En route vers la tour décéa

3.6.23.12.028 : On ne peut boire d’Ovomaltine que juste avant de se coucher.

 

 

Le terrain devint plus difficile et la route moins distincte. Il ne semblait pas y avoir eu beaucoup de passage par ici depuis le cloutage de la Perpétulite. Nous employions une bonne partie de notre temps à nous frayer un chemin au milieu d’épais rhododendrons pour éviter un éventuel yateveo, tout en nous efforçant de ne pas nous écarter de la piste – ce qui était difficile car il faisait parfois si sombre sous l’épais feuillage que nous ne pouvions plus la distinguer. À un moment, je la perdis complètement de vue, et je ne réussis à la retrouver que quand la forêt laissa place à une grande étendue d’herbe.

J’éprouvais une grande nervosité, mais je me détendis quand Tommo et Courtland commencèrent à échanger des banalités. Tommo lui demanda si l’herbe lui semblait jaune, ce à quoi Courtland répondit que tous les verts lui paraissaient jaunes, puisque c’était la seule composante qu’un Jaune pouvait percevoir. Après cinq cents mètres de terrain découvert suivi d’une légère montée, nous trouvâmes une zone de petits tumulus, les vestiges d’un village dont la seule construction encore visible était une grande maison communale en pierre, presque entièrement engloutie par deux ifs. Je notai l’heure et dessinai un plan du village dans mon cahier. De l’autre côté de la route, un épais tapis de mousse et de ronces enveloppait une autre carcasse rouillée, dont les chenilles étaient noyées dans une profusion de primevères, renoncules et reines-des-prés. Bien qu’assez semblable au Farmall que nous avions vu plus tôt, en ce sens qu’il avait le même mode de locomotion, cet engin était beaucoup plus gros et plus solidement construit – par endroits, la coque extérieure faisait bien dix centimètres d’épaisseur. Il était également très endommagé. On aurait dit que quelqu’un avait essayé de le retourner comme un gant. L’acier était déchiqueté et fendu comme une vieille casserole.

— On peut faire une pause ? demanda Courtland.

— D’accord, mais pas plus de cinq minutes.

J’allai examiner une vieille boîte postale, presque avalée par un grand bouleau qui avait poussé autour. La petite porte avait sauté sous la pression et je l’ouvris sans peine. Au milieu des nids d’oiseaux abandonnés et des feuilles moisies, je trouvai les restes d’objets qui avaient été postés, mais jamais relevés. Un pendentif en verre, quelques pièces de monnaie et un téléphone sans fil qui semblait remarquablement bien conservé.

— Oh ! s’écria Tommo en pointant là d’où nous étions arrivés. Je viens juste de voir quelqu’un !

— Ne dis pas de bêtises, répondit Courtland d’un ton qui n’était pas aussi assuré qu’il l’aurait aimé. Il n’y a personne ici à part nous.

— Il était juste derrière cet arbre, là-bas, en train de regarder par-dessus le mur.

Il désignait une partie de mur à moitié effondrée à une trentaine de mètres.

— Tu es sûr ? demandai-je.

— Sûr et certain. Vous croyez que ça pourrait être… une Racaille ?

Nous nous regardâmes. Même Courtland semblait mal à l’aise malgré ses airs bravaches.

— Un seul moyen de le savoir, murmurai-je.

Je courus vers le mur pour jeter un coup d’œil de l’autre côté. Au milieu d’un champ, deux alpagas me regardèrent avec un air de profond ennui avant de se remettre à brouter l’herbe. On ne voyait personne, mais la colline parsemée de fourrés offrait d’excellentes cachettes derrière lesquelles une centaine de Racailles auraient pu se cacher. Je sentis mon estomac se nouer. Je restai là un moment à guetter et à tendre l’oreille. Ne voyant et n’entendant rien, je retournai auprès de mes compagnons.

— Rien d’autre que deux alpagas, leur dis-je. C’est sans doute ce que Tommo a vu. Après tout, personne n’a signalé de Racaille dans cette région depuis… quoi ? Vingt ans ?

— Trente, rectifia Tommo. Mais d’un autre côté, la plupart des gens qui sont venus jusqu’ici ne sont jamais revenus. Et ils mangent les cervelles des…

— La ferme, Tommo, ça n’arrange rien.

— Je suis entièrement d’accord. Tais-toi, Tommo.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Courtland après un moment passé à nous regarder sans rien dire. Les Règles précisent que, si on voit ne serait-ce qu’un indice de la présence de Racaille, on doit aussitôt rentrer.

— Je n’ai rien vu, assurai-je en m’efforçant d’être positif.

— Ah, toi et tes idées à la noix, dit Courtland en se tournant vers Tommo. Et à titre personnel, je suis bien trop précieux à la communauté pour risquer d’être perdu dans une expédition idiote.

— Hier soir, tu semblais tout à fait d’accord pour y aller, répliqua Tommo avec un air de défi.

