2.4.16.55.021 : Lors de déplacements intercollectifs, les hommes doivent adopter la tenue vestimentaire n° 6. Le port du chapeau est conseillé, mais non obligatoire.
Tout a commencé quand mon père n’a pas voulu voir le Dernier Lapin, et s’est terminé quand je me suis retrouvé englouti par une plante carnivore. Ce n’est pas vraiment ce que j’avais envisagé pour mon avenir : j’avais plutôt espéré épouser une Sang de Bœuf pour rejoindre leur lignée dynastique. Mais c’était il y a quatre jours, avant que je rencontre Jane, que je récupère le Caravage et que j’explore Haut-Safran. Ainsi donc, au lieu de savourer les aspirations à l’ascension chromatique, j’étais totalement immergé dans la soupe digestive d’un arbre yateveo. Tout cela était profondément désagréable.
Mais en un sens, ce n’était pas si terrible que ça, et pour les raisons suivantes : d’abord, j’avais eu la chance d’atterrir la tête en bas et je mourrais donc noyé dans moins d’une minute, ce qui valait beaucoup mieux que d’être dissous vivant sur une période de plusieurs semaines. Deuxièmement, et plus important encore, je n’allais pas mourir dans l’ignorance. J’avais découvert ce qu’aucune quantité de mérites ne peut vous procurer : la vérité. Pas toute la vérité, mais une bonne partie quand même. Et c’est pourquoi tout cela était profondément désagréable. Je n’allais rien pouvoir en faire, et cette vérité était bien trop énorme et terrible pour rester ignorée. Mais au moins, j’avais pu la tenir dans mes mains pendant une bonne heure et comprendre ce qu’elle signifiait.
Au départ, je n’avais pas particulièrement cherché à découvrir quelque vérité que ce soit. En fait, j’avais été envoyé dans les Franges Extérieures pour effectuer un recensement des chaises et acquérir un peu d’humilité. Mais la vérité m’avait inexorablement trouvé, comme le font souvent les vérités importantes, telles des pensées égarées à la recherche d’un esprit où se loger. J’avais aussi trouvé Jane, ou peut-être était-ce elle qui m’avait trouvé. Cela n’a pas vraiment d’importance. Nous nous étions trouvés. Et bien qu’elle fût une Grise et moi un Rouge, nous partagions une même soif de justice qui transcendait les questions de politique chromatique. Je l’aimais, et qui plus est, je commençais à penser qu’elle m’aimait. Après tout, elle s’était excusée avant de me pousser sur le sol dénudé au pied du yateveo, et elle ne l’aurait pas fait si elle n’avait rien ressenti pour moi.
Voilà pourquoi nous revenons ici quatre jours plus tôt, dans la ville de Vermillon, le Moyeu Régional du Secteur Rouge-Ouest. Mon père et moi étions arrivés en train la veille, et nous avions passé la nuit au Dragon vert. Nous avions assisté au Chant Matutinal et prenions maintenant notre petit déjeuner, quelque peu dépités mais pas autrement surpris que les Gris matinaux aient déjà pris le bacon, ne nous en laissant que l’odeur délicieuse. Il nous restait quelques heures avant de reprendre le train, et nous avions décidé de faire un peu de tourisme.
— On pourrait aller voir le Dernier Lapin, proposai-je. À ce qu’on m’a dit, il vaut le détour.
Mais Papa n’allait pas se laisser aussi facilement convaincre par le caractère unique du Lapin. Il dit que nous n’aurions jamais le temps de voir la Carte Mal Dessinée, le Mémorial d’Oz, le Jardin Coloré et le Lapin avant le départ du train, et fit remarquer que non seulement le musée de Vermillon possédait la plus belle collection de bouteilles de Vimto de tout le Collectif, mais qu’en plus il y avait tous les lundis et jeudis une démonstration de gramophone.
— Quatorze secondes de Something Got Me Started, de M. Simply Red, dit-il comme si une vague référence à la couleur rouge pouvait me faire basculer.
Mais je n’étais pas tout à fait prêt à rendre les armes.
— Le Lapin commence à se faire vieux, insistai-je – car j’avais lu la brochure Comment tirer le meilleur parti de votre expérience du Lapin –, et on n’est plus obligé de le caresser.
