2

— Ton navire est bon pour le service, cousin ! annonça Pantal à Gunda, une semaine plus tard. Et tu vas avoir une bonne surprise. Depuis des années, l’entretien de l’Albatros laissait à désirer. Avec un bon calfatage, il fendra l’eau comme un couteau coupe du beurre.

— Je l’espère, dit Gunda. J’aurais aimé être au point de rendez-vous… il y a quatre jours.

— Aucun bateau ne remonte le temps, mais tu peux toujours essayer.

— Je ferai de mon mieux… Depuis que je suis là, je sonde le ciel. Ce soir, ce sera la pleine lune. Par une nuit claire, je n’aurai pas besoin de jeter l’ancre.

— Ce n’est pas une idée géniale, marmonna Pantal. Si tu navigues de nuit, reste à bonne distance des côtes et des îles. Le tirant d’eau de l’Albatros n’est pas énorme, mais quand même…

— Je serai prudent, coupa Gunda. Mais ça chauffera bientôt dans le coin, et Narasan sera content de voir arriver ses renforts.

 

Pantal lui-même aurait été surpris par l’effet du calfatage. Remis à neuf, l’Albatros semblait voler alors qu’il descendait le long de la côte est du Domaine de Veltan.

Quand il atteignit la pointe de la péninsule méridionale, Gunda dut affronter des vents défavorables. A contrecœur, il baissa la voile et continua à la rame.

Par bonheur, le vent tourna avant que les ampoules, dans ses mains, n’éclatent comme des fruits trop mûrs. Soulagé, le colonel releva la voile.

Puis il fit une découverte précieuse. Un courant régulier filait vers l’ouest, le long de la face nord de la barrière de glace. Se laissant porter, il atteignit l’entrée du « canal » en deux jours. Bien entendu, par rapport à l’aller, la pleine lune lui conférait un avantage, puisqu’il pouvait naviguer de nuit. Bref, la durée du voyage ne fut pas plus courte, mais il alla quand même plus vite !

Les yeux lourds de sommeil, il s’engagea dans la brèche et ne songea pas un instant à s’arrêter. Par bonheur, quatre ou cinq heures de sommeil semblaient lui suffire. La fatigue s’accumulerait, il le savait, mais il se rattraperait une fois à destination.

N’apercevant pas l’ombre d’une flotte en chemin, il continua et aperçut la côte nord de l’Empire dans l’après-midi de son quatrième jour de croisière.

— Tu t’en es très bien tiré, mon petit, dit-il à l’Albatros. Je suis très fier de toi. Dès que nous serons au port, nous dormirons comme des bébés. Ça te dit ?

Gunda s’avisa soudain du comique de la situation.

— Bon sang, voilà que je perds encore la boule ! Comme si un bateau pouvait me répondre ! J’ai vraiment besoin de repos…

Dès qu’il entra dans le port de Castano, le colonel recouvra d’un coup toute sa lucidité. Devant lui, le long des jetées et des quais, des dizaines de gros navires se préparaient apparemment à lever l’ancre. A bord, tous les hommes portaient l’uniforme rouge des soldats cléricaux.

— Que font-ils là, ces crétins ? s’exclama le colonel.

Il accosta à une distance raisonnable du front de mer de Castano, amarra le chalutier à un arbre, et s’infiltra discrètement en ville. Une fois dans le camp, il gagna le quartier général.

— Où as-tu été traîner, Gunda ? lui demanda Andar sans même le saluer.

— J’ai été retenu au Pays de Dhrall… Que se passe-t-il ici ? Le port grouille de vaisseaux cléricaux !

— Nous n’avons aucune information, avoua Andar. Les troupes cléricales sont arrivées il y a trois jours. Puis la flotte est entrée dans le port. Ces navires m’empêchent de faire embarquer nos hommes sur les vaisseaux que j’ai loués. Je ne sais pas où vont les cléricaux, mais ils prévoient visiblement de participer à une campagne majeure.

Gunda commença à transpirer comme s’il brûlait de fièvre.

— J’ai dit quelque chose qui t’a déplu ? demanda Andar.

— Jalkan !

— S’il te plaît, pas de gros mots ! Il y a des enfants pas très loin…

— Dans ce cas, il est temps qu’ils grandissent…

Quand il eut réussi à se calmer, Gunda informa son ami de la disgrâce et de l’emprisonnement de l’ancien hiérarque.

— On devrait ouvrir une bonne bouteille pour fêter ça ! s’exclama Andar.

— Hélas, non… Ce chien s’est évadé, et il a volé le chalutier de Veltan. Tu devines où il est allé, je parie ?

— A la lumière de ce qui arrive ici, je suppose qu’il a foncé à Kaldacin, pour rendre une petite visite au temple principal de l’Église d’Amar. Quelques hauts prélats ont dû l’entendre brailler à tue-tête le mot « or », et ces pourceaux ne résistent pas à ce genre d’appel. Ça explique pourquoi les cléricaux se sont appropriés les quais de Castano…

— Et nous ne pouvons rien y faire… Tu as idée du nombre de soldats embarqués sur ces navires ?

— Les troupes cléricales ont des étendards distincts, comme les nôtres. Mes espions ont recensé cinq armées en partance…

— Ça fait environ cinq cent mille hommes, fit Gunda avec une grimace. Avec une guerre sur les bras, impossible d’en livrer une deuxième ! Tu sais quand ils entendent lever l’ancre ?

