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Le couteau en fer donné par Veltan élargit considérablement l’horizon d’Omago. Surtout en matière d’amélioration des outils agricoles, faut-il préciser. En homme sérieux, il remit ces travaux-là à plus tard et se concentra sur les armes. Malgré son inexpérience, il établit assez vite une sorte de protocole. Une bonne arme avait deux usages : faire du mal à l’ennemi et l’empêcher de vous en faire.

Le couteau pouvait sans doute étriper tout adversaire tenté par un corps à corps. Mais s’il brandissait aussi une arme, l’affaire risquait de se révéler plus délicate.

— Cette lame devrait avoir une poignée plus longue…, marmonna Omago.

Aussitôt, il se sentit idiot. Beaucoup de ses outils – surtout pour le verger – avaient de très longs manches. Pour cueillir les pommes, par exemple, il était plus facile de secouer les branches que de grimper dans les arbres. Avec une fourche fixée au bout, des bâtons remplissaient parfaitement cette fonction.

A titre d’expérience, Omago retira la fourche d’un bâton et la remplaça par le couteau, solidement attaché avec des lanières de cuir. Aussitôt, l’outil cessa d’en être un pour devenir une arme redoutable. Le fermier fit quelques mouvements à blanc et fut ravi par le potentiel guerrier de son invention. Si un monstre le chargeait, un coup dans le ventre ou au visage doucherait son ardeur – s’il ne l’expédiait pas illico six pieds sous terre. Et la longueur du manche dissuaderait sûrement d’autres fâcheux d’approcher.

— Fascinant…, murmura Omago.

L’idée de blesser volontairement une personne n’aurait jamais traversé l’esprit des humains de Veltan. Mais d’après ce qu’il avait entendu, l’époux d’Ara doutait qu’on pût qualifier de « personnes » les monstres du Vlagh. Si certains ressemblaient à des gens normaux, il s’agissait d’une tromperie. Les descriptions venues du Domaine de Zelana parlaient d’hommes-insectes. Une dénomination des plus utiles. Si Omago mettait l’accent sur le deuxième mot, ses amis n’éprouveraient aucune culpabilité à l’idée de faire un massacre. Lors des invasions de sauterelles, ils n’avaient jamais hésité à allumer des feux pour les rôtir vivantes…

Tout bien pesé, ce mot magique – « insecte » – se révélerait plus précieux encore que les armes en fer. Car les fermiers voyaient rouge dès qu’ils l’entendaient.

L’esprit rempli de possibilités du plus haut intérêt, Omago s’en retourna chez lui, où l’attendait un merveilleux dîner.

— Pourquoi ce sourire béat, mon époux ? lui demanda Ara quand il prit place à la table familiale.

— Finalement, les fermiers seront moins impuissants que prévu. Transformer les outils en armes est plus simple que je ne le pensais, et j’ai trouvé la solution d’un problème encore plus important.

— Vraiment ?

— Les fermiers feraient n’importe quoi pour défendre leurs champs contre les insectes. Si j’ai bien compris les propos de Veltan sur les envahisseurs, ce sont des insectoïdes. Il me suffira de monter sur une colline et de crier « insectes » à pleins poumons. Dès qu’ils entendront ce mot, tous les paysans viendront m’aider à exterminer la vermine.

— C’est formidable, mon cœur, dit Ara. A présent, mange avant que ça refroidisse…

 

Omago fit passer le mot à plusieurs de ses amis, qui vinrent dès le lendemain soir assister à une réunion dans son hangar à outils. Quand il leur eut montré sa dernière invention, ils ne dissimulèrent pas leur intérêt.

— Omago, tu crois que Veltan pourra nous fournir d’autres couteaux ? demanda Benkar, un paysan spécialisé dans le blé. Si nous en avons tous, nous nous fabriquerons des armes comme la tienne. Ainsi, quand les hommes-insectes descendront des montagnes, nous combattrons aux côtés des Extérieurs.

— Je ne peux pas te répondre, hélas, avoua Omago. J’ignore s’il est facile de se procurer des couteaux. Et qui sait si les Extérieurs seront contents de nous avoir dans leurs pattes, quand la bagarre commencera ?

— C’est une idée à creuser, insista Nanton. Avec ces armes, les fermiers ralentiront les envahisseurs. Mes bergers et moi en profiterons pour les bombarder de pierres avec nos frondes. Si la manœuvre est bien exécutée, les monstres subiront d’énormes pertes. D’après ce qu’on raconte, les Extérieurs ont d’abord regardé de haut les humains de Zelana. Jusqu’à ce que ses archers commencent à cribler de flèches les monstres du Vlagh…

— Si quelqu’un me regarde de haut, grogna Selga, je lui ferai sauter toutes les dents d’un bon coup de poing !

— A tout hasard, intervint Eknor, un autre fermier, nous devrions nous entraîner…

— Comment nous y prendre, si Omago détient le seul couteau disponible ? demanda Benkar.

— C’est le manche qui fait l’essentiel du boulot, rappela Eknor. Exerçons-nous avec les bâtons. Dès qu’ils seront là, les Extérieurs nous donneront des couteaux, et nous serons fin prêts. En réalité, il suffit de penser à notre manière de moissonner le blé. Nous avancerons en ligne, côte à côte, et faucherons des insectes plutôt que des épis.