— Le problème n’est pas tant de devoir le caresser, dit Papa en frissonnant, c’est surtout les oreilles. Bon, de toute façon, je peux avoir une existence productive et bien remplie sans avoir jamais vu de lapin.
C’était vrai, et je le rejoignais sur ce point. Simplement, j’avais promis à mon meilleur ami, Fenton, ainsi qu’à cinq autres camarades, d’enregistrer pour leur compte le code Taxa du Lapin solitaire, leur permettant ainsi de l’inscrire comme « Vu par procuration » dans leur album d’animaux repérés. Je leur avais même fait payer vingt-cinq centimes chacun, et j’avais tout dépensé en réglisse pour Constance et en une paire de lacets rouge synthétique pour moi.
Après quelques minutes de marchandage, nous tombâmes finalement d’accord pour visiter toutes les attractions de la ville dans un ordre circulaire afin d’économiser le cuir de nos semelles. Le Lapin viendrait en dernier, après le Jardin Coloré.
Ainsi donc, la décision ayant été prise d’inclure au moins le Lapin dans les distractions de la matinée, mon père retourna à son toast, son thé et son numéro de Spectrum tandis que je promenais un regard distrait sur la salle à manger défraîchie, en quête d’inspiration pour la carte postale que j’étais en train d’écrire. Le Dragon vert datait d’avant l’Épiphanie, et comme beaucoup de choses dans le Collectif, il avait connu bien des époques, chacune un peu plus décrépite que la précédente. La peinture s’écaillait sur les murs, les moulures en plâtre se desséchaient et tombaient en morceaux, les nappes en linoléum étaient usées jusqu’à la trame et les couverts étaient tordus, cassés, ou avaient carrément disparu. Mais la chaude odeur des toasts, du café et du bacon, l’amabilité familière du personnel et la conversation bruyante d’étrangers profitant d’une rencontre éphémère conféraient à l’établissement un charme particulier qu’aucun des salons de thé éminemment respectables et exclusifs de Jade-sous-Limon ne pourrait jamais égaler. Je remarquai aussi que, malgré l’absence de Règles concernant les plans de table dans les lieux à teinte non spécifique, les clients s’étaient inconsciemment répartis selon des critères chromatiques. En témoignage de respect, l’Ultraviolet s’était vu accorder une table à lui tout seul, tandis que plusieurs Gris se tenaient sur le seuil de la porte attendant patiemment que toute une table se libère, bien qu’il y eût plusieurs places disponibles çà et là.
Nous partagions une table avec un couple de Verts. Ils étaient d’âge mûr, et suffisamment riches pour s’habiller en vert artificiel afin que tous puissent constater leur dévouement enthousiaste à leur teinte, un étalage luxueux et ostentatoire sans doute financé par la vente de leur allocation d’enfant. Nos propres vêtements étaient teints dans une nuance visible seulement par d’autres Rouges, de sorte qu’aux yeux de ces Verts assis en face de nous, nous n’avions que nos Taches Rouges pour nous distinguer des Gris et étions l’objet d’un égal mépris. Quand on dit que le rouge et le vert sont complémentaires, cela ne veut pas dire qu’ils s’aiment. En fait, le seul point sur lequel les Rouges et les Verts soient vraiment d’accord, c’est qu’ils détestent encore plus les Jaunes.
— Vous, fit la Verte en pointant sa cuillère vers moi d’une façon particulièrement grossière, allez me chercher de la marmelade.
Je m’exécutai sans rechigner. L’attitude dominatrice de la Verte n’était pas inhabituelle. Nous étions situés trois crans au-dessous d’elle dans l’Échelle Chromatique, ce qui signifiait en principe que nous lui étions subordonnés. Mais bien que situés plus bas dans l’Ordre, nous étions néanmoins Primaires dans le Modèle de Couleurs Rouge-Jaune-Bleu, et un Rouge aurait toujours un siège au Conseil de village, une chose que les Verts, avec leur statut bâtard de Bleu-Jaune, ne pourraient jamais obtenir. Ils en étaient profondément et merveilleusement vexés. Au contraire des Oranges lymphatiques, qui acceptaient leur sort avec bonne humeur et effacement, les Verts n’arrivaient pas à surmonter le sentiment qu’on ne les prenait pas assez au sérieux. La raison en était simple : ils avaient presque l’exclusivité de la couleur du monde naturel et considéraient que l’étendue de leur don visuel devrait se refléter dans leur importance au sein du Collectif. Seuls les Bleus pouvaient même envisager de leur disputer cette répartition inégale du Spectre, puisque le ciel leur appartenait, mais cette prérogative portait sur une surface plutôt que sur une variété de nuances, et quand le ciel était couvert, ils ne pouvaient même plus y prétendre.