— Dans un ou deux jours, probablement… Mais il y a plus, Gunda. Hier, deux vaisseaux aux voiles noires ont rejoint les autres. Leurs capitaines se sont longuement entretenus avec les hauts prélats. Nous savons tous ce que ça signifie…

— Des esclavagistes ! Que veulent-ils… (Gunda ne finit pas sa phrase.) Bon sang, c’est évident ! Ces armées n’ont pas pour objectif d’affronter Narasan. Les esclaves sont presque aussi précieux que l’or… Les cléricaux ne rencontreront pas beaucoup de résistance quand ils feront leur « marché » au Pays de Dhrall, où les outils et les armes sont encore en pierre !

— Tu as sans doute raison, Gunda… Dommage que le mari outragé se soit contenté de casser quelques dents à Jalkan. Une épée à travers le ventre – ou une hache enfoncée dans le crâne – aurait étouffé le problème dans l’œuf.

— J’ai rencontré Omago. C’est un homme digne et civilisé, mon vieux Pour lui, un coup de poing était déjà beaucoup.

— Les gens civilisés sont parfois une plaie, tu sais…

 

Confirmant la prédiction d’Andar, la flotte cléricale appareilla deux jours plus tard.

Gunda enleva son uniforme, enfila des vêtements élimés, accrocha un filet de pêche à la proue de l’Albatros et quitta le port en direction du nord. Bien entendu, il distança sans peine les gros rafiots trogites et atteignit la barrière de glace le lendemain, un peu après midi. Mettant son filet à l’eau à environ un mille marin de l’entrée du canal, il attendit la suite des événements.

La nuit tombait quand les premiers vaisseaux cléricaux jetèrent l’ancre devant le passage.

— Qu’est-ce qui leur a pris si longtemps ? murmura-t-il à l’Albatros.

 

Comme Gunda s’y attendait, dès l’aube, les navires levèrent l’ancre et s’engouffrèrent dans la brèche.

— Eh bien, nous avons la réponse à ma question d’hier, souffla Gunda à son chalutier. Ces marins d’eau douce ne naviguent pas la nuit…

L'Albatros ne répondit pas vraiment. Mais il s’autorisa un léger tangage qui pouvait passer pour un acquiescement.

— Nous retournons à Castano, mon petit. Nos amis doivent être informés de ce qui se passe.

 

Pour accélérer les choses, Andar viola plusieurs points de règlement lorsqu’il fit embarquer ses hommes. Quelques protestations indignées lui percèrent les tympans quand il annonça que les officiers n’auraient pas droit à des quartiers séparés. Le temps étant clément, ajouta-t-il, les cadres de l’armée n’auraient pas besoin d’avoir un toit sur la tête pendant la traversée.

Bien qu’il n’y eût pas, en principe, assez de navires pour embarquer tant de monde, tous les soldats, serrés comme des sardines, partirent vers le nord. Avoir l’esprit pratique se révélait souvent nécessaire, mais Andar poussait parfois le bouchon un peu loin…

Gunda fit remorquer l’Albatros par le Triomphe, le vaisseau amiral d’Andar. Quand ils furent en vue de la barrière de glace, il alla voir son ami dans la petite cabine qui lui tenait lieu de quartier général.

— Il faudra être prudents quand nous sortirons du canal, conseilla-t-il. L’idéal serait de rester hors de vue de la côte sud. Si tes espions ont raison, cinq armées camperont sur le rivage, et il vaudrait mieux qu’elles ignorent notre présence. Avec mon chalutier, j’irai voir ce que font les cléricaux.

— Ne prends pas de risques, Gunda. Narasan me bouffera le foie si tu te fais tuer.

— Ne t’inquiète pas… Je veux simplement m’assurer que les navires de l’Église mouillent bien le long de la côte. Je parie qu’ils le feront, mais nous devons en être certains.

Deux marins aidèrent le colonel à tirer l’Albatros plus près de la poupe du Triomphe. Quand il eut glissé le long de la corde puis sauté sur le pont du chalutier, Gunda détacha l’amarre de la proue. Puis il leva la voile, contourna le vaisseau amiral et vogua vers la sortie du canal.

Le crépuscule tombait quand l’Albatros sortit du passage. Dans la pénombre, Gunda continua son chemin vers la côte du Pays de Dhrall. La lune étant encore presque pleine, sa lumière suffirait dès qu’elle se lèverait. Décidant de l’attendre, le colonel jeta l’ancre à quelque distance de la face nord de la barrière.

L’astre nocturne daigna se montrer vers minuit. Gunda repartit à la rame. Voilure baissée, l’Albatros serait invisible pendant qu’il approcherait de la côte sud du Domaine de Veltan.

Les repérant grâce à la lueur des lanternes qui brûlaient dans les huttes, le colonel constata que des navires cléricaux mouillaient devant tous les villages. Les yeux plissés, il remarqua que des enclos de fortune jouxtaient à présent chaque hameau. Et que des soldats en uniforme rouge montaient la garde tout autour…

— Je crois que nous avions bien deviné, mon petit, souffla Gunda à l’Albatros. A présent, on fait demi-tour, et on fonce raconter tout ça à Andar !