Omago réussit à étouffer un sourire. Les événements tournaient mieux qu’il l’avait espéré. Le mot magique avait mobilisé les paysans, désormais pleins d’ardeur combative. Avec un peu de chance, Veltan verrait qu’ils n’étaient pas si inoffensifs que ça !

Nanton et Eknor avaient réagi exactement comme l’époux d’Ara le prévoyait.

A l’évidence, l’horizon s’éclaircissait.

 

Au fil des jours, le cri d’alarme d’Omago au sujet des insectes incita de plus en plus de fermiers et de bergers à rejoindre les rangs de l’armée improvisée. Eknor se chargea de former les paysans au maniement du bâton, puis il les entraîna à marcher en ligne. S’occupant des bergers, Nanton leur fit multiplier les exercices de tir sur des cibles de plus en plus lointaines.

Les « soldats » s’entraînaient depuis deux semaines quand un roulement de tonnerre, dans un ciel sans nuages, leur annonça le retour de Veltan.

— Que fichez-vous donc, Omago ? demanda le dieu.

— J’ai pensé que mon couteau serait plus efficace avec un long manche. Une fois fixée à un bâton, la lame devient une arme redoutable. Les autres fermiers partagent mon opinion. Et ils espèrent, comme moi, que les Extérieurs nous fourniront des couteaux. (Omago regarda autour de lui pour s’assurer qu’on ne les écoutait pas.) Après ta description, j’ai… hum… baptisé nos ennemis. Désormais, ce sont officiellement des hommes-insectes. Tu sais ce que les fermiers pensent de ces bestioles. Aucun n’a refusé de participer au combat. Nanton et ses bergers seront aussi de la fête, avec leurs frondes. Les Extérieurs découvriront que nous ne sommes pas une bande de moutons prêts à se laisser tondre.

— Félicitations, mon ami. Dès que Lièvre arrivera, je le convaincrai de vous fabriquer des fers de lance plus classiques. C’est mieux que de fixer un couteau au bout d’un manche…

— Lièvre ? répéta Omago, perplexe.

— Un petit forgeron maag… Quand tes gars auront des fers de lance et du venin, nos ennemis auront du mal à les déborder.

— Du venin ?

— Du poison, si tu préfères… Les monstres du Vlagh sont aussi reptiloïdes, et leurs crocs diffusent un venin mortel. Chez Zelana, tous les mercenaires ont trempé les pointes de leurs armes dans ce liquide. Des centaines de serviteurs du Vlagh sont morts foudroyés par leur propre poison. (Veltan se rembrunit.) Ashad, le Rêveur de Dahlaine, a également eu une prémonition. Les serviteurs du Vlagh ont bien décidé de nous attaquer. Cela dit, inutile de s’angoisser. Les Extérieurs arriveront sans doute à temps pour nous aider à les repousser.

— Je l’espère, soupira Omago. Les fermiers et les bergers font de gros progrès, mais pas au point de se battre seuls…

— Compris…, fit Veltan. Je vais voir si les Extérieurs peuvent accélérer le mouvement.

 

Après les semailles, d’autres paysans affluèrent, attirés par les histoires qui couraient dans le Domaine.

Comme Omago l’avait prévu, tous furent fascinés par le couteau en fer. Mais ils ne cachèrent pas leur déception quand leur chef de guerre s’avoua incapable de dire où ils trouveraient du métal. Certains, peu nombreux, rentrèrent chez eux. Par bonheur, il en resta assez pour gonfler significativement les rangs de l’armée naissante. Entraîner les nouvelles recrues se révéla pénible. Convaincu que l’enjeu en valait la chandelle, Omago s’y consacra avec un acharnement admirable.

Après quelques semaines, un nouveau roulement de tonnerre annonça le retour de Veltan.

Omago s’habilla à la hâte. En compagnie d’Ara, il gravit la colline jusqu’à la fantasque demeure du dieu.

— Tout s’est passé mieux que prévu, les informa Veltan. Nous avons perdu le village de Lattash, mais ça semble un prix acceptable pour la victoire. De plus, les Maags et les Trogites viendront nous aider. Si rien ne cloche, nous gagnerons, comme à l’Ouest, et les hordes du Vlagh retourneront à jamais dans les Terres Ravagées.

— Ne te fais pas trop d’illusions, mon cher, dit Ara. Les insectes ne sont pas si futés que ça…

— Quand les Extérieurs arriveront-ils ? demanda Omago.

Depuis peu, l’idée que des étrangers aident les fermiers à combattre pour leurs terres le mettait mal à l’aise.

— Dans quelques jours, répondit Veltan. Comme Zelana leur a donné un coup de pouce, les vents sont très coopératifs. (Il fronça les sourcils.) Ara, tu devrais avertir les femmes… Narasan contrôle les ardeurs de ses soldats, mais Sorgan a plus de mal avec les pirates. Dès qu’ils voient un jupon, ces types ne se sentent plus…

— Je donnerai des consignes, promit Ara.

— Quand aurons-nous nos couteaux en fer ? demanda Omago.

— Nous en parlerons à Lièvre dès son arrivée. Mais n’insiste pas trop sur les « couteaux »… Ce forgeron est très imaginatif. Décris-lui ce que l’arme est censée faire, et il fabriquera la meilleure pièce possible. Les pointes de flèches en fer qu’il a forgées pour Arc-Long et ses archers étaient bien meilleures que leurs anciens modèles en pierre.

— Je garderai ça à l’esprit, promit le fermier.