Mais si je pensais qu’elle me donnait des ordres uniquement à cause de ma teinte, je me trompais. Je portais un badge « Besoin d’Humilité » au-dessous de ma Tache Rouge. Il résultait d’un incident avec le fils du Prévôt en Chef, et j’étais obligé de le porter toute une semaine. Si la Verte avait été un peu plus raisonnable, elle aurait pu m’épargner la corvée, du fait du badge prestigieux que je portais également, celui des « Mille Mérites ». Mais peut-être s’en moquait-elle, après tout. Elle avait sans doute simplement envie de marmelade.
J’allai chercher le bocal sur la desserte, le rapportai et m’inclinai respectueusement avant de me remettre à ma carte postale. Elle représentait le vieux pont de pierre de Vermillon, avec une légère teinte de bleu ajoutée dans le ciel moyennant un supplément de cinq centimes. J’aurais pu en payer dix pour avoir aussi de l’herbe verdie, mais la carte était destinée à ma fiancée putative, Constance Sang de Bœuf, qui jugeait la surcolorisation plutôt vulgaire. Les Sang de Bœuf étaient strictement vieille teinte et, dans la mesure du possible, préféraient les nuances discrètes, bien qu’ils eussent les moyens de décorer leur maison dans les chromas les plus élevés. En fait, pour eux, un bon nombre de choses étaient vulgaires, et cela incluait les Rousseau qu’ils considéraient comme des « nouveaux colorés ». D’où mon statut de « fiancé putatif ». Papa avait négocié ce que nous appelions une « demi-promesse », c’est-à-dire que j’étais le premier choix possible pour Constance. Même s’il n’était pas tout à fait réciproque, c’était quand même un bon accord : il reconnaissait implicitement que, bien qu’étant un Rousseau et encore Gris trois générations plus tôt, je pourrais bien me révéler capable de voir une quantité significative de rouge, et qu’on ne pouvait donc m’ignorer complètement.
— Alors, tu écris déjà à Face de Poisson ? me demanda mon père en souriant. Elle n’a quand même pas une si mauvaise mémoire que ça ?
— C’est vrai, concédai-je, mais malgré son nom, la constance est peut-être son attribut le moins bien défini.
— Ah. Roger Marron continue de lui renifler autour ?
— Comme les mouches attirées par l’odeur de l’hellébore fétide. Et tu ne dois pas l’appeler Face de Poisson.
— Encore un peu de beurre, fit la Verte. Et on ne lambine pas, cette fois.
Nous terminâmes notre petit déjeuner et, après avoir empaqueté nos affaires, nous descendîmes à la réception où Papa demanda au porteur de s’occuper d’acheminer nos valises jusqu’à la gare.
— Une magnifique journée, dit l’hôtelier quand nous réglâmes la facture.
C’était un homme mince, au nez bien dessiné, à qui il manquait une oreille. La perte d’une oreille n’était pas inhabituelle, tant elles pouvaient facilement être arrachées, mais ce qui sortait de l’ordinaire, c’était qu’il ne se fût pas donné la peine de la faire recoudre, une opération relativement banale. Plus intéressant encore, il portait sa Tache Bleue tout en haut de son revers de veston. C’était une façon non officielle, mais très largement répandue, d’indiquer qu’il savait comment « arranger » les choses moyennant finances. La veille au soir, nous avions eu des écrevisses au dîner et il ne les avait pas décomptées dans nos carnets de rations. Cela nous avait coûté un demi-mérite de plus, discrètement enveloppé dans une serviette.
— Chaque journée est magnifique, déclara mon père d’un ton enjoué.
— C’est un fait, répondit aimablement l’hôtelier tandis que nous échangions nos feedbacks – l’hôtel pour sa propreté et son confort raisonnable, et nous pour ne pas avoir fait honte à l’établissement par nos manières à table ou en parlant trop fort dans des zones publiques.
— Vous comptez voyager loin, ce matin ? nous demanda-t-il enfin.
