2.8.02.03.031 : Personne n’utilisera de bicyclette au-delà des Marqueurs Extérieurs de peur que les cadres métalliques n’attirent la foudre.
Je respirai profondément et allai m’asseoir sur un banc, histoire de remettre un peu d’ordre dans mes idées. J’avais besoin de me rendre à l’ancienne adresse de Zane G49 à Rouillemont si je voulais avoir une chance de comprendre ce qu’il faisait dans le Magasin de Peinture, mais Papa avait raison – il allait me falloir un très bon prétexte pour l’accompagner. Rouillemont n’était qu’à une journée de marche, et si j’acceptais l’amende habituelle de dix mérites pour absence au déjeuner, ce serait dans le domaine du possible. Mais je n’avais tout simplement pas envie de faire quarante-cinq kilomètres à pied, surtout par cette chaleur. Je me demandais s’il n’y avait pas dans le village un grand-bi que je pourrais emprunter quand j’entendis une voix.
— Avez-vous des hobbies ?
Je relevai les yeux. La Veuve deMauve était assise à l’autre bout du banc et m’observait avec attention. Sa question était de pure forme, puisque chacun devait avoir au moins un hobby, même les nombreux Gris qui n’avaient guère de temps à y consacrer. La théorie était que « un hobby chasse les pensées oisives de l’esprit », mais les Règles ne précisaient pas ce qui pouvait en constituer un. Noter les numéros de locomotives, collectionner des pièces de monnaie, des timbres, des bouteilles, des boutons ou des galets étaient les options habituelles par défaut, mais la broderie, la peinture, l’élevage de hamsters ou la fabrication de violons avaient également leurs adeptes. Certains collectionnaient des artéfacts datant d’avant le Truc-Qui-S’est-Passé tels que les codes-barres parmi les plus rares, les dents, les cartes de paiement ou les touches de clavier, le tout dans une variété vertigineuse de formes et de tailles. Il y avait aussi ceux qui inventaient des hobbies absurdes rien que pour embêter les Prévôts, comme par exemple le moulage de nombrils, le saut sur place et le comptage extrême. Pour ma part, j’avais une préférence pour l’abstraction. Non seulement je collectionnais des termes et des mots anciens, mais aussi des idées.
— Je suis actuellement en train de concevoir des méthodes améliorées pour faire la queue, déclarai-je d’un air majestueux – mais ça ne l’intéressait pas le moins du monde.
— J’aime faire des trous dans les choses, m’annonça-t-elle en me montrant une feuille de papier avec un trou au milieu.
— Cela doit exiger un talent considérable.
— C’est vrai. Je fais des trous dans le bois, dans le carton, dans les feuilles – et même dans la ficelle.
— Comment faites-vous un trou dans la ficelle ?
— Je fais un nœud, répondit-elle avec une simplicité déconcertante, et voilà : un trou. Je pensais être la seule, mais regardez ce que j’ai trouvé ce matin à la Coop.
Elle me montra un beignet en forme d’anneau.
— Ah, ma foi, s’exclama-t-elle d’un ton chagrin, on dirait qu’on ne peut plus imaginer un hobby original sans que quelqu’un cherche aussitôt à vous copier.
— C’est probablement Mme Lapis-Lazuli, lui murmurai-je avec malice.
La Veuve deMauve ouvrit de grands yeux.
— J’en étais sûre !
— Si vous voulez bien m’excuser ? Je viens de voir quelqu’un à qui je dois parler.
Je me levai et rejoignis un Vert qui venait de passer devant nous avec un trombone à la main. Ce n’était pas un prétexte pour m’esquiver : j’avais remarqué qu’il n’avait qu’un sourcil.
— Excusez-moi ? fis-je.
Il s’arrêta net et me regarda un instant avant de me reconnaître :
— Ah, tu es le fils du nouveau Swatcheur, hein, c’est ça ? Celui qui a vu le Dernier Lapin ?
— Hum… oui.
— Il était comment ?
— Heu, beaucoup de poils, dans l’ensemble.
Je me présentai avant qu’il ne me pose trop de questions sur le Lapin, mais cela me mettait un peu mal à l’aise de parler avec lui – je n’avais jamais vraiment eu de conversation amicale avec un Vert jusqu’ici. À Jade-sous-Limon, chacun restait sur son quant-à-soi. Jabez n’était pas loin de son quart de siècle, et devait être fermier à en juger par son code vestimentaire.
— Ton sourcil, lui dis-je en pointant du doigt là où il n’en avait pas, Tommo m’a dit que c’était Jane qui te l’avait arraché. C’est bien vrai ?
Il tâta la cicatrice et sourit.
— Ah oui, tout à fait, mais comme ça s’est passé très vite, ça ne m’a pas fait trop mal. Si elle m’avait vraiment détesté, elle aurait pris son temps.
— Il semble qu’elle soit assez généreuse à cet égard, dis-je lentement.
— J’ai pensé un instant me faire coudre le sourcil d’un donneur, reprit Jabez, mais si on me le rattachait de travers, j’aurais l’air étonné le reste de ma vie. Tu envisages de l’inviter à danser ou quelque chose de ce genre ?
— Plus maintenant.
— Je ne sais pas ce qui m’a pris de lui proposer ça, dit Jabez, songeur. Ça doit être à cause de son nez. C’est vraiment quelque chose, son nez, tu ne trouves pas ?
— Oui, avouai-je, c’est vraiment… quelque chose.
