5

Sorgan et Narasan arrivèrent autour de midi, ce même jour.

— Skell, lança Bec-Crochu, tu as vu des hommes-serpents dans le coin ?

— Pas un seul, cousin.

— Donc, nous sommes arrivés les premiers.

— Ne te réjouis pas trop vite ! D’ici peu, j’ai peur que nous regrettions nos bons vieux hommes-serpents.

— Plaît-il ?

— Nous avons de nouveaux ennemis… Ailés, s’il faut tout te dire.

— Tu n’es pas drôle, Skell…

— J’ai l’air de plaisanter ?

— Arrête de me faire marcher…

— Je n’oserais pas ! Regarde ce tas de branches, près du geyser. Dessous, tu y trouveras un monstre au corps de chauve-souris et à la tête d’insecte. Des dizaines de créatures volaient autour de nous, hier soir, et Arc-Long en a descendu une. Ce faisant, il nous a sauvé la vie ! Dans la pénombre, on dirait des chauves-souris ordinaires. En y regardant de plus près, on a des surprises, et on sent comme une odeur de venin. Le cadavre est toujours là, si tu ne me crois pas…

Skell conduisit Sorgan et Narasan jusqu’à la « tombe » et exhuma la créature. Les narines agressées par une odeur de décomposition, il détourna la tête.

— Comme vous le voyez, on pense avoir affaire à une souris ailée, mais ça se gâte quand on étudie la tête.

— Tu es sûr que ce monstre est venimeux ? demanda Narasan.

— Barbe-Rouge le pense, et je le crois sur parole. Ne compte pas sur moi pour vérifier à mains nues.

— Vous avez perdu des hommes ? s’enquit le général.

— Pas encore… Selon Arc-Long, ces monstres se contentent d’espionner. Une mission idéale pour des chauves-souris, non ? J’espère qu’elles en resteront là, parce que nous ne ferions pas les fiers, face à une armée volante. Cette seule idée me glace les sangs. Heureusement, Lièvre s’est montré à la hauteur de sa réputation. Il propose que nous utilisions nos filets de pêche en guise de tentes, dès la tombée de la nuit.

— Une tactique intéressante, fit Narasan, un rien dubitatif. A combien sommes-nous de la voie d’invasion probable ?

— Quelques kilomètres, en direction du nord. L’ennui, c’est que la brèche, dans la falaise, est vraiment très large. Apparemment, c’est le résultat d’un tremblement de terre. Pour bâtir des fortifications, il faudra un moment. Bref, ce sera plus compliqué que dans le canyon…

 

Narasan releva les yeux après avoir attentivement étudié la pente qui descendait vers le désert.

— S’il nous reste assez de temps, dit-il, nous utiliserons les rochers pour construire une série de barricades. Ralentir l’ennemi serait une bonne chose…

— S’il vient à pied, fit Sorgan. Face à des créatures volantes, ça ne servirait à rien… (Il regarda autour de lui.) Où est Arc-Long ?

— Il est allé jeter un coup d’œil à la falaise ouest, Cap’tain, répondit Lièvre. Pour s’assurer que l’ennemi ne nous prendra pas à revers, comme dans le canyon…

— Barbe-Rouge t’a donné une idée du moment où arriveront ses archers ? demanda Sorgan.

— Il est parti cette nuit, chef, et il leur fera accélérer le pas.

— J’espère, parce que nous aurons besoin d’eux. Cette fois, les lances et les épées ne suffiront pas…

 

— Les Trogs sont beaucoup plus doués que nous pour construire des fortifications, dit Skell au prince Ekial. D’après ce que je sais, il y a des murs partout, chez eux…

— J’ai toujours entendu parler de « Trogites », observa le prince. Pourquoi cet étrange diminutif ?

— Mon frère et moi le tenons de notre père… Il pense que « Trogite » est un nom trop ronflant. Jodan n’a jamais apprécié les Trogs, et encore moins les baignoires flottantes qu’ils appellent des navires. Pourtant, ces rafiots poussifs nous facilitent la vie… Aucun n’échappe à nos drakkars, et c’est une bonne chose.