— Si c’est comme ça, dis-je, pourquoi tu ne rentres pas chez toi ? Personne ne t’en empêche.

Mais Courtland avait beau être arrogant, ce n’était pas pour autant un imbécile. S’il rentrait chez lui prématurément, et si je revenais plus tard, tout le monde saurait qu’il s’était esquivé. Il voulait que tout le village sache qu’il n’était pas seulement le prochain Prévôt Jaune, mais aussi un résident altruiste, prêt à risquer sa vie pour le bien du Collectif.

— Bon, murmurai-je, on se calme. Tommo, tu es certain qu’il y avait quelqu’un ?

Il nous regarda l’un après l’autre et haussa les épaules.

— C’étaient peut-être des alpagas. En fait, c’était sûrement ça.

— Alors, je continue. Qu’est-ce que vous décidez, vous deux ?

Courtland donna une tape sur le crâne de Tommo.

— Espèce d’idiot ! lui dit-il. Je continue, et Cervelle de Porridge aussi.

Je griffonnai une note indiquant que Tommo pensait avoir vu quelqu’un, j’ajoutai la date et détachai la page que je mis sous un petit tas de pierres comme la précédente. J’inscrivis la même chose dans mon journal de bord et nous reprîmes notre chemin, d’un pas un peu plus nerveux et non sans jeter de fréquents coups d’œil par-dessus notre épaule.

Au bout d’une dizaine de minutes, nous atteignîmes le sommet de la colline et nous nous engageâmes dans un bosquet de bouleaux dont les cimes touffues étaient drapées de plantes grimpantes. Parfois, un tronc abattu couvert de mousse barrait notre chemin. Sachant que cet endroit se trouvait à moins de deux heures de route du centre du village, il semblait surprenant que presque personne ne l’ait visité depuis cinq siècles. C’était très excitant de se trouver en Plein Air, mais assez inquiétant aussi. Je sentais mon cœur battre plus vite, et mes oreilles se dressaient à chaque bruit.

Au bout de vingt minutes d’une marche agréable à travers une plaine herbeuse, avec pour seule compagnie des girafes, des élans et des daims, nous pénétrâmes de nouveau dans un bosquet près d’une autre carcasse de tracteur. Quand nous en sortîmes, nous nous arrêtâmes net.

— Par les bretelles de Munsell, murmura Tommo.

— Qu’est-ce que ce truc fait là ? dit Courtland. Pourquoi avoir construit un bout de pipeline qui vient de nulle part et qui débouche sur nulle part au carré ?

— Je ne sais pas.

Devant nous se dressait un chêne de bonne taille, mais pas du genre grisâtre habituel. Celui-là était d’un pourpre Univisuel éclatant. L’écorce, les feuilles, les glands, les branches et même le tapis d’herbe au-dessous étaient d’un magnifique magenta haut de Spectre. Nous le contemplâmes bouche bée un moment, car aucun de nous n’avait jamais vu quelque chose d’aussi grand dans une couleur aussi inappropriée. Il s’agissait d’un chromoclasme – une rupture du tuyau de magenta de l’alimentation en couleurs CMJ, dont la teinte s’était écoulée dans le sol et avait imprégné la végétation environnante. La Couleurs Nationale n’aimait pas que les gens connaissent le tracé des conduites, non seulement à cause des dégâts potentiels que pourraient faire des fondamentalistes monochromes, mais aussi parce que les villages voisins demanderaient des bretelles de raccordement coûteuses s’ils apprenaient leur existence.

Mais Courtland avait raison. Cela n’avait aucun sens. Nous n’étions pas sur une route reliant quoi que ce soit à quoi que ce soit, et il était également impossible de dire dans quelle direction allait ce pipeline. En tout cas, il semblait bien que nous avions découvert la brèche que le Colorateur cherchait.

— C’est une bonne chose que Violette ne soit pas là, déclara Tommo. Une couleur aussi vive lui aurait donné instantanément la migraine, et vous savez comment elle est quand elle a mal à la tête…

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Quoi ?

Sans répondre, Courtland s’approcha de l’herbe violette et se baissa pour ramasser un fémur humain, lui aussi teinté en magenta. Il jeta un coup d’œil autour de lui et trouva un autre os, la moitié gauche d’un pelvis, celui-là. Il cogna les deux l’un contre l’autre. Nous entendîmes le bruit mat caractéristique d’ossements frais, et non le tintement des morts de longue date.

— Qu’est-ce que tu en penses, Courtie ?

— Deux ans.

Nous nous mîmes alors à explorer les alentours, à la recherche d’un indice permettant d’identifier le mort ou son origine, mais les os avaient été dispersés par les animaux. Nous ne pûmes trouver le crâne, mais je réussis à repérer un mocassin, une boucle de ceinture et un col en Celluloïd. Un code postal et un nom étaient griffonnés dessus – Thomas Émeraude. Ni Courtland ni Tommo ne le connaissaient.

