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Conduite par le Triomphe, l’armada atteignit trois jours plus tard la péninsule orientale de la côte sud du Domaine de Veltan. A sa grande surprise, Gunda vit fondre sur ses navires une impressionnante flotte de drakkars maags. Les pirates semblant d’humeur belliqueuse, la tension monta jusqu’à ce que le colonel ait pu contacter Sorgan Bec-Crochu.
Repassant sur l’Albatros, le Trogite approcha du Cormoran.
— Que se passe-t-il ? cria-t-il à Bovin.
— On dirait que nous avons une seconde guerre sur les bras, répondit le Maag.
— Comment l’avez-vous découvert ? Nous pensions être les seuls à le savoir.
— Veltan nous a avertis qu’une flotte impériale venait d’accoster dans le sud. Le Cap’tain a décidé que nous nous en chargerions…
— Une décision logique… (Gunda colla l’Albatros contre la coque du Cormoran.) Il faut que je parle à Sorgan. Je crois connaître les réponses aux questions qu’ils se posent sûrement…
— Monte à bord, dans ce cas…
Bovin déroula une échelle de corde. Au moment où Gunda prenait pied sur le pont, Bec-Crochu déboula au pas de course.
— Que se passe-t-il ?
— Je reviens avec le gros de l’armée du général… Nous cinglons vers l’embouchure de la rivière Vash, comme Narasan me l’a demandé. Quand je suis arrivé à Castano, des vaisseaux cléricaux occupaient tous les quais. Deux jours plus tard, ils ont appareillé avec cinq cent mille hommes à bord. Je les ai suivis pour vérifier qu’ils se dirigeaient bien vers le nord, et ça n’a pas raté. Si peu de temps après l’évasion de Jalkan, tu ne trouves pas étrange qu’une flotte cléricale ait l’idée de traverser la barrière de glace ?
— A présent, je comprends tout ! s’exclama Sorgan. Tu en as appris plus long sur leurs intentions ?
— Oui, Cap’tain ! répondit Gunda avec un grand sourire. L’armada est restée hors de vue, mais j’ai joué les espions avec mon Albatros. Des bateaux cléricaux mouillent devant chaque village, et les esclavagistes ne tarderont pas à arriver.
— Nous avions prévu le coup…, soupira Bovin.
— Je m’en doutais un peu… Désolé, mais l’esclavage est une vieille pratique du culte d’Amar. L’Empire souffre de cette plaie depuis des siècles. Les navires des marchands de chair humaine ont des voiles noires. Celles de l’Église sont rouges. Les prélats adorent cette couleur, qui flatte admirablement leur vanité.
— Quand nous en aurons fini avec eux, ricana Sorgan, je doute qu’ils l’aiment encore…
— Sans blague ?
— Les flammes ne sont pas vertes, que je sache ? Lorsque nous aurons incendié leurs vaisseaux, ils feront sûrement une allergie à toutes les nuances de rouge !
— Quelle bonne idée ! approuva Gunda. Pourquoi n’y ai-je pas pensé ?
— Quand tu verras Narasan, fit Sorgan avec un rire diabolique, dis-lui que nous sommes en position, et que nous remplirons notre mission.
— Je n’y manquerai pas, Cap’tain ! Et je te souhaite une excellente journée.
Gunda sourit aux pirates, puis il retourna sur l’Albatros.
Si quelques navires mouillaient encore devant la plage, face au château de Veltan, le gros de la flotte était déjà parti. Du coup, Gunda ne vit aucune raison de s’arrêter.
En remontant vers le nord, la côte se révéla plus déchiquetée, et des montagnes se découpèrent dans le lointain.
— Impressionnants, fit Andar en désignant les pics.
— Admire-les tant que tu le peux, mon ami, répondit Gunda. Quand on les escalade, on en a plus envie ! Narasan m’a montré une carte de la région où nous combattrons, et ça n’a pas soulevé mon enthousiasme. La piste qui conduit au sommet est très étroite, ce qui nous ralentira beaucoup. En passant à cinq de front, il faudra un moment pour que toute l’armée soit à pied d’œuvre.