— Pourquoi les poursuivez-vous ?

— Pour les délester de l’or qu’ils volent à un peuple primitif de l’Ouest.

— Je m’étonne que vous combattiez dans le même camp, ici…

— Dame Zelana a engagé mon cousin Sorgan comme mercenaire. Le reste a suivi…

— Zelana est la sœur de Dahlaine, je crois ?

— C’est ce qu’on dit, oui…

Le prince se tut un moment, puis changea de sujet.

— Passer sa vie en mer n’est pas trop pénible ?

— Il n’y a rien de plus excitant, mon ami ! Avec un bon drakkar, et un vent favorable, c’est aussi fabuleux que voler. L’air est pur et les vagues étincellent comme des diamants.

— Tu es un vrai poète, Skell, dit Ekial avec un petit sourire.

— Tous les marins ont l’âme lyrique…

— Si tu aimes tant l’océan, pourquoi avoir accepté de te battre sur la terre ferme ?

— L’appât du gain, prince. Dame Zelana a trop d'or pour pouvoir le compter. Sorgan nous a montré une centaine de lingots quand il nous a recrutés.

— Je vois ! Dahlaine a fait la même chose chez moi, à Malavi.

— On raconte que vous êtes des cavaliers, fit Skell. J’avoue n’avoir jamais vu de chevaux. Ce sont vraiment des vaches sans cornes ?

— Il y a quelques autres différences… Les chevaux aiment galoper, et ils tiennent le coup toute une journée, quand c’est nécessaire. Au Pays de Malavi, il n’y a pas beaucoup d’arbres, et les prairies s’étendent sur des centaines de kilomètres dans toutes les directions. En un sens, nous les aimons à la manière dont vous adorez la mer…

— A un détail près : quand vous tombez de cheval, vous ne vous mouillez pas.

— C’est exact…

Une lueur aveuglante et un roulement de tonnerre annoncèrent l’arrivée impromptue de Veltan.

— Où est Narasan ? demanda-t-il en sautant de son éclair.

— La dernière fois que je l’ai vu, Sorgan et lui étudiaient la pente. (Skell se tourna vers les hommes qui s’attaquaient déjà à la construction des barricades.) Toi, va voir Narasan, et dis-lui que Veltan veut lui parler.

— A vos ordres, Cap’tain, répondit un des marins.

— Des ennuis ? demanda le prince Ekial.

— On peut dire ça… Une flotte de Trogites a débarqué dans mon Domaine, et ça n’a pas l’air d’une visite de courtoisie.

 

Pendant que Veltan faisait les cent pas en jurant dans sa barbe, Skell envoya des soldats chercher Bec-Crochu, Omago et les autres.

— Que se passe-t-il ? demanda Sorgan dès qu’il fut sur les lieux.

— Les choses se compliquent, cousin.

— Rien de bien nouveau, en somme…

— Pas d’humour oiseux, Sorgan ! lâcha Skell. C’est grave. Nous avons deux invasions sur les bras.

— Plus on est de fous… (Bec-Crochu s’interrompit, troublé par le regard noir de son cousin.) Bon, si tu me donnais plus de détails ?

— Veltan veut nous parler à tous. Je lui laisse les explications, puisqu’il est mieux informé que moi. Faisons les choses correctement, pour une fois…

Quand tous furent là, Veltan s’était heureusement un peu calmé.

— Messires, dit-il, après votre départ, j’ai reçu des nouvelles inquiétantes de la côte sud de mon Domaine. Avec mon éclair, j’ai fait un saut sur place, pour en savoir plus long. Certaines personnes, dans l’Empire trogite, s’intéressent au Pays de Dhrall, et elles ont décidé d’y débarquer. Une flotte énorme mouille dans la baie, entre les deux péninsules. Des soldats ont déjà envahi quelques villages et capturé tous leurs habitants. Parmi ces guerriers, vêtus d’uniformes rouges, j’ai remarqué des individus habillés de noir et sans armes…

— Des prêtres, coupa Narasan, sinistre. Les soldats en rouge appartiennent à l’armée du culte.

