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Midi approchait au moment où Arc-Long estima judicieux d’aller informer Zelana et son frère de la tournure des événements. A son avis, organiser une réunion s’imposait – avant que les Extérieurs prennent des décisions hâtives et probablement désastreuses.
Alors qu’il traversait la vallée en direction du geyser géant, le Dhrall repensa au jour fatidique, dans sa chère forêt, où Zelana et Eleria l’avaient débusqué et convaincu de se joindre à la guerre en cours. Cette conversation avait à jamais bouleversé sa vie.
Pour être franc, il s’en désolait. Son existence solitaire dans les bois lui plaisait à cause de sa simplicité, car personne ne l’empêchait de chasser. Et depuis la mort d’Eau-Brumeuse, sa bien-aimée, cette traque était son unique but. Expert dans l’art de pister et de tuer les serviteurs du Vlagh, il se réjouissait chaque fois qu’un nouveau monstre tombait raide mort devant ses yeux.
Alors qu’il approchait du geyser, Arc-Long se félicita que le temps fût clément, les gratifiant d’une journée agréablement chaude. Si la vallée était moins belle que sa forêt, on ne pouvait lui dénier un certain charme. Et sonder de vastes horizons, il fallait l’admettre, n’était pas toujours déplaisant. Pourtant, les grands arbres de sa contrée natale lui manquaient. Sans parler de l’excitation perpétuelle de la chasse.
La guerre, il en convenait, éliminait les sbires du Vlagh à un rythme qu’il n’aurait pas pu assurer seul. En fait, le massacre atteignait des proportions très supérieures à ce que Zelana et Eleria lui avaient promis. Mais les combats rangés, compliqués par nature, imposaient trop de déplacements de troupes et – surtout – de conférences où on parlait pendant des heures pour ne rien dire.
Et dès qu’il fallait traiter avec les Extérieurs, Zelana et Veltan lui refilaient la corvée !
Ces fichus mercenaires adoraient se disputer à longueur de journée sur des sujets sans importance. Un chasseur solitaire atteignait et frappait sa cible plus vite que n’importe quelle armée au monde. Sans doute parce qu’il ne devait discutailler avec personne avant de se mettre en route…
— Je ne suis pas vraiment fait pour la vie militaire, pensa tout haut l’archer. Avant d’accepter, j’aurais dû y réfléchir à deux fois…
Certes, mais à présent que le vin était tiré…
La « fontaine » qui alimentait la rivière Vash ne cessait pas d’émerveiller le Dhrall. Avec sa façon de retomber en pluie après avoir atteint son zénith, cette colonne d’eau de trente bons mètres le faisait immanquablement penser à l’éclosion d’une fleur géante…
Prudentes, Zelana et Eleria avaient dressé leur camp assez loin du geyser pour ne pas être aspergées en permanence. En guise de campement, elles se contentaient d’une paillasse rudimentaire, pour le repos de la fillette, et d’un grand seau à demi rempli de fruits, histoire qu’elle ne meure pas de faim. En bon être parfait qui se respecte, Zelana n’avait aucun besoin de manger ou de dormir…
Eleria courut vers Arc-Long, les bras grands ouverts, comme d’habitude.
— Bisou-bisou ! exigea-t-elle dès qu’il l’eut soulevée du sol.
Avec un sourire ému, le Dhrall embrassa la délicieuse enfant.
— Et moi, on ne m’embrasse pas ? demanda Zelana, d’humeur mutine.
— Chaque chose en son temps…, répondit Arc-Long. Pour l’heure, Veltan et toi devriez aller voir les Extérieurs. Les derniers événements les ont perturbés…
— Vraiment ?
— Nous avons sur les bras une seconde invasion venue du sud. Le cousin de Sorgan, Torl, nous a raconté une étrange histoire au sujet des Trogites qui ont débarqué sur la côte méridionale du Domaine de Veltan. Chaque fois qu’un clérical prononce le mot « or » devant un Dhrall, il obtient un récit délirant sur une mer de métal précieux, dans les Terres Ravagées. A force, la nouvelle s’est répandue et cinq armées se dirigent vers notre position, poussées par la cupidité…
— Je suis au courant de tout ça, Arc-Long, dit Zelana.