— Eh bien, soupira Andar, plus une guerre est difficile, mieux on est payé…
— A condition d’être vivant le jour de la solde, rappela Gunda.
En fin d’après-midi, le lendemain, ils atteignirent l’embouchure de la rivière Vash, où mouillaient la majorité des navires de l’avant-garde. Avisant le Triomphe, Gunda et Andar prirent l’Albatros pour aller rendre une petite visite à Pantal.
— Nous n’avons rien de neuf, annonça le capitaine. La piste qui mène au sommet est bloquée par nos hommes. Personne ne peut redescendre pour nous dire ce qui se passe là-haut.
— C’est un problème fréquent dans les régions montagneuses, dit Gunda. Combien de temps faut-il naviguer en eau douce pour atteindre ta piste ?
— Environ deux jours… Tu connais le colonel Danal ?
— Il sert dans l’armée de Narasan depuis presque aussi longtemps que Padan et moi.
— C’est lui qui commande, au pied de la falaise. Et il s’en sort très bien. Ses hommes ont construit des quais, le long des berges de la rivière. Crois-moi, ça facilite beaucoup le débarquement des troupes ! Mais le transport du ravitaillement n’est pas facile. Avec un sac de cinquante kilos sur les épaules, personne ne grimpe très vite.
— Devons-nous affronter des rapides ? demanda Andar.
— Non, colonel. Jusqu’à notre destination, les eaux sont très calmes. Selon les indigènes, ça se gâte après, mais nous nous en fichons !
— Excellent, dit Andar. Nous partirons demain dès l’aube. Faire débarquer l’armée ne sera pas un jeu d’enfant. Inutile de perdre du temps.
Comme prévu, le Triomphe commença à remonter la rivière dès le lever du soleil. Andar ne cacha pas sa surprise face aux arbres géants qui poussaient sur la berge.
— Combien de temps leur faut-il pour devenir aussi grands ? demanda-t-il à Gunda.
— Je n’ose pas y penser… Au moins cinq cents ans, si je devais risquer une estimation. Mais quelques-uns doivent friser le millénaire d’existence.
— Tu peux imaginer ça ? Vivre dix siècles ?
— Pour un arbre, ça ne doit pas être très excitant. Comment explorer le monde quand des racines vous retiennent en place ?
— Hier, avant de me coucher, j’ai eu une idée, annonça Andar.
— Au sujet de la position que tu adopterais ? Du genre roupiller sur le dos ou sur le ventre ?
— J’ai des préoccupations plus élevées, Gunda. Ton cousin nous a dit que le transport du ravitaillement ralentissait beaucoup l’ascension.
— Je m’en souviens, oui…
— Un homme progresse plus vite quand il porte moins de poids, pas vrai ?
— Et une porte s’enfonce plus facilement quand elle est ouverte ! Evite d’énoncer des évidences, mon vieux. Sinon, les gens te prendront pour un crétin.
— Et si tu cessais de dire des âneries, au lieu de m’écouter ?
— Désolé… De quel plan génial as-tu accouché ?
— Dix kilos ne ralentiraient pas un soldat entraîné, non ?
— Presque pas, oui… Où veux-tu en venir ?
— Nous avons quatre-vingt mille hommes. Si chacun porte dix kilos, Narasan aura huit cents tonnes de ravitaillement à sa disposition.
— Tu as réussi à calculer ça en somnolant ? s’étonna Gunda.
— Non, pas vraiment. J’ai dû prendre un papier et un crayon. Ça fait bien huit cents tonnes !
— L’armée aura à manger pour un moment…
— Nos hommes doivent de toute façon monter. Porter des vivres sera plus utile qu’admirer la vue…
— Qui a été assez malin pour penser à laisser des cordes en place le long du chemin ? demanda Gunda à Danal.
Les yeux levés, il sondait l’étroit passage.
— Un jeune officier nommé Keselo…
— J’aurais dû m’en douter !
— Il est si brillant que ça ? demanda Andar.
— Au point de luire parfois dans la nuit, confirma Gunda, amer. Et ça m’irrite franchement ! Les bleus sont idiots, c’est une règle non-écrite de l’armée. Keselo la viole chaque fois qu’il respire ! La sagesse devrait être l’apanage des vétérans, mais il braconne sans cesse sur notre territoire. Bon, je devrais monter, maintenant. Narasan sera content d’apprendre l’arrivée des renforts.