— Voilà qui éclaire ma lanterne…, souffla Veltan. Ces soldats ont érigé des camps entourés de murs où sont parqués mes humains. Les prêtres viennent régulièrement leur tenir des discours…

— Je vois de quoi il s’agit, dit Padan. Ces chiens racontent à tes humains des fadaises au sujet d’Amar. Ils louent sa splendeur, et menacent ceux qui ne le vénèrent pas d’être privés de paradis après leur mort. C’est ça, non ?

— En gros, et à t’entendre, ça semble s’être déjà produit.

— Quelques fois, oui…

— Veltan, dit Narasan, je t’ai parlé de la corruption de l’Église dès notre rencontre, si je me souviens bien… Les prêtres sont les maîtres incontestés de la cupidité. A l’idée qu’un sou leur échappe, ils font une dépression nerveuse !

— Général, si je puis me permettre…, intervint Keselo. N’est-il pas curieux que la flotte cléricale ait trouvé le passage, dans la barrière de glace, quelques jours après l’évasion de Jalkan – un ancien prêtre ?

— Ça n’a rien d’une coïncidence, mon jeune ami…

— Tu aurais dû faire exécuter ce salaud sur-le-champ, Narasan, dit Skell. Avec Padan et Torl, pour plaisanter, nous avons inventé un jeu très spécial : la propulsion podofessière du Jalkan. Et nous étions convenus, quand ça nous ennuierait, d’offrir une sépulture à ce salopard, qu’il soit mort ou non.

— Une idée intéressante, admit Narasan. Sur ce coup-là, j’ai commis une grosse erreur. (Il se tourna vers Veltan.) Les vaisseaux d’esclaves sont déjà arrivés ?

— Dahlaine m’a parlé de l’esclavage, répondit le maître du Sud. Au début, j’ai cru qu’il plaisantait.

— Hélas, tu te trompais… (Narasan soupira.) C’est la méthode classique. Les soldats capturent les indigènes, les prêtres les menacent des foudres d’Amar, puis les esclavagistes les embarquent et les vendent à des Impériaux trop paresseux pour lever le petit doigt. Il en a été ainsi pendant des siècles…

— Mais ce sera différent cette fois, grogna Sorgan. Une flotte de drakkars mouille un peu plus bas sur la côte. Je vais la rejoindre, et nous nous occuperons de ces Trogites. Ils sont venus sur des navires, mais je vous garantis qu’ils rentreront à pied !

— Comment t’y prendras-tu ? demanda Narasan.

— Le feu…, répondit Bec-Crochu avec un rictus mauvais. J’incendierai tous les gros rafiots trogites, puis j’irai couler par le fond ceux des esclavagistes. (Il jeta un regard soupçonneux à Veltan.) Tu savais depuis le début que ça arriverait, n’est-ce pas ? Avoir l’homme qu’il faut, à l’endroit et au moment idoines, n’est pas un hasard, je parie ?

— Eh bien…, commença Veltan, gêné.

— J’en étais sûr, coupa Sorgan. Désolé, Narasan, mais tu devras te débrouiller sans moi. J’ai une guerre à faire sur l’océan, et je la ferai. Ne t’inquiète pas : personne ne te tombera sur le dos pendant que tu repousses les monstres. Foi de Sorgan !

— Je m’en sortirai, fit Narasan. Mais sans toi, ce sera beaucoup moins drôle.

Sur ces mots, les deux amis éclatèrent de rire.

 

L’un dans l’autre, Skell ne fut pas trop déçu d’être privé de l’honneur d’affronter les créatures des Terres Ravagées…

Retourner au pied des chutes puis faire voile vers la côte sud du Domaine semblait un programme convenable. S’il savait guerroyer sur terre, en cas de besoin, rien ne valait une bonne bataille maritime. Et la perspective d’incendier une flotte trogite lui réchauffait le cœur.

Quand sa nuque picota de nouveau, il fut certain, cette fois, qu’un espion invisible ne le quittait pas des yeux. Cette idée lui gâcha franchement la journée…