléricaux seraient plus rapides que prévu, il suffira de battre en retraite en sautant quelques lignes de défense.

— Très bonne idée, dit Narasan.

— Nos forces et les leurs doivent être parfaitement coordonnées. Considérant le manque d’organisation des cléricaux, nous ferions mieux de nous charger de cette partie du programme. Comme ils rêvent déjà à la manière de dépenser l’or qu’ils n’auront jamais, ces idiots n’y verront que du feu.

— J’aime la façon de raisonner de cet homme, dit Arc-Long avec un grand sourire.

— Moi aussi, maintenant que tu le mentionnes, fit Narasan en regardant Andar d’un œil nouveau.

 

Au lever du soleil, comme toujours, le Vlagh lança son cri de guerre. Aussitôt, les monstres géants passèrent maladroitement à l’attaque. Les archers trogites auraient sans doute suffi à les contenir. Avec leurs tirs d’une précision diabolique, les Dhralls les contraignirent à battre en retraite en piétinant leurs camarades morts ou blessés.

— De la pure idiotie ! tempêta Andar, dégoûté.

— En fait, c’est dix fois pire que ça, corrigea Danal. Dans l’univers des insectes, le pire abruti de l’Empire serait un génie !

— Les tortues arrivent ! cria un soldat perché sur la barricade.

— Voilà qui est bizarre…, souffla Danal. Il n’y a pas de pieux empoisonnés, ce coup-ci. Je pensais que ces bestioles à carapace servaient uniquement à les briser.

— Elles sont insensibles à nos flèches, rappela Andar. Le Vlagh serait-il passé de la débilité profonde au crétinisme léger ? Va dire aux servants des catapultes d’ouvrir le feu. C’est le moment de faire aux monstres une nouvelle démonstration de pyrotechnie !

— A vos ordres, Cap’tain !

— Mon vieil ami, j’ai peur que tu ne passes trop de temps avec la bleusaille…

 

Un banc de nuages festonnant l’horizon occidental, le soleil brillait comme un diamant dans un ciel céruléen. En dépit de ses nombreux défauts, pensa Andar, le Pays de Dhrall était d’une beauté étourdissante. Si la civilisation avait ses avantages, on pouvait toujours rêver d’y respirer un air aussi léger et pur. Dans les rues de Kaldacin, certains jours, on voyait à peine à trois mètres.

L’astre diurne inondait toujours l’horizon de rouge quand Keselo vint porter un message de Narasan à Andar.

— Bonjour, colonel, dit-il. Le général suggère que vous reculiez jusqu’à la septième ligne de défense, cette nuit.

— Suggère ? s’étonna Andar.

— En fait, il l’exige. Comme ses ordres sont très abrupts, je les « fleuris » un peu en les transmettant.

— Ce garçon est le seul militaire au monde qui s’excuse avant de tuer un adversaire ! lança Danal.

— Je ne m’excuse pas ! se défendit Keselo. Mais pourquoi se dispenser d’être poli quand on peut faire autrement ?

— Et comment étripe-t-on courtoisement quelqu’un ?

— En le saluant d’abord avec son chapeau, répondit Keselo, sérieux comme un hiérarque.

— Un point pour lui ! lança Andar. Keselo, je voudrais une réponse honnête. Ici, la situation sera bientôt très compliquée. Tu crois que les hommes d’Omago sauront faire face, même s’ils ne saisissent pas toutes les subtilités de notre plan ?

— Omago a tout compris, et ses paysans lui obéissent sans sourciller.

— Ils sont plus disciplinés que des soldats de métier, dans ce cas. Comment ton ami réussit-il cet exploit ?

— Non sans raison, ses hommes pensent qu’il parle au nom de Veltan.

— Et ils ont peur de lui ?

— Pas le moins du monde ! Ici, nul ne craint Veltan, à part nos ennemis. (Keselo marqua une courte pause.) J’allais oublier, colonel… Comme d’habitude, la brume vous couvrira quand vous battrez en retraite. C’est la contribution de Zelana aux événements en cours…

— Tu devrais lui dire de ne pas épuiser ses réserves, fit Danal. J’ignore comment elle s’y prend, mais si elle tombe en panne de brouillard au moment où nous ficherons le camp, les cléricaux et les monstres nous verront, et ça pourrait être dangereux.

— Il n’y a aucun risque, répondit Keselo. Quand dame Zelana veut quelque chose, elle obtient satisfaction, même si ça paraît impossible.

— Puisqu’on parle d’impossibilité, qui – ou quoi – se chargera d’ouvrir une brèche dans le mur de Gunda ?

— Veltan, messire.

— Tout seul ?

— Je suppose que son éclair apprivoisé l’aidera.

— Comment peut-on domestiquer un éclair ?

— Je n’en sais rien… Mais je tiens d’une source hautement fiable que ce sympathique fils de la foudre a ouvert dans la barrière de glace le canal qui nous a permis de venir ici. Aussi solide que soit l’ouvrage de Gunda, je doute qu’il résiste à ce genre de pouvoir.

— Je ne me ferai jamais aux bizarreries de ce foutu pays, gémit Andar.

— Tu te poses trop de questions, mon vieux, dit Danal. Les miracles ne me gênent pas, tant qu’ils sont en notre faveur. S’ils passent dans le camp du Vlagh, je jure de signer ta pétition indignée…

 

Au crépuscule, les monstres reculèrent jusqu’aux deux premières barricades et le brouillard de Zelana se leva obligeamment.