— Au début, j’ai cru que le Vlagh avait inventé cette fable pour lancer un deuxième ennemi sur les troupes de Narasan. Avec le temps, j’ai de plus en plus de doutes… Ce n’est pas un plan trop compliqué pour notre adversaire ?
— Pas vraiment, répondit la maîtresse de l’Ouest. Quand Kajak a tenté de s’emparer du Cormoran, dans le port de Kweta, des serviteurs du Vlagh l’avaient manipulé. Tu t’en souviens ?
— Bien entendu, mais ça concernait une poignée de Maags. Cette fois, il s’agit de cinq cent mille hommes ! De plus, Kajak avait vu l’or que Sorgan gardait dans sa soute. Des Trogites attaqueraient-ils le célèbre général Narasan sur la foi d’une légende invérifiable ? Je trouve ça idiot, et ça m’énerve !
— Je n’y suis pour rien, dit Zelana. Si ça te déplaît, va donc te plaindre au Vlagh !
— Désolé… Les choses illogiques m’ont toujours tapé sur les nerfs. Cela dit, je n’ai rien à te reprocher. Mais j’insiste pour que Veltan et toi alliez voir Narasan avant qu’il n’accouche d’une idée bizarre. La perspective d’être pris en tenaille l’inquiète, et je redoute ce qui arrivera si on le laisse faire.
— Je viens à condition que tu me fasses un bisou, Arc-Long ! lança Zelana avec un sourire coquin.
Alors que le soleil sombrait à l’horizon, les défenseurs se réunirent derrière le mur de basalte de Gunda. Narasan avait convié presque tous ses officiers, Lièvre et Torl représentant Sorgan Bec-Crochu.
— Afin que tout le monde soit informé, dit le général, si tu nous racontais ce que tu as vu près des Chutes de Vash, ami Arc-Long ?
— Ce sera vite fait, Narasan… Ayant compris qu’une ascension serait impossible, surtout sous le feu de mes archers, les cléricaux ont décidé de construire une rampe.
— C’est idiot ! s’exclama Lièvre. Tes hommes les cribleront tout aussi bien de flèches !
— Non, parce qu’ils ont prévu un toit. Pas très épais, c’est vrai, mais suffisant pour les dissimuler. S’il veut faire mouche, le meilleur archer du monde a besoin de voir sa cible. (Arc-Long marqua une pause, les yeux rivés sur l’horizon occidental.) Cela dit, leur rampe n’est pas si large que ça, et il devrait être possible de mettre en position assez d’archers pour les abattre quand ils en sortiront. Mais il nous faudra beaucoup de flèches…
— Cette fois, tu devras te débrouiller seul, mon ami, dit Lièvre. Avec ma forge et mon enclume sur le Cormoran, je ne pourrai pas t’aider. (Le petit Maag plissa le front.) J’ai comme une impression de déjà-vu, messires. Dans le port de Kweta, la proximité de l’or a rendu fou cet imbécile de Kajak. Et voilà que ça recommence avec un demi-million de Trogites !
— C’est une hypothèse à creuser, Veltan, dit Zelana. Quand tu es venu me chercher au Pays de Maag, tu as vu des serviteurs du Vlagh à Weros. Et nous savons qu’ils ont influencé Kajak…
— Manipuler quelques Maags est une chose, chère sœur… Là, nous parlons de cinq armées trogites, et d’une bonne moitié du clergé de l’Église d’Amar. Je crois que tu t’avances un peu…
— Ce n’est pas impossible ! insista Zelana. Les agents du Vlagh nous ont espionnés lors de nos récents voyages. Notre adversaire sait que l’or fait perdre tout sens commun aux Extérieurs. N’oublie pas que nous l’avons utilisé comme appât ! J’ai ramené Sorgan au bout de ma ligne, et toi, Narasan… Tu crois que le Vlagh n’a pas saisi l’intérêt de la manœuvre ? Si ses sbires ont agité cette carotte devant le nez des prêtres et des soldats, ils ont pu les pousser à courir vers les Chutes de Vash, aveuglés par la cupidité au point de ne pas voir ce qui leur arrivera s’ils remportent la victoire.