— Beaucoup de Rebooteux se sont perdus par ici, dit Courtland. En général, ils ne sont jamais restés assez longtemps au village pour qu’on retienne leur nom.

— Il avait trois cuillères sur lui, dit Tommo qui les avait trouvées dans l’humus et qui en frottait la terre violette pour déchiffrer les codes gravés sur le manche. Aucun des codes n’est le sien. Tu crois qu’ils sont alloués à quelqu’un ?

— Ils valent une petite fortune s’ils ne le sont pas, dit Courtland. Fais-moi voir.

Tommo les lui tendit, et Courtland les empocha aussitôt avec un sourire cupide.

— Ah, bien joué, Courtie, fît Tommo. Merci beaucoup.

— Pourquoi aurait-il emporté des cuillères pour une expédition de récupe ? demandai-je.

— Il ne les a peut-être pas emportées, répondit Courtland avec une lueur de convoitise dans les yeux. Il les a peut-être déterrées à Haut-Safran.

Nous nous regardâmes sans rien dire, et nous reprîmes notre chemin.

Nous franchîmes à gué une rivière, puis nous longeâmes un pont à cinq arches sur lequel la route passait autrefois, mais qui se dressait à présent assez bêtement au-dessus d’une petite combe. Le sentiment d’inquiétude que nous éprouvions tous avait provisoirement dissipé l’atmosphère d’animosité, et nous marchions côte à côte en bavardant.

— Alors, fit Tommo avec une bonhomie forcée, Violette était comment ?

— Exactement comme tu peux l’imaginer.

— Aaargh.

Courtland aborda la question qui nous trottait réellement dans la tête.

— Pourquoi n’avons-nous pas retrouvé le crâne de Thomas Émeraude ?

Nous nous arrêtâmes aussitôt pour jeter un regard inquiet autour de nous. L’horreur inimaginable de se faire dévorer la cervelle par la Racaille nous agitait plus qu’un peu. Mais nous avions beau scruter les alentours, nous ne pouvions voir qu’un paysage désert, avec seulement des arbres, quelques animaux sauvages et de l’herbe. Et à part le bruit de ressort occasionnel d’une chèvre bondissante, tout était calme – d’un calme oppressant. Nous étions entièrement seuls. Ou du moins, nous l’espérions.

— Bon, fit Tommo quand j’eus donné le signal de repartir, qu’est-ce qu’on fait si on voit de la Racaille ?

— On s’enfuit à toutes jambes, répondis-je.

— On se bat, affirma Courtland.

— Ton idée de te battre est excellente, dit Tommo. Pendant que tu les tiendras occupés, Eddie et moi, on mettra en application le plan « courir comme un dératé ».

Après avoir franchi un grand bosquet de bouleaux qui avaient poussé à profusion sur la piste, nous nous trouvâmes devant quelques monticules recouverts d’herbes, des fossés remplis de ronces et une profonde tranchée herbeuse qui s’éloignait de part et d’autre en zigzaguant. Nous nous arrêtâmes un instant. La route continuait tout droit jusqu’au sommet d’une colline. C’était la portion la plus dégagée du chemin, trois kilomètres sans abri d’aucune sorte. Je scrutai le ciel pour m’assurer qu’aucun orage ne s’annonçait, et nous reprîmes notre route d’un bon pas.

Il était facile de suivre le tracé de la piste grâce au sol aplani et aux deux petits monticules d’herbe de part et d’autre, distants d’une dizaine de mètres, qui avaient peut-être été des murs autrefois. Ici, le paysage était différent : de grands cratères parsemaient la route. Certains étaient remplis d’eau et on aurait pu croire qu’il s’agissait d’étangs de rosée naturels, n’eût été leur forme parfaitement ronde. Ici et là, on apercevait des morceaux de ferraille rouillée et des bouts d’aluminium tordu qui dépassaient de l’herbe telle une moisson métallique que personne ne se serait donné la peine de récolter. Les animaux étaient aussi beaucoup moins farouches. Lorsque nous approchions des troupeaux, ils s’écartaient lentement pour nous laisser passer et manifestaient un minimum de curiosité. C’était bon signe, car en général, ils sont facilement effrayés, et la Racaille est connue pour leur faire la chasse afin de s’en nourrir. Je repérai même une antilope d’une espèce que je n’avais encore jamais vue. Elle était rouge foncé avec des rayures sur les pattes avant et arrière, ces dernières étant utilisées également pour afficher son code. Je lus rapidement tout ce que je pouvais de son code Taxa avant que l’animal ne s’éloigne.

Nous continuâmes d’avancer ainsi pendant une bonne quarantaine de minutes. C’est alors que nous vîmes la première construction digne de ce nom depuis que nous avions quitté Carmin-Est. La tour décéa se dressait au sommet d’un escarpement et surplombait la large vallée fertile où se cachaient les vestiges de Haut-Safran. Courtland et Tommo avaient beau être des cyniques, je crois que même eux étaient impressionnés, et nous nous arrêtâmes tous les trois pour admirer la vue.