Alors qu’il allait ordonner à ses hommes de se mettre en mouvement, Andar reçut la visite de son chef.

— Les catapultes sont très efficaces, dit le général, mais elles réduisent énormément notre collecte de venin. Si les cléricaux tardent beaucoup, nous aurons besoin de grandes quantités de poison pour contenir les serviteurs du Vlagh.

— Ce n’est pas un gros problème, répondit Andar. Les archers dhralls peuvent les empêcher d’approcher…

— Tu t’es adapté au Pays de Dhrall plus vite que moi, colonel, souligna Narasan. Au début de mon séjour, après avoir appris qui seraient nos ennemis, j’ai eu d’atroces cauchemars.

— J’ai un avantage sur toi, Narasan. Ce n’est pas moi qui prends les décisions. Mon boulot consiste à exécuter tes ordres. En cas d’erreur, c’est toi qui seras en tort.

— Merci de me le rappeler…

— De rien, chef… (Andar sonda attentivement la pente.) Le brouillard est assez dense, je crois. Si tu retournais sur le mur pendant que mes gars reculent ? Je connais mon métier, et je n’aime pas qu’on me traîne dans les pattes.

— Eh bien, toutes mes excuses, colonel ! grogna Narasan.

— J’envisagerai de les accepter, général… Reviens me voir quand je serai moins occupé.

 

Quelques heures avant l’aube, après avoir supervisé le déploiement des catapultes, Danal vint faire son rapport à Andar.

— Nous sommes prêts à repousser un nouvel assaut, fit-il. Que dirais-tu d’aller dormir un peu ? Je garderai la boutique…

— Je suis trop tendu pour fermer l’œil… En revanche, va dire aux hommes de se reposer un peu. Je doute que nous ayons grand-chose à redouter de la journée à venir, mais on ne sait jamais. Mieux vaut que nos soldats aient l’esprit et le corps vifs.

— Excellente initiative, dit Danal avant de s’enfoncer dans la brume.

 

Au matin, comme d’habitude, le petit soleil de Dahlaine s’éteignit et la brume de Zelana se dissipa. Andar se demanda un instant si ce brouillard n’était pas une pure illusion. Craignant de se flanquer une migraine s’il réfléchissait trop à ces choses-là, il préféra ne pas insister.

Quand le vrai soleil apparut à l’horizon, Danal revint se poster près d’Andar.

— C’est l’heure de se remettre au boulot, dit-il. Les monstres donnent sûrement encore, mais ne prenons pas de risques…

— Dans le canyon, ils n’ont jamais attaqué de nuit ?

— Pas à ma connaissance… Selon moi, ces hybrides insecto-reptilo-je-ne-sais-quoi-oïdes y voient mal dans le noir. C’est pour ça que le Vlagh a créé les chauves-abeilles. Sans la lumière de Dahlaine, nous aurions eu de mauvaises surprises.

L’astre du jour sembla mettre une éternité à se lever, comme s’il était las de contempler l’incurable folie des monstres et des hommes. Quand il fut enfin visible, le hurlement du Vlagh annonça l’imminence d’un nouvel assaut désespéré.

— L’ennemi arrive ! cria un vieux sergent.

— J’ai ordonné aux archers de laisser approcher nos adversaires, dit Danal. Faisons-leur croire aussi longtemps que possible que nous tenons toujours la huitième ligne de défense. Plus ils sont perturbés, et mieux je les aime !

— Tu crois qu’on peut perturber un insecte ?

— Je n’en sais rien, mais c’est le moment de le découvrir.

Un peu plus tard, les serviteurs du Vlagh atteignirent la barricade abandonnée et errèrent comme des âmes en peine à la recherche d’un adversaire à mordre.

— Ils sont perturbés ! triompha Danal. Des soldats humains finiraient par comprendre que nous sommes partis. On parie qu’ils vont se mettre à mordre les rochers et la barricade ?

— Une idée idiote !

— Je n’en suis pas si sûr… Le Vlagh leur a ordonné de jouer des crocs, et comme il ne reste pas un soldat… Tu sais, ce serait une aubaine pour nous. S’ils se cassent les dents sur la roche, la guerre cessera faute de combattants.

— Je ne miserais pas ma solde là-dessus… Dès que le Vlagh aura compris que nous sommes partis, il beuglera de nouveaux ordres. Et il paraît que les informations lui arrivent très vite.

Comme pour donner raison à Andar, un cri retentit et les monstres repartirent de l’avant.

— Archers en position de tir ! ordonna Danal.

Les Trogites et les Dhralls avancèrent et armèrent leurs arcs.

— Tirez ! lança Danal.

Une volée de flèches s’abattit sur les serviteurs du Vlagh, qui tombèrent comme des mouches.

Les survivants continuèrent d’avancer. Une deuxième salve les faucha presque tous.

Un autre cri, furieux, cette fois, lança la charge des tortues-araignées.

— Catapultes, prêtes à tirer ! cria Danal.

— Tu permets ? demanda Andar.

— Fais comme chez toi !

— Catapultes, feu à volonté !

Les projectiles enflammés décrivirent dans le ciel une ellipse très esthétique et s’abattirent sur les horreurs à huit pattes.