— Et que leur arrivera-t-il ? demanda Gunda, perplexe.
— Quand ils vous auront écrasés, répondit Arc-Long à la place de Zelana, le Vlagh n’aura plus besoin d’eux. Alors, ses serviteurs les inviteront à un grand banquet… dont ils seront le plat de résistance.
— C’est affreux ! s’exclama Gunda.
— Pas tant que ça, déclara Andar. Quand on a deux ennemis, et que l’un mange l’autre, ça élimine pas mal de problèmes, non ?
— Très bien…, intervint Narasan, inhabituellement tendu. Que ça nous plaise ou non, nous devrons faire face à deux invasions. Si quelqu’un a une idée, il est temps de m’en faire part.
— Nous avons l’avantage de la position, dit Danal. Le toit des cléricaux les protégera des flèches, mais je doute qu’il résiste à une pluie de rochers.
— Surtout quand ils tombent de cent mètres de haut, renchérit Andar. L’idée de la rampe n’est pas mauvaise, mais elle a des… trous… Et elle en aura encore plus après notre bombardement massif ! (Il fronça les sourcils.) Vous croyez qu’ils n’y ont pas pensé ? Les officiers cléricaux ne sont pas des génies, mais un tel crétinisme m’étonnerait, même de leur part.
— Ils ont le cerveau embrumé, affirma Torl. Souvenez-vous de mon histoire, messires. Après avoir entendu la fable des fermiers, tous ces hommes ont perdu l’esprit. Et il n’y a pas que la fièvre de l’or là-dessous. Je suis sûr que quelqu’un les manipule.
— Veltan, c’est le genre de tactique que le Vlagh affectionne, dit Zelana.
— J’avoue qu’il y a quelque chose de vlaghien là-dedans… Mais comment transformer cinq cent mille hommes en pantins décervelés ?
— Le Vlagh a l’habitude de commander des hordes de serviteurs incapables de penser par eux-mêmes. S’il a lavé le cerveau des cléricaux, ils n’auront plus qu’une idée en tête : empêcher quiconque de s’emparer de l’or avant eux.
— Ça se tient…, concéda Veltan.
— Avant de nous poser des problèmes, dit Narasan en ajustant son plastron, ils devront franchir les chutes. (Il se tourna vers Padan.) Tu devrais prendre un millier d’hommes et aller te poster au bord de la falaise. Voyons si les cléricaux aiment recevoir des rochers sur la tête…
— Tes désirs sont des ordres, cher général. Courons réduire en bouillie de la bonne cervelle de Trogites !
— Un rien t’amuse, et je t’envie cet optimisme, mon vieil ami, soupira Narasan.
Le plan semblait excellent. Pourtant, Arc-Long restait dubitatif. Cette histoire n’était pas claire, et il ne trouverait pas le repos avant d’avoir mis le doigt sur ce qui le tracassait…
Les Trogites continuèrent à discourir dans le vide longtemps après le coucher du soleil. Las de leurs palabres, Arc-Long alla rejoindre Zelana, qui s’était mise à l’écart depuis un moment. Vêtue de gaze vaporeuse, comme toujours, la maîtresse de l’Ouest s’était assise près d’un petit feu. Serrant Eleria contre elle, elle veillait jalousement sur son sommeil.
— Quel goût ont les feux de camp ? demanda l’archer.
— Celui de la fumée, répondit Zelana. Rien à voir avec la lumière de ma grotte, mais tout vaut mieux que l’obscurité. Que font les mercenaires de Veltan ?
— Ils se disputent, comme toujours… Des désaccords sur la façon de procéder, et ce genre de choses. Si tu veux, je te raccompagnerai jusqu’à ton camp. Eleria serait mieux dans son lit.
— La tenir ainsi ne me dérange pas, dit Zelana en baissant des yeux débordants de tendresse sur sa protégée. Mais tu as raison, elle dormira mieux dans son lit.
Arc-Long sourit, aida la maîtresse de l’Ouest à se lever et prit délicatement la petite fille dans ses bras.
