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Le jeune étranger, un très bel homme, était passé plusieurs fois devant le coin de trottoir de Narasan, que son air frustré avait intrigué. Finalement, il céda à la curiosité et posa une question à l’inconnu.

— Vous semblez troublé, noble étranger. Qu’est-ce qui vous tracasse ?

— Je croyais que la capitale de l’Empire était un centre de pouvoir. Mais je n’ai trouvé personne qui ait une once d’autorité. Quand on cherche à louer une armée, à qui faut-il s’adresser ? Pas un notable n’a accepté d’en discuter…

— Avez-vous contacté les soldats ?

— Ce n’est pas interdit ? Ne doit-on pas passer par la voie hiérarchique ? C’est le gouvernement, je crois, qui donne ses ordres aux militaires.

Narasan avait éclaté de rire. Le jeune homme était un indécrottable naïf, mais il semblait sincère. Après lui avoir expliqué quelques « réalités impériales », l’ancien général lui demanda pourquoi il avait besoin d’une armée.

— Des menaces pèsent sur mon pays… C’est trop long à expliquer, mais nous aurons besoin de soldats de métier pour nous en sortir.

A cet instant, Keselo s’était approché d’eux, avec un nouveau stratagème pour tenter de convaincre son ancien supérieur de reprendre le collier. Narasan avait refusé, renvoyant sèchement le jeune officier dans son campement.

— C’est un garçon de qualité, avait-il confié ensuite à son interlocuteur. S’il survit, il ira loin.

Se souvenant qu’il avait souvent dit la même chose de son neveu, Narasan s’était rembruni.

Très sensible, l’étranger, qui se nommait Veltan, avait tout de suite senti qu’un poids pesait sur les épaules de son interlocuteur. Sans trop savoir pourquoi, Narasan lui avait raconté dans quelles circonstances il s’était éloigné de l’armée.

— De toute façon, avait-il conclu, le temps passe vite, et ce que je fais ou non n’aura bientôt plus d’importance.

— Tu n’es pas si vieux que ça, mon ami.

— Je ne parlais pas de moi, mais du monde. Il approche de sa fin. Un jour pas très lointain, il aura disparu…

— Tu es plus perspicace que la plupart des gens, avait dit Veltan, mais ta réflexion s’est arrêtée trop tôt. Le monde approche de la fin d’un cycle, pas de sa destruction. Une ère sera révolue, mais le temps continuera de s’écouler, comme toujours. Ne désespère pas, Narasan. Le temps n’a pas de fin – et pas de commencement non plus, s’il faut tout te dire…

Le général s’était senti très intrigué. Cet étranger au visage plaisant n’était pas du tout ce qu’il semblait être, et la profondeur de son analyse stimulait son imagination.

Oubliant pour une fois ses idiosyncrasies, Veltan n’y était pas allé par quatre chemins.

— Général Narasan, il me faut ton armée, et je la couvrirai d’or si elle combat pour moi. La guerre sera dure, mais nous gagnerons, à condition d’être prêts à temps. Sur un champ de bataille comme aux dés, la victoire est tout ce qui importe !

— Voilà un pragmatisme que j’apprécie ! (La honte et le chagrin soudain repoussés dans les limbes de sa conscience, Narasan s’était levé.) On dirait que mes vacances sont terminées. Rester assis à ne rien faire n’est pas déplaisant, mais je ne me plaindrai pas de devoir reprendre du service.

 

Si l’idée de livrer une guerre hors des frontières de l’Empire perturba plusieurs de ses officiers, Narasan n’y vit aucun inconvénient. Poursuivi par de très mauvais souvenirs, il rêvait d’un long séjour à l’étranger.

L’armée devant appareiller vers le nord, le port de Castano s’imposa comme le point de départ idéal. Après que Veltan eut quitté Kaldacin, Narasan décida d’envoyer en éclaireur Gunda, dont la famille était originaire de la région. Il se chargerait d’engager la flotte nécessaire pour transporter les troupes jusqu’au Pays de Dhrall.

Quelques jours après l’arrivée de l’armée à Castano, Veltan était entré dans le port à bord d’un chalutier en piteux état. A la grande surprise du général, il lui avait fièrement montré dix lingots d’or pur.

Narasan n’avait jamais vu de métal jaune présenté sous cette forme. Il dut convenir que c’était seyant…

Très impatient, Veltan avait décidé que le général et lui partiraient dans le chalutier, histoire d’atteindre au plus vite le Pays de Dhrall. Ainsi, Narasan pourrait parler de stratégie avec Sorgan Bec-Crochu, un capitaine de pirates maags engagé pour combattre dans le Domaine d’une certaine Zelana.

Le général douta que ce fût une bonne idée. S’il n’en avait jamais rencontré, on lui avait souvent parlé des Maags, unanimement décrits comme des « barbares braillards ».

Et ces deux mots – « barbare » et « stratégie » – lui semblaient un rien antinomiques.