— N’oublie pas ton sac de vivres, rappela Andar.
— Je suis très pressé, tu sais !
— Les officiers supérieurs doivent donner l’exemple, au cas où tu l’aurais oublié.
— Tu n’as pas pu t’empêcher de la placer, celle-là, pas vrai ?
— C’est mon devoir, répliqua Andar avec un grand sourire. Je suis tenu de te signaler tes obligations chaque fois que tu les négliges. Ce fardeau pèse sur mes épaules, mais je suis assez fort pour le supporter. Prends le sac, Gunda, et ne discute pas !
— Et qu’y a-t-il dedans ? De quoi régaler les papilles de notre chef ?
— Non, simplement des lentilles.
— Quoi ? Tu m’enquiquines pour que je porte un sac de lentilles ?
— Tu préférerais les cailloux ?
Le haut plateau était en réalité une grande vallée où se dressaient çà et là des bosquets d’arbres. Un paysage très classique, à part le geyser qui alimentait les chutes. Gunda avait entendu parler de ces phénomènes naturels, mais en voir un était une autre affaire. Impressionné, il frémit intérieurement en imaginant l’énorme pression souterraine requise pour envoyer à plus de trente mètres de haut les gerbes d’eau qui alimentaient les chutes puis une rivière large de près d’un kilomètre et demi à son embouchure.
Alors que Gunda débouchait du passage, un vieux sergent qui se reposait à l’ombre d’un arbre le salua nonchalamment.
— Le camp du général est à l’extrémité nord du plateau, colonel, dit-il en désignant une falaise où béait une gigantesque brèche. D’après ce qu’on m’a dit, il vous attend impatiemment.
— L’ennemi a-t-il déjà attaqué ?
— Pas à ma connaissance…
— Eh bien, ne nous en plaignons pas…
Ajustant le sac de lentilles qu’il portait dans le dos, Gunda se dirigea vers le camp de Narasan.
Victime d’une catastrophe naturelle, la falaise nord évoquait le mur d’enceinte d’une cité, après un bombardement d’un an à la catapulte. Cette comparaison, s’avisa Gunda, lui venait probablement à l’esprit à cause de la configuration très particulière de la roche. Uniformément noires, les murailles qui formaient la falaise s’étaient brisées en d’innombrables fragments plats et lisses. Sur la pente de pierre rouge qui conduisait aux Terres Ravagées, Gunda vit une multitude de blocs noirs. Si ses vagues souvenirs d’école étaient bons, la roche ou le sable rouge avaient un rapport avec le fer. De quoi s’étonner un peu… Si la bauxite abondait dans la région, pourquoi les indigènes utilisaient-ils des outils et des armes en pierre ?
Concentré sur le moment présent, Gunda oublia cette question dès qu’il fut entré dans le camp.
— Tu as fait vite, mon ami, dit Narasan quand le colonel se présenta devant lui. Nous avions peur que tu n’aies eu maille à partir avec la flotte cléricale.
— Nous avons eu de la chance… Lorsque je suis arrivé à Castano, les navires du culte occupaient le port. Une fois qu’ils ont levé l’ancre, j’ai filé vers la barrière de glace, pour vérifier notre théorie au sujet de leur destination. Bien entendu, nous avions raison. De retour à Castano, j’ai constaté qu’Andar avait pris des libertés avec le règlement, afin d’embarquer tout le monde. Les officiers n’ont pas eu droit à des quartiers séparés – ni à un toit sur la tête ! – et ça ne les ravissait pas. Mais avec des astuces de ce genre, Andar a réussi à amener tous les renforts. Certains bateaux étaient si chargés qu’une petite tempête aurait suffi à les faire couler.
Narasan eut une grimace sans équivoque.
— Nous sommes en été, mon ami ! Les risques de gros temps sont négligeables… En arrivant, nous avons rencontré Sorgan, qui sautait de joie à l’idée de brûler les vaisseaux cléricaux.