— Nous nous rendons à Carmin-Est.
Le Bleu changea aussitôt d’attitude. Il nous regarda d’une façon bizarre, nous rendit nos carnets de mérites et nous souhaita un avenir joyeusement dépourvu d’événements avant de s’occuper rapidement d’un autre client. Nous donnâmes un pourboire au porteur en lui rappelant l’heure de départ de notre train, puis nous nous mîmes en route pour voir la première attraction de notre itinéraire.
— Hum, fit mon père en contemplant la Carte Mal Dessinée après que nous eûmes donné nos dix centimes et pénétré dans la salle d’exposition, une pièce triste mais propre. Pour moi, ça n’a ni queue ni tête.
Si la Carte Mal Dessinée n’était pas très excitante, au moins elle portait bien son nom.
— C’est sans doute pour ça qu’elle a survécu à la déFactualisation, suggérai-je.
En effet, la carte était non seulement déroutante, mais aussi très rare – à part la célèbre vue géochromatique des Parker Brothers représentant le monde des Précédents, c’était la seule carte pré-épiphanique connue. Cela étant, sa rareté ne suffisait pas à la rendre intéressante, et nous continuâmes de l’examiner d’un air perplexe pendant quelques minutes, espérant la comprendre de travers à un niveau plus profond, ou du moins en avoir pour notre argent.
— Plus nous la regardons, plus la donation à l’entrée devient bon marché, expliqua mon père.
Je pensai un instant demander combien de temps il faudrait encore la regarder avant qu’on nous doive de l’argent, mais je m’abstins.
Papa remit son guide dans sa poche et nous ressortîmes au soleil. Nous avions l’impression de nous être fait escroquer de nos dix centimes, mais nous laissâmes poliment un feedback positif, car après tout, le conservateur n’était pas responsable de la médiocrité de l’objet exposé.
— Papa ?
— Oui ?
— Pourquoi le gérant de l’hôtel a-t-il réagi comme ça quand tu lui as parlé de Carmin-Est ?
Mon père réfléchit un instant avant de répondre :
— Les Franges Extérieures ont la réputation d’être antisocialement dynamiques, et certains considèrent que la fertilité en événements peut conduire à des pensées progressistes, avec tous les risques que cela comporte pour la Stase.
C’était une remarque diplomatiquement presciente, et à laquelle j’eus l’occasion de repenser dans les jours qui suivirent.
— Oui, fis-je, mais qu’est-ce que tu en penses, toi ?
Il sourit.
— Je pense que nous devrions aller voir le Mémorial d’Oz. Même s’il est aussi ennuyeux qu’un magnolia, il devrait quand même être mille fois plus intéressant que la Carte Mal Dessinée.
Nous nous dirigeâmes vers le musée le long des rues bruyantes en nous imprégnant de l’animation, de l’agitation, de la poussière et de la chaleur de Vermillon. On y trouvait des commerçants ambulants qui vendaient les nécessités de la vie quotidienne – bergers, marchands des quatre saisons, vendeurs d’eau et de tourtes, conteurs et devineurs de poids –, tandis que les petites échoppes répondaient aux besoins à plus long terme – réparateurs, vendeurs d’artéfacts, négociants en cuillères et boutiques de calcul qui proposaient des additions et des soustractions sans rendez-vous. Des modérateurs et des contournistes offraient leurs services (facturés à la minute) pour toute affaire concernant les Règles, et il y avait même une boutique consacrée uniquement au commerce des flotteurs, et une autre spécialisée dans la généalogie des codes postaux. Je remarquai dans la foule la présence d’un nombre de Jaunes plus important qu’à l’ordinaire, sans doute là pour repérer d’éventuels échanges illégaux de couleurs, du commerce de graines ou des gens courant avec un instrument tranchant à la main.
De façon assez inhabituelle pour un Moyeu Régional, Vermillon était situé presque à la limite du monde civilisé. Au-delà, à l’est, il n’y avait que les montagnes de Pierre-Rouge et des avant-postes isolés tels que Carmin-Est. Dans la zone inhabitée, on trouvait des terres sauvages, de la mégafaune, des villages perdus regorgeant de couleur de récupe non exploitée et vraisemblablement des bandes de Racaille nomade. C’était tout à la fois excitant et inquiétant, et il y avait une semaine encore, je n’avais jamais entendu parler de Carmin-Est, et encore moins imaginé que je pourrais y passer un mois afin de procéder à un « Réalignement d’Humilité ». Mes amis avaient été horrifiés que je sois traité de la sorte et avaient exprimé leur indignation (de faible à modérée). Ils avaient déclaré qu’ils auraient même lancé une pétition, si seulement ils s’étaient donné la peine de trouver un crayon.