 

Une flotte de drakkars mouillait déjà dans la baie de Lattash. Au premier coup d’œil, le général comprit pourquoi les gros navires trogites ne parvenaient jamais à leur échapper. Les bateaux maags étaient conçus pour la vitesse, pas pour transporter d’énormes cargaisons…

 

Veltan guida le général jusqu’à la colline en forme de dôme qui se dressait au sud du village. Après être passés devant plusieurs forgerons maags qui s’échinaient à marteler des barres de fer chauffées au rouge, ils avaient rejoint un petit groupe d’indigènes devant l’entrée d’une grotte.

Au bout d’un long tunnel sinueux, ils avaient débouché dans une vaste salle chichement éclairée par le petit feu qui brûlait dans un brasero.

Veltan avait présenté sa sœur à Narasan. De sa vie, le général n’avait jamais posé les yeux sur une plus belle femme.

Il fut aussi touché par la beauté d’une adorable enfant qu’il supposa être la fille de Zelana.

Sans s’intéresser aux autres personnes présentes dans la caverne, le général demanda à voir Sorgan Bec-Crochu.

Zelana l’assura qu’il ne tarderait pas à arriver.

Un petit maag nommé Lièvre entra bientôt dans la salle, suivi par un géant au nez effectivement crochu. Dès qu’on le voyait, l’origine de son surnom devenait limpide.

Quand Veltan eut fait les présentations, Bec-Crochu admit candidement qu’il avait toujours gagné sa vie en s’adonnant à la piraterie. Cette franchise lui valut de monter d’un cran dans l’estime de Narasan. Aussi étrange que ce fût, cet individu avait un certain sens de l’honneur. Tout compte fait, la collaboration se révélerait peut-être fructueuse.

— Décidément, j’aurai tout vu dans ma chienne de vie, avait marmonné le général.

 

Narasan et Sorgan passèrent un temps infini à étudier la carte dessinée par Veltan. Ils s’intéressèrent particulièrement au canyon qui descendait des montagnes jusqu’au village.

Quand ils montrèrent la carte à Barbe-Rouge, un natif du coin, il annonça qu’elle ne servirait à rien, faute de détails. Lièvre, le petit Maag, proposa alors qu’on fabrique une maquette en relief. Frappé par le génie du pirate, le général eut un pincement au cœur. S’il avait disposé d’un tel outil stratégique, pendant sa maudite campagne dans le Sud, son neveu aurait peut-être eu la vie sauve.

Quand leur relation se dégela, Narasan et Bec-Crochu délaissèrent la stratégie, pourtant le sujet imposé de leurs rencontres quotidiennes dans la grotte, et commencèrent à évoquer leurs souvenirs de vétérans. Des années passées dans l’armée, le général avait appris que les histoires de guerre rapprochaient les hommes. Dans leur situation, ces dialogues détendus seraient peut-être plus efficaces que de longues conversations sur la tactique.

Aussi inattendu que ce fût, Narasan se surprit à apprécier de plus en plus le pirate…

 

Le temps se leva le jour où les vaisseaux qui transportaient l’avant-garde de Narasan entrèrent dans la baie de Lattash. Désireux de parler avec ses hommes, Narasan descendit les accueillir sur la plage.

Quand il leur présenta les Maags, les officiers trogites manifestèrent une méfiance que les pirates leur rendirent bien. Très sagement, Sorgan proposa que les deux groupes soient séparés par la rivière lorsqu’ils remonteraient le canyon.

Par une journée nuageuse et sans vent, dame Zelana les convoqua dans sa grotte, où elle daigna leur donner de plus amples informations sur les adversaires qu’ils devraient affronter. Arc-Long leur présenta un vieux chamane, Celui-Qui-Guérit, qui les accabla d’absurdités superstitieuses. A l’en croire, leurs ennemis étaient des hybrides d’insectes, de reptiles et d’humains…

Narasan parvint d’extrême justesse à garder son sérieux. Néanmoins, il trahit sa surprise quand Veltan confirma les âneries du vieux sauvage.

Ensuite, Arc-Long raconta qu’il avait appris à extraire le venin des monstres qu’il tuait, y trempant ses flèches, il le retournait contre les créatures encore vivantes – et qui ne le restaient pas longtemps.

Pour une raison connue de lui seul, Sorgan trouva la chose amusante. De l’humour maag, sans nul doute…

 

Comme les indigènes l’avaient prédit, un vent très chaud souffla de l’ouest et fit fondre la neige. Peu après, un véritable mur d’eau se déversa du canyon, noyant une bonne partie des monstres qui marchaient vers le village.

En attendant la décrue, les troupes trogites et maags restèrent sur les bateaux. Curieux, Narasan alla jeter un coup d’œil aux cadavres que charriaient les eaux.

Campé sur la digue qui séparait le village de la rivière, Celui-Qui-Guérit en profita pour lui donner un cours d’anatomie très particulier. Guère plus hauts qu’un enfant de dix ans, les monstres étaient enveloppés dans une sorte de manteau à capuche gris – qui faisait en réalité partie de leur corps. Quand le chamane, armé d’un bâton, ouvrit la gueule d’une créature, il fut évident que ses crocs n’avaient rien à voir avec les dents d’un humain. Les piques disposées sur ses avant-bras n’avaient pas grand-chose de naturel non plus…

Les doutes de Narasan fondirent aussi vite que la neige des montagnes.

— Si j’avais su ça, marmonna-t-il, j’aurais demandé le double d’or…