— Cette perspective m’a réjoui aussi, avoua Narasan. La possibilité d’être pris en tenaille ne me disait rien qui vaille, si tu veux le savoir.
— Qu’y a-t-il dans ton sac à dos ? demanda soudain Padan à son ami.
— Tu ne vas pas te foutre de moi ? rugit Gunda.
— Pourquoi le ferais-je ?
— Une nuit, avant de s’endormir, Andar a eu une brillante idée. Pour transporter les sacs de vivres, il avait désigné des soldats très costauds. Mais le poids les ralentissait, et ça bloquait la progression des autres hommes. En réduisant la charge, chaque gars peut se transformer en porteur. Depuis, tout le monde – y compris moi – doit grimper avec dix kilos sur les épaules.
— Voilà une idée qui ne me serait pas venue à l’esprit, admit Narasan, beau joueur.
— Et que transportes-tu, Gunda ? insista Padan.
L’officier chauve leva un poing et le brandit devant le nez de son ami.
— Des lentilles… Ne ris pas ! Et ne tente surtout pas de te montrer finaud en plaisantant au sujet des cailloux…
— Je n’oserais pas, mon ami, assura Padan, imperturbable.
— Dans ce cas, tu conserveras toutes tes dents. (Gunda se tourna vers le général.) Vous avez déjà affronté des hommes-serpents ?
— Non, mais l’ennemi sait que nous sommes là. Le Vlagh s’est livré à de nouvelles expériences. Ses sbires nous espionnent, mais ce ne sont pas des hommes-serpents. Cette fois, ils ont des ailes, mon ami ! Et des crocs venimeux, bien entendu…
— Des reptiles volants ? s’exclama Gunda.
— Ce n’est pas si terrible que ça, dit Padan. Le petit Maag de Bec-Crochu a eu l’idée d’utiliser des filets de pêche pour nous protéger. Jusque-là, ça a très bien marché et personne n’a été mordu.
— Le « jusque-là » ne me plaît pas, Padan ! Tu devrais être moins pessimiste…
— Il ne faut négliger aucune possibilité, mon vieux !
— Je suis content que tu sois de retour, Gunda, dit Narasan. En matière de fortifications, il n’y a pas meilleur que toi, et nous avons un sacré défi sur les bras.
— Vraiment ?
— La vallée est entourée de hautes falaises, sauf au nord, à cause d’un ancien séisme. Hélas, c’est probablement de là que l’ennemi attaquera. Nous devons combler une brèche d’un kilomètre et demi. J’ai peur que nous n’en ayons jusqu’à la fin de l’été. Les hommes de Padan s’occupent déjà des fondations, mais le travail avance lentement.
— Sauf ton respect, général, tu devais dormir pendant certains cours, quand nous étions enfants. Pour bloquer une zone aussi étendue, pas besoin de fondations ! Construire une muraille suffit. Après la leçon que tu as sûrement ratée, j’ai été faire un tour à l’est de Kaldacin, pour étudier le mur qui sépare Falka et Chalan. Les habitants de ces villes ne se sont jamais entendus. Pour éviter des massacres, leurs dirigeants ont collaboré à l’érection d’un mur de séparation.
— Les insectes et les serpents n’auront aucun mal à escalader une muraille, objecta Padan.
— Ils ne trouveront pas ça facile si on ajoute à l’ouvrage des tourelles espacées d’environ trente mètres. Un poste de tir idéal pour les archers, qui les cribleront de flèches à chaque tentative.
— Présenté comme ça…, concéda Padan.
— Tentons le coup ! décida Narasan. Ce problème m’empêche de dormir depuis des jours.
— Désormais, tu ronfleras comme un sonneur, glorieux chef ! Le grand Gunda est de retour, et tout ira bien.
— Tu sais que ce genre de rodomontades me tape sur les nerfs, Gunda ?
— Ravi de divertir, général ! A présent, qu’on me dise où poser ces fichues lentilles ! J’ai mal au dos, à force de les trimballer partout…
— C’est du basalte, colonel Gunda, expliqua Keselo. On n’en trouve presque pas dans l’Empire, mais il est très répandu dans les régions volcaniques.
— Pourquoi se casse-t-il si nettement ?