— Les Franges sont un repaire de prunes molles, de têtes molles et de teintes molles, avait fait remarquer Coop Rose (qui, à dire vrai, pouvait confortablement prétendre à ces trois attributs).
— Et méfie-toi des losers, masturbateurs, fornicateurs et autres sauteurs de barrière, avait ajouté Tarquin (qui, étant donné son historique familial, avait également sa place dans chacune de ces catégories).
Ils m’avaient ensuite informé que je serais officiellement déclaré aliéné mental si je quittais, ne fut-ce qu’une seconde, la sécurité des limites du village, et que, au bout d’une semaine dans les Franges, j’en viendrais à manger avec les doigts, traîner les pieds et avoir les cheveux qui dépassent du col. Je faillis décider de racheter ma mission en empruntant des mérites à ma tante Béryl, deux fois veuve, mais Constance Sang de Bœuf était d’un avis différent.
— Tu vas faire quoi ? m’avait-elle demandé quand j’eus mentionné la raison de mon voyage à Carmin-Est.
— Un recensement des chaises, ma poupette. Le Bureau Central craint que la densité des chaises ne soit tombée au-dessous du minimum prescrit de 1,8 par personne.
— C’est terriblement excitant. Est-ce qu’un pouf compte pour une chaise, ou simplement un gros coussin ?
Elle avait poursuivi en disant que je ferais preuve d’une audace insigne et d’un courage admirable si j’y allais, et je me ravisai donc. Avec la perspective de m’unir à la famille Sang de Bœuf, et d’être moi-même un candidat possible à la Prévôté, j’allais avoir besoin de toute l’expérience que pouvaient m’apporter ce voyage et le comptage du mobilier, même si le prix à payer était un séjour d’un mois dans l’environnement intolérablement primitif des Franges Extérieures.
Le Mémorial d’Oz surpassait la Carte Mal Dessinée en ce sens qu’il était déconcertant en trois dimensions au lieu de deux. Ce bronze partiel représentait un groupe d’animaux aux formes étranges, l’ensemble mesurant deux mètres de haut sur un mètre vingt de large. D’après le guide du musée, la sculpture avait été coupée en morceaux et jetée dans la rivière trois siècles plus tôt, dans le cadre de la déFactualisation, de sorte qu’il ne restait plus que deux personnages sur les cinq qu’elle comportait probablement à l’origine. Le mieux préservé des deux était une truie vêtue d’une robe et affublée d’une perruque. À côté d’elle se tenait un ours au corps bulbeux avec une cravate nouée autour du cou. Il ne restait pratiquement rien des troisième et quatrième personnages. Quant au cinquième, on n’en voyait plus que deux pieds griffus sectionnés au niveau des chevilles et qui ne ressemblaient à ceux d’aucune créature vivant encore de nos jours.
— Les yeux sont très grands et très humains pour un cochon, dit mon père en s’approchant pour mieux distinguer les détails, et j’ai vu bien des ours dans ma vie, mais aucun ne portait de chapeau.
— Ils avaient un goût marqué pour l’anthropomorphisme, me hasardai-je à dire.
Tous s’accordaient à le reconnaître. Parmi les nombreuses coutumes inexplicables des Précédents, la plus mystérieuse était leur tendance à interpoler les faits avec la fiction, ce qui rendait bien difficile de déterminer ce qui s’était réellement passé. Nous savions que ce bronze avait été coulé en l’honneur d’Oz, mais l’inscription complète figurant sur le socle avait été considérablement érodée et l’œuvre restait donc déconnectée de toutes les autres références à Oz qui avaient pu filtrer jusqu’à nous au cours des siècles. Des groupes de discussion avaient longuement débattu de la « Question d’Oz » et avaient publié de nombreux articles érudits dans les pages de Spectrum. Mais alors que des restes d’Hommes en Fer-Blanc ont été exhumés par des escouades de récupe, et que la Cité d’Émeraude existe toujours en tant que centre culturel et administratif, on n’a encore jamais trouvé la moindre trace concrète de routes en brique jaune dans le Collectif, qu’il s’agisse de jaune naturel ou synthétique – et les naturalistes ont depuis longtemps exclu la possibilité que les singes puissent voler. On convenait généralement qu’Oz avait été une fiction, et une fiction particulièrement bizarre, mais le bronze demeurait néanmoins. Tout cela était un peu énigmatique.