— Les événements ne tournent pas comme nous l’avions prévu, dit-il en marchant vers le petit camp. Si nos archers n’avaient pas dû s’occuper de la deuxième invasion, le mur de Gunda et les barricades de Padan auraient pu retenir les monstres du Vlagh. Pour ne rien arranger, Narasan vient de charger un millier d’hommes d’écrabouiller les cléricaux. L’ennui, c’est que nous aurions eu besoin de ces soldats en haut du mur. Nous manquons de défenseurs…
— Vénérée, dit Eleria d’une voix pâteuse de sommeil, pourquoi ne vas-tu pas chercher Gros-Bec, qui s’amuse dans le sud du Domaine de Veltan ? C’est ici que les choses se passent !
— Je croyais que tu dormais… murmura Zelana.
— Qui fermerait l’œil pendant que vous jacassez ? grommela la fillette. C’est toi qui paies Gros-Bec, donc il doit t’obéir. Les Maags jetteront des rochers sur la tête des cléricaux, et les mercenaires de Veltan viendront se battre là où il le leur a demandé.
— Je crains qu’elle n’ait raison…, soupira Arc-Long.
— Bien sûr que j’ai raison ! Je ne me trompe jamais… Maintenant, je veux un bisou-bisou !
— Tu devrais plutôt te rendormir, ma chérie… Arc-Long, la petite voit juste. Je vais filer sur la côte sud. La récréation est finie pour Bec-Crochu ! Et il aura intérêt à filer doux ! (Zelana leva sur le Dhrall des yeux brillants de malice.) Après, j’aurai mérité un bisou-bisou, pas vrai ?
Arc-Long préféra ignorer cette curieuse requête.
Dès l’aube, le lendemain, l’archer dhrall alla rejoindre Veltan et Narasan au sommet de la tour centrale du mur de Gunda.
— Du mouvement chez l’ennemi ?
— Jusque-là, c’est le calme plat, répondit Veltan. Les monstres attendent sûrement qu’il fasse jour. (Il sonda la pente.) Général, où as-tu posté les hommes d’Omago ?
— Keselo les a affectés aux deux extrémités des barricades, répondit Narasan. S’ils utilisent la même tactique que dans le canyon, les sbires du Vlagh attaqueront le centre de notre position. Les gars d’Omago n’ont pas encore reçu le baptême du feu. Au fil des ans, j’ai appris à ne pas impliquer la bleusaille au cœur de la bataille. Ne le prends pas mal, Veltan, mais je doute que ces paysans aient assez de tripes pour tuer un adversaire.
— Ils pourraient te surprendre, général. Dans les cas d’urgence, Omago sait utiliser son cerveau. Il a dit aux fermiers qu’ils allaient affronter des insectes géants. Et ces braves cultivateurs les abominent !
— Nous verrons bien…, fit Narasan, pas vraiment convaincu.
— Ils se mettent en mouvement, annonça Arc-Long.
— Je ne vois rien…, fit Veltan. Non, ça y est, je les aperçois ! Mais ils sont encore loin de la première barricade…
— Dans le canyon, dit Arc-Long, nos tactiques les ont souvent pris de court. Apparemment, le Vlagh n’aime pas les surprises…
— J’avoue ne pas bien connaître ces monstres, concéda Veltan. Dans ma famille, c’est Dahlaine l’expert en insectes. Avant l’avènement de l’humanité, il a passé des millénaires à les étudier. Selon lui, le Vlagh est une sorte de voleur. Quand il remarque chez une espèce une caractéristique intéressante, il la copie sans vergogne. A mon avis, beaucoup de ses expériences échouent, et la majorité de ses monstres meurent avant de sortir de l’œuf. Mais de temps en temps, il réussit son coup et reproduit le spécimen à des milliers d’exemplaires. Puis il continue ses modifications…
— Ça explique pourquoi nous avons affaire à tant d’ennemis différents, dit Narasan. Les « modèles réduits » que nous avons affrontés chez Zelana n’étaient pas très compétitifs, surtout face aux catastrophes naturelles. Aujourd’hui, certains de nos adversaires volent et d’autres portent des armures…
— Sans oublier ceux qui ressemblent à des humains, ajouta Arc-Long. Cette guerre promet d’être intéressante.
— Je préfère les conflits ennuyeux à mourir, souffla Narasan. Dans les autres, le risque de crever pour de bon est trop élevé.