— Je ne sais pas trop, messire. Notre professeur, à l’université de Kaldacin, ne donnait jamais de détails sur les roches rares dans notre pays.
— Y a-t-il une matière que tu n’as pas étudiée ? demanda Gunda.
— Non, messire… A l’époque, je faisais mon possible pour ne pas choisir une carrière. Alors, je butinais un peu partout. Sauf en théologie. Les enseignants étaient tous des amarites, et leurs étudiants devaient verser leur obole avant chaque cours.
— Ces prêtres auraient fait n’importe quoi pour se remplir les poches, on dirait…
— Et ils continuent, colonel.
— Au moins, nous gagnons notre argent à la sueur de nos fronts. Revenons-en à cette roche. Elle est assez solide pour une muraille ?
— Le basalte s’effrite plus facilement que le granit. Cela dit, nos ennemis n’auront pas de catapultes. Donc, ça devrait suffire.
— C’est tout ce que je voulais savoir. Il est plus aisé de travailler avec des pierres plates, et on en trouve à foison ici.
— Sans doute à cause des volcans…
— Tu veux parler des « montagnes de feu » ? demanda Gunda, soudain inquiet.
— Barbe-Rouge les appelle ainsi. Mais tous ne crachent pas des flammes. Certains expulsent de la cendre, pas de la lave.
— Y a-t-il des signes, quand une éruption se prépare ?
— En principe, la terre tremble avant que le sommet du volcan saute comme un bouchon.
Gunda frémit à cette description.
— Voilà Lièvre, annonça soudain Keselo.
— Il n’est pas parti vers le sud avec Bec-Crochu ?
— Non, parce que Veltan l’a emprunté au capitaine.
— Une initiative fascinante… Il y a longtemps que je n’ai plus emprunté personne !
Le petit Maag rejoignit les deux Trogites au pied de la falaise déchiquetée.
— J’ai entendu dire que vous vouliez bâtir une muraille…
— C’est le plan, oui, répondit Gunda.
— Puis-je faire une suggestion ?
— Si c’est indispensable, soupira Gunda, las d’être entouré de génies. Qu’as-tu donc en tête ?
— Quand vous aurez fini, pourrez-vous ajouter au sommet du mur, et des deux côtés, des poteaux de trois mètres de haut ?
— Ça devrait être faisable. A quoi serviront-ils ?
— A tendre les filets de pêche.
— Je doute que ça morde beaucoup, à cette altitude, plaisanta Gunda.
— Je pensais aux chauves-abeilles, fit Lièvre sans daigner sourire. Arc-Long croit qu’elles se contenteront de nous espionner, mais Barbe-Rouge a capté l’odeur du venin sur celle que notre ami a tué. Si elles s’emmêlent les ailes dans les filets, personne ne sera mordu.
— Une bonne idée… Mais tes filets nous gêneront si l’ennemi prend pied sur la muraille.
— Les chauves-abeilles sortent seulement la nuit, rappela Lièvre. Le jour, nous lèverons les filets assez haut pour qu’ils ne nous gênent pas. La nuit, nous les baisserons…
— Il se peut que ça marche. De toute façon, se battre dans le noir n’est pas amusant.
Le basalte se révéla parfait pour la construction du mur. Gunda ayant mis au travail la majorité des hommes, l’ouvrage avança plus vite que prévu. Si les monstres – volants ou non – daignaient attendre quelques jours de plus, la muraille et les tourelles seraient terminées. Alors, les horreurs du Vlagh devraient se tenir à carreau.
Narasan passa le plus clair de son temps à observer l’évolution du chantier. Il s’intéressa aussi aux progrès des barricades que les soldats de Padan construisaient sur la pente. Les obstacles, disposés en demi-cercle, comme le stipulait le manuel, partaient du pied du mur et se succédaient sur la pente à intervalles réguliers. Si Padan avait le temps, l’ouvrage atteindrait probablement la lisière du désert.
Somme toute, des positions défensives d’un strict classicisme !
N’étaient quelques spécialités locales… Selon Gunda, certaines armées trogites équipaient leurs barricades de pieux très pointus. Mais dans l’Empire, on ne les enduisait jamais de venin.