Nous ne restâmes que peu de temps pour regarder les autres objets du musée, et seulement ceux qui présentaient un minimum d’intérêt. Nous nous arrêtâmes pour contempler la collection de bouteilles de Vimto, la Ford Fiesta impeccablement conservée avec son niveau indécent d’obsolescence incorporée, puis le Turner dont Papa déclara que « ce n’était pas son meilleur ». Après cela, nous descendîmes à l’étage inférieur où nous pûmes admirer le diorama grandeur nature consacré à la Racaille, représentant un campement typique d’Homo sauvagensis. Il était d’un réalisme troublant, plein de sauvagerie et de concupiscence débridée, basé en majeure partie sur l’ouvrage fondateur d’Alfred Petitpois Sept minutes parmi la Racaille. Nous regardions les mannequins inertes en même temps qu’un petit groupe d’écoliers qui étudiaient sans doute l’ordre inférieur de l’Homme dans le cadre d’un projet de Conjecture Historique.
— Est-ce qu’ils mangent vraiment leurs bébés ? demanda l’une des élèves qui contemplait la scène avec une fascination horrifiée.
— Absolument, répondit leur professeur – une Bleue âgée qui aurait pu s’abstenir d’en rajouter –, et ils te mangeront aussi si tu ne respectes pas tes parents, si tu ne te conformes pas aux Règles et si tu ne finis pas ton assiette de légumes.
Personnellement, j’avais quelques doutes sur les affirmations les plus grotesques concernant la Racaille. Mais je les gardais pour moi. La conjecture est un plat qui ne se mange pas.
Il s’avéra qu’il n’y aurait pas de démonstration du phonographe, parce qu’il avait été mis – ainsi que le disque musical – « hors d’usage » au moyen d’un gros marteau. Ce n’était pas le résultat d’un acte de malveillance, mais la conséquence nécessaire d’une question de conformité au Bond en Arrière, parce qu’un imbécile n’avait pas mentionné l’appareil dans le certificat d’exemption pour l’année en cours. Le personnel du musée en semblait un peu contrarié, car la destruction de cet artéfact réduisait les phonographes de la collectivité en état de marche à une seule machine détenue par le musée du Truc-Qui-S’est-Passé à Cobalt.
— Mais ce n’est pas si grave que ça, nous dit le conservateur, un Rouge aux sourcils très fournis. Au moins, je peux me targuer d’être la dernière personne à avoir entendu M. Simply Red.
Et après avoir fourni un feedback détaillé, nous quittâmes le musée pour nous rendre aux jardins municipaux.
En chemin, nous nous arrêtâmes un instant pour admirer une peinture murale impressionnante, une œuvre très ancienne déployée sur le pignon en brique d’une maison. Elle invitait un public depuis longtemps disparu à « Boire Ovomaltine pour la Santé et la Vitalité » et une image représentait un mug et deux enfants à l’air étrange, mais heureux, dont les yeux grands comme des ballons regardaient le monde avec une satisfaction et une envie manifestes. Bien que très estompés, les composants rouges des lèvres et du texte se distinguaient encore. Les peintures murales pré-épiphaniques étaient rares, et quand elles représentaient des Précédents, elles donnaient la chair de poule. C’était à cause des yeux. Au lieu d’être des points minuscules, comme c’est le cas pour les gens normaux, leurs pupilles étaient larges, sombres et vides comme s’ils avaient la tête creuse, ce qui donnait à leur expression de bonheur un aspect particulièrement artificiel. Nous restâmes un moment à les contempler, puis nous reprîmes notre chemin.