Comme toutes les attaques lancées dans le domaine de Zelana, celle-là fut annoncée par un cri inhumain poussé loin derrière les lignes ennemies.
Au grand soulagement d’Arc-Long, les monstres « géants » se révélèrent moins agiles et rapides que leurs prédécesseurs courts sur pattes. Du coup, les archers trogites entraînés par Barbe-Rouge les criblèrent aisément de flèches.
Alors que le soleil pointait à l’horizon, Lièvre rejoignit Veltan et ses compagnons au sommet de la tour.
— Vous voyez Keselo ? demanda-t-il dès qu’il eut repris son souffle. N’ayant pas beaucoup d’amis trogites, je tiens beaucoup à celui-là.
— Il est sur le flanc gauche de ce que Narasan appelle des barricades. Le général tient à éloigner les soldats débutants du cœur de la bataille, et ton ami commande les hommes d’Omago.
— Arc-Long, j’ai peur que ces bouseux ne s’en sortent pas très bien, souffla le petit Maag. Pour faire un bon soldat, il faut l’entraîner dès qu’il sort de l’enfance. Et le payer très cher !
— Nous saurons vite ce qu’il en est…
Une quinzaine de barricades se dressaient sur la pente. Aidés par quelques Trogites, les paysans d’Omago défendaient la plus éloignée du mur de Gunda. Bien qu’il fût difficile de voir les détails, Arc-Long et Lièvre crurent remarquer que les défenseurs n’avaient pas trop de mal à refouler les hommes-serpents géants.
Vers midi, un autre cri retentit et les monstres battirent aussitôt en retraite.
— Voilà qui est nouveau, commenta Lièvre. Dans le canyon, les hommes-insectes étaient trop abrutis pour faire demi-tour.
— Ils ont dû tirer quelques leçons de leurs déconvenues, supposa Arc-Long.
— Je croyais qu’il fallait un cerveau pour apprendre, s’étonna Lièvre. Et sauf erreur de ma part, les insectes n’en ont pas.
— Ceux-là en possèdent un, mon ami, répondit le Dhrall. Mais ils ne l’emportent pas avec eux. Le Vlagh, ou plutôt la conscience collective, se charge de réfléchir à leur place. On dirait que ce « super-esprit » a compris que gaspiller ses soldats n’est pas le meilleur moyen de gagner une guerre.
L’après-midi, sous un soleil éclatant, les hordes du Vlagh ne se montrèrent pas. Conscients que la première attaque visait uniquement à tester leurs capacités de riposte, les défenseurs s’inquiétèrent. A l’évidence, leur ennemi avait compris que la force brute ne le conduirait pas à la victoire, et ce n’était pas une bonne nouvelle.
— Je n’aime pas ça, Narasan, grogna Gunda. Si ce foutu Vlagh se met à réfléchir, même un peu, nous allons au-devant de gros problèmes. Les monstres nains du canyon étaient trop bêtes pour distinguer leur tête de leurs fesses. Ceux-là ont l’air moins idiots. S’ils ont l’idée de ramasser des rochers et de nous bombarder avec, le cours de la guerre changera radicalement.
— Tu enfonces des portes ouvertes, mon ami, lâcha Narasan. Pour l’heure, la seule solution est de nous attendre à tout. Si l’ennemi innove, nous devrons trouver une réplique. Et il ne faudra pas traîner pour l’imaginer !
Au crépuscule, Keselo revint vers le mur, gravit une des échelles de corde qui garnissaient sa face externe et gagna rapidement la tour centrale.
— Nos ennemis sont plus grands que dans le canyon, général, annonça-t-il.
— Tu confirmes nos impressions, répondit Narasan. D’autres choses à signaler ?
— Ils semblent un peu maladroits et courent moins vite que les petites créatures de Lattash.
— Ils ont toujours des crocs et des dards ? demanda Gunda.
— Hélas, oui… Et ils sont plus gros et plus longs…
— En principe, intervint Lièvre, ça implique que leurs sacs à venin sont plus volumineux…
— Nous n’avons pas eu le temps d’en disséquer un pour vérifier, mon ami.
— Combien en avez-vous tué ? demanda Gunda.