Le colonel était satisfait des travaux. La brèche obstruée, ils repousseraient les hordes du Vlagh pendant des mois, et sans encaisser de trop lourdes pertes.
Près des fortifications, Keselo continuait d’initier les paysans à l’art délicat de la phalange. Malgré ses préventions contre les bleus trop malins, Gunda dut reconnaître que le garçon s’en tirait très bien. A présent, les fermiers étaient presque aussi bons que des soldats de métier.
— Narasan, tu gardes un œil sur Keselo ? Il est rudement doué…
— Je le suis de près depuis longtemps, Gunda.
— Il a du potentiel, non ?
— Tu peux le dire… Si nous évitons de le faire tuer, il ira loin.
— Jusqu’à ton poste, tu crois ?
— Ce n’est pas exclu… Il est intelligent et très pédagogue. Je pensais que les paysans ne nous serviraient à rien. En peu de temps, il en a fait d’excellents soldats. Il leur reste à subir le baptême du feu, mais je parie qu’ils s’en sortiront honorablement.
— Nous verrons, fit Gunda. Cette guerre n’aura pas grand-chose d’ordinaire. Alors, ne compte pas sur moi pour miser un sou !
La muraille était presque finie quand Veltan, qui campait près du geyser, vint informer Narasan de l’arrivée de Barbe-Rouge, avec plusieurs milliers d’archers du Domaine de Zelana.
— Il a retrouvé Arc-Long près de la falaise ouest, dit le maître du Sud. J’ai des informations à te transmettre de sa part, général.
— Par exemple où il était ces derniers temps ? avança Padan.
— Il avait du pain sur la planche, éluda finement le dieu.
Quand Narasan et ses officiers approchèrent du camp, Barbe-Rouge était en grande conversation avec dame Zelana.
— Que fiche Arc-Long ? demanda Lièvre. Et pourquoi passe-t-il son temps dans les montagnes ?
— La dernière fois que je l’ai vu, répondit Barbe-Rouge, il patrouillait au sommet de la falaise occidentale. On m’a dit qu’il y avait eu des problèmes, au sud ?
— Arc-Long a dû les régler, répondit Narasan. Je lui ai confié tous les archers de mon armée, avec la mission de mettre un terme à la seconde invasion.
— Il m’en a parlé, oui… Ses affaires s’arrangeront, maintenant qu’il travaille avec des types qui savent par quel bout armer un arc. Sans vouloir t’offenser, général, tes archers ne sont pas des flèches. Il leur arrive de s’entraîner ?
— Le règlement de l’armée trogite les en empêche, répondit Padan. Cinq heures de marche par jour, plus cinq d’escrime, ne leur laissent pas le temps de tirer.
— Pourquoi portent-ils des épées ? demanda le Dhrall roux.
— La tradition… Les officiers et les instructeurs ne voient que par elle. Les soldats sont censés s’étriper à coups d’épée. Chez nous, l’arc est une abomination. Tuer un homme à plus d’un mètre cinquante de distance ne semble pas… hum… courtois.
— Il me fait marcher ? demanda Barbe-Rouge au général.
— Eh bien… non, répondit Narasan, un peu gêné. Il est peut-être temps de modifier le règlement.
— Tu crois que ça n’entraînera pas la fin du monde ? fit mine de s’étonner Padan.
Le général ne releva pas la saillie.
— Continue ton histoire, Barbe-Rouge, dit-il.
— Arc-Long a dû faire tout le travail quand des soldats en uniforme rouge ont tenté de grimper ici. Faute de les cribler de flèches, vos archers arrivent à repérer les ennemis. Mon ami les a chargés de la surveillance des voies d’accès. A présent que des tireurs compétents l’épaulent, il pourra se reposer un peu. Et les envahisseurs en rouge ne nous ennuieront plus.
— Vos archers doivent venir ici ! s’exclama Gunda. Notre stratégie repose sur eux.
— Dans ce cas, nous avons un problème intéressant… On peut en discuter des heures, si ça vous amuse, mais Arc-Long a déjà réquisitionné la moitié des archers dhralls. Et je doute qu’il consente à vous les rendre…