Aucun visiteur ne peut se permettre de rater un jardin colorisé, et celui que proposait Vermillon était à la hauteur de nos espérances. Les jardins s’étendaient à l’intérieur des murs de la ville, non loin du pont, et formaient une enclave feuillue d’ombres tachetées, de fontaines, de pergolas, d’allées de gravier, de statues et de parterres de fleurs. Il y avait aussi un kiosque à musique et une boutique de marchand de glaces, bien qu’il n’y eût plus d’orchestre pour jouer ni de glaces à vendre. Mais ce qui faisait l’intérêt tout particulier du parc de Vermillon, c’était son alimentation directe à partir du Réseau, de sorte que les couleurs y étaient remarquablement vives. Nous nous approchâmes de la pelouse principale en passant devant le Rodin enrobé d’un pittoresque enchevêtrement de plantes grimpantes. Nous pûmes alors admirer l’étendue de vert synthétique, qui marquait un progrès considérable par rapport au jardin de notre village car le schéma global était ajusté à la prédominance d’yeux Rouges. À Jade-sous-Limon, on a tendance à privilégier ceux qui voient le vert de sorte que l’herbe n’y a pratiquement pas de couleur, et que tout ce qui est rouge se révèle beaucoup trop vif. Ici, l’équilibre était presque parfait, et nous restâmes à contempler en silence la subtile symphonie chromatique déployée sous nos yeux.
— Je donnerais ma prune gauche pour pouvoir déménager dans un Secteur Rouge, murmura Papa dans une rare manifestation de vulgarité.
— Tu l’as déjà promise, lui fis-je remarquer, dans le vague espoir que le Vieux Magenta prendrait sa retraite anticipée.
— Ah, j’ai fait ça, moi ?
— L’automne dernier, après l’incident avec le rhinosaure.
— Ce type est un parfait imbécile, dit Papa en secouant tristement la tête.
Le Vieux Magenta était notre Prévôt en Chef, et comme beaucoup de Pourpres, il avait déjà du mal à se reconnaître dans la glace.
— Tu crois que c’est vraiment la couleur de l’herbe ? me demanda mon père après un moment de réflexion.
Je haussai les épaules. Il n’y avait aucun moyen de le savoir. C’était l’idée que se faisait la Couleur Nationale de ce que devrait être la couleur de l’herbe, voilà tout. Demandez à un Vert à quel point l’herbe est verte, et il vous demandera à quel point une pomme est rouge. Mais ici, il était intéressant de noter que l’herbe n’était pas d’un vert uniforme. Une zone grande comme un court de tennis, dans un coin au fond de la pelouse, s’était transformée en un bleu-vert assez déplaisant. Cette discordance se propageait comme une tache d’humidité, et le ton décalé s’était également emparé d’un arbre et de plusieurs parterres de fleurs qui affichaient maintenant des teintes inhabituelles tout à fait en dehors de la Gamme Botanique Standard. Un homme examinait l’intérieur d’une trappe d’accès près de l’anomalie, et nous nous approchâmes pour jeter un coup d’œil.
Nous nous attendions à ce que ce fût un technicien de la Couleur Nationale chargé de régler le problème, mais c’était en fait un gardien du parc, un Rouge. Il remarqua nos badges de tache et nous salua aimablement.
— Des problèmes ? demanda Papa.
— De la pire espèce, répondit le gardien d’un air las. Encore un blocage. Le Conseil promet tout le temps de faire réaménager les conduites du parc, mais dès qu’il a un peu d’argent, il le dépense en systèmes d’alarme contre les attaques de cygnes, en protection contre la foudre ou un truc aussi idiot.
Ces propos étaient quelque peu inconsidérés, mais nous étions entre Rouges et il savait qu’il n’avait rien à craindre.
C’est avec curiosité que nous jetâmes un coup d’œil dans la trappe d’accès, où les tuyaux de cyan, de magenta et de jaune aboutissaient à l’un des nombreux mélangeurs soigneusement calibrés afin d’obtenir les différentes teintes requises pour l’herbe, les buissons et les fleurs. De là, ils alimentaient le réseau de capillaires installés sous la surface du parc. La colorisation des jardins était une tâche complexe nécessitant de faire correspondre les coefficients osmotiques de chaque plante à la masse spécifique des teintures – et ce n’était qu’un début : il fallait ensuite régler les taux de pression d’évaporation et les variations saisonnières des teintes. Les Coloristes méritaient largement leurs privilèges et leurs bonus.