— Des centaines, répondit Keselo. Je n’ai pas fait le tour des défenses pour les compter… Mais à l’évidence, le venin agit aussi sur ces monstres-là. Pour être honnête, cette question m’a tracassé. Si le poison collecté à Lattash s’était révélé inefficace, la journée aurait mal fini pour nous. (Le jeune Trogite se tourna vers son chef.) Général, je suis venu demander l’autorisation de poster les hommes d’Omago plus près du centre des barricades. Aujourd’hui, ils ont eu l’impression de ne pas servir à grand-chose. Maintenant qu’ils ont vu de vrais soldats à l’œuvre, ils aimeraient être au cœur de l’action.
— C’est toi qui les commandes, répondit Narasan. La décision te revient.
— Et tu porteras le blâme si tu te trompes, ricana Gunda.
— Merci de l’encouragement, colonel…, grogna Keselo. Général, après la retraite ennemie, j’ai eu une idée. Cette nuit, nous devrions aller planter des pieux empoisonnés entre les deux premières lignes de barricades. S’ils attaquent demain, les monstres trouveront la surprise difficile à digérer.
— Une excellente idée, jeune homme, approuva Gunda. Surtout si tu fais semblant d’avoir abandonné la barricade la plus éloignée du mur. Les serviteurs du Vlagh la sauteront allègrement et ils s’embrocheront sur tes pieux. Ensuite, il vous suffira de massacrer les survivants.
— Le jour suivant, je ferai mine d’avoir évacué la deuxième ligne de défense. S’ils tombent dans le piège…
— La brochette d’hommes-serpents deviendra un plat à la mode ! Ton plan est encore meilleur que le mien, Keselo. Après une semaine de ce petit jeu, les serviteurs du Vlagh ne sauront plus où ils en sont…
Dès la tombée de la nuit, les Trogites mirent en place les filets de protection contre les chauves-abeilles. Arc-Long aurait juré qu’elles étaient seulement des espionnes, mais Narasan refusait de courir des risques.
L’aîné de la famille de Zelana, l’imposant Dahlaine, vint lui aussi passer un moment sur la tour centrale.
— Nos ennemis ne se montrent pas quand il fait noir, dirait-on…
— Détrompe-toi, grand frère, répondit Veltan. L’air grouille de chauves-abeilles. Elles n’attaquent pas, mais elles nous tournent autour.
— Les hommes postés sur la pente sont aussi équipés de filets, j’espère ?
— Bien sûr que oui ! Même si je doute qu’ils en aient besoin. Jusque-là, les chauves-abeilles n’ont mordu personne. Elles semblent chargées de nous surveiller, puis d’aller faire leur rapport au Vlagh.
— Mauvaise analyse, Veltan ! Quand le combat est engagé, tous les serviteurs du Vlagh passent à l’attaque. Sans ces filets, nos hommes seraient déjà morts.
— J’ai eu une autre idée, intervint Arc-Long. Pour espionner de nuit, une créature a besoin d’une excellente vision nocturne, pas vrai ?
— Voilà qui semble évident, grogna Dahlaine.
— Une lumière très vive n’aveuglerait-elle pas un monstre qui ne sort jamais de sa cachette quand il fait jour ?
Dahlaine plissa le front, puis éclata de rire.
— Ne bouge pas de là, Arc-Long, dit-il dès qu’il eut repris son souffle. Je reviendrai très vite.
Il y eut un éclair suivi d’un roulement de tonnerre… et Dahlaine se volatilisa.
Peu après, le phénomène se reproduisit et le maître du Nord reparut, une petite boule brillante dans la main gauche.
— Ne la regardez pas fixement, mes amis, ce serait très mauvais pour vos yeux.
Il ouvrit la main. La boule lévita dans les airs et devint de plus en plus brillante. Quand elle fut à environ quatre cents mètres au-dessus du mur, on aurait juré être à midi, pas au début de la nuit.
Les chauves-abeilles crièrent de douleur et filèrent à tire-d’aile vers leurs antres.
— Cette boule, c’est quoi ? demanda Gunda, éberlué.
— Un de mes animaux de compagnie, répondit Dahlaine. Si elle était plus grosse, nous l’appellerions un soleil.