J’avais une bonne idée de la nature du problème sans même avoir à regarder les compteurs de débit. La teinte bleu-vert de la pelouse, l’aspect grisâtre des euphorbes et les coquelicots violacés dénotaient un déficit localisé de jaune, ce qui était effectivement le cas – l’aiguille du compteur du jaune était bloquée sur zéro. Mais comme le tube de contrôle était bien rempli, le problème ne se situait pas au niveau de l’alimentation.
— Je crois savoir ce qui ne va pas, dis-je calmement en sachant très bien qu’intervenir sans autorisation sur une installation de la Couleur Nationale entraînait– à juste titre – une amende de cinq cents mérites.
Le gardien me regarda, jeta un coup d’œil à mon père, puis il se tourna de nouveau vers moi. Il se mordit la lèvre, se gratta le menton et examina prudemment les alentours avant de me demander à voix basse :
— Est-ce que ça peut se réparer facilement ? Nous avons un mariage à quinze heures. Ce ne sont que des Gris, mais nous tenons quand même toujours à faire un effort.
Je regardai Papa, qui hocha la tête pour me signifier son accord. Je désignai le tuyau.
— Le compteur de jaune s’est coincé, si bien que la pelouse ne reçoit plus que le composant cyan du vert de l’herbe. Naturellement, pour rien au monde je ne recommanderais d’enfreindre les Règles, ajoutai-je pour être sûr d’être couvert si les choses devaient tourner au brun. Mais je pense qu’un coup sec avec le talon d’une chaussure pourrait sans doute le débloquer.
Le gardien jeta un coup d’œil circulaire, puis il ôta une chaussure et fit ce que j’avais suggéré. Presque aussitôt, un gargouillis se fit entendre.
— Que je sois jauni, dit-il. Aussi simple que ça, hein ? Tenez.
Et il me tendit un demi-mérite. Il nous remercia et s’éloigna pour ramasser des brins d’herbe en vue de récupérer le cyan-jaune.
— Comment savais-tu que c’était ça ? me demanda mon père une fois que nous fûmes hors de portée de voix.
— Oh, des choses que j’ai entendues à droite et à gauche, répondis-je.
Quelques années plus tôt, nous avions eu une rupture de conduite de magenta, ce qui avait été à la fois dramatique et très excitant – une fontaine de pourpre cascadant dans la grand-rue. Nous avions presque aussitôt été envahis par une équipe de la Couleur Nationale et je m’étais proposé pour faire le thé. Le vocabulaire technique des Coloristes était assez obscur, mais j’avais réussi à retenir quelques termes. C’était le rêve de chaque résident de travailler à la Couleur Nationale, mais aussi une perspective irréaliste : il fallait avoir des yeux, un feedback, des mérites et une capacité de flagornerie au-delà de l’exemplaire. Sur mille personnes qualifiées, une seule pouvait même espérer se présenter au concours d’entrée.
Nous poursuivîmes notre promenade dans le jardin aussi longtemps que notre horaire nous le permettait, en nous imprégnant des couleurs synthétiques qui nous entouraient et qui nous faisaient le plus grand bien. De façon assez inhabituelle, il y avait des hortensias de deux couleurs différentes, et des azalées délicatement teintées à la main qui ne semblaient pas s’inscrire dans la gamme CMJ : un luxe rare, et apparemment le legs d’un riche Lilas. Nous remarquâmes qu’il n’y avait pas beaucoup de jaune pur dans le jardin, probablement une concession faite aux Jaunes de la ville. Ils aimaient que leurs fleurs aient l’air naturelles, et comme ils pouvaient causer pas mal d’ennuis si l’on n’accédait pas à leurs désirs, ils obtenaient généralement ce qu’ils voulaient. En repassant devant la pelouse pour sortir, nous vîmes que l’herbe de l’anomalie commençait à reprendre son Vert de Pelouse Fraîche, plus techniquement connu sous l’appellation 102-100-64. Elle retrouverait son chroma parfait à temps pour le mariage.
Nous quittâmes le Jardin Coloré et retournâmes vers la grand-place. En chemin, nous passâmes devant un Sauteur assis sur le bord de la route, recouvert entièrement d’une couverture d’où ne dépassait que le bras à aumônes. Je posai dans sa paume le demi-mérite que je venais d’acquérir, et la silhouette hocha la tête en remerciement. Papa consulta sa montre.
— Ma foi, dit-il sans grand enthousiasme, j’imagine qu’il est temps d’avoir notre expérience du Lapin.