— Mais ne va surtout pas le lui dire. Elle… n’aime pas ça.
— Hello ! lança Tommo qui venait juste de réapparaître. Eddie, voici Jabez Citron-Azur. C’est un Vert de première génération, et il est donc presque supportable. Alors, qu’est-ce qui se passe ?
— Eddie et moi, on discutait simplement de la façon de s’y prendre pour sortir avec le nez.
Tommo haussa les sourcils.
— Tu t’intéresses donc à Jane ?
— C’était juste histoire de bavarder.
— Ouais, tu parles. Si tu veux mon avis, à ta place, je laisserais tomber.
Il eut un petit rire et prit un air de conspirateur :
— Et puisqu’on parle de secrets inavouables, Jabez est un enfant de l’amour. Ses parents se sont mariés – écoute bien – parce qu’ils ne pouvaient pas supporter l’idée de ne pas l’être ! Franchement bizarre, non ?
— Tu n’arriveras pas à me faire honte, répondit Jabez d’un air très digne. Mais réfléchis un peu à ça : quand tu rencontres un Orange ou un Vert, ce n’est pas un gâchis de couleurs primaires que tu vois, mais le produit d’un couple motivé par quelque chose de plus noble que la quête éperdue de la suprématie chromatique.
Jusque-là, je n’avais pas vraiment vu les choses sous cet angle. Cela faisait plus d’un siècle que les Rousseau s’efforçaient de retrouver leur teinte perdue. En épousant une Sang de Bœuf, je nous ramènerais au point où nous en étions avant que mon arrière-grand-père épouse la Grise. Le Rouge était ma destinée, si vous voulez – la teinte pour laquelle j’étais né.
— Quel effet ça fait de voir le vert ?
Jabez baissa la voix :
— C’est tout bonnement ce qu’il y a de… mieux. L’herbe, les feuilles, les pousses, les arbres – tout ça est à nous. Et tu sais, les variations subtiles de teintes sont presque infinies – par exemple dans les feuilles, depuis la couleur vive et fraîche quand elles se déplient jusqu’au vert foncé à la fin de l’été, avant qu’elles tombent. Des milliers de nuances, peut-être même des millions. Quelquefois, je vais m’asseoir dans la forêt pour regarder, tout simplement.
— C’est vrai, intervint Tommo. Je l’ai vu faire. Moi, je n’échangerais pas mes rouges contre ses verts, quand bien même on me paierait un millier de mérites – Tommo ne se laissera pas emporter par la Pourriture en étant complètement conscient, tu peux me croire.
C’était l’un des inconvénients d’être de la couleur de la nature. Quand le Mildiou venait vous prendre, la Chambre Verte n’avait aucun effet – même avec des lunettes de décalage. Quand on était Vert, on partait dans les pires conditions qui soient : parfaitement conscient tandis que les spores vous asphyxiaient inexorablement. Certains Verts prenaient eux-mêmes les choses en main pour en finir au plus vite, et d’autres se joignaient à un syndicat d’autoassistance, ce qui était très contraire aux Règles.
— Voilà la différence entre nous deux, dit Jabez en souriant à Tommo. Une existence remplie de la riche couleur généreuse de la nature en échange de cinq heures de souffrances ? Pour moi, la forêt gagne à tous les coups.
— Pas pour moi, répliqua Tommo d’un ton enjoué. Dès que les spores commenceront à germer, je plongerai aussitôt dans la soupe aux endorphines sans même prendre le temps de dire : « Merci les gars, tout ça, c’était un gros paquet de brun. »
Jabez considéra qu’il était temps de partir avant que Tommo ne devienne trop insultant.
— Bienvenue au village, Eddie – et n’écoute qu’un mot sur huit de ce Reboot ambulant. Ami ?
J’hésitai une milliseconde. Je n’avais encore jamais accepté l’amitié d’un Vert. En fait, à part douze Oranges, six Bleus, Bertie Magenta et tout récemment Travis, mes quatre cent trente-six amis étaient tous Rouges.
— Ami.
Il donna une bourrade amicale à Tommo et s’en alla.
Nous marchions le long d’une rue pavée, avec de part et d’autre un alignement de boutiques d’utilité et d’aspect très variés. Je remarquai un tailleur, un quincaillier, un réparateur, le studio de photographie de Dorian, Laines et Tissus combinés, et un fabricant de fourchettes approuvé par le Bureau Central. Tommo me signalait les personnes dignes d’intérêt, et me présentait quand il le jugeait approprié.
— Là-bas, c’est Bunty MacMoutarde. La fille la plus venimeuse du village.
— On s’est déjà rencontrés.
— Alors, tu sais. Quand elle aura réussi à arracher Courtland à Mélanie, leur progéniture sera tellement machiavélique qu’elle entrera en combustion spontanée – mais je ne t’ai rien dit, d’accord ?
— Oui, bien sûr.
En fait, je pensais surtout à Rouillemont.
— Tommo, tu m’as dit que tu pouvais « arranger » les choses.
— La plupart des choses. Courtland exagérait un peu quand il a dit « quoi que ce soit ».
— Mon père va à Rouillemont demain matin, et j’ai besoin d’une bonne excuse pour l’accompagner.
Tommo se mordit la lèvre.
— Tu sais combien de gens sont morts dans l’épidémie de Mildiou ? Mille huit cents. Si je n’avais vraiment aucun respect pour les Règles – ce qui n’est pas le cas, soit dit en passant –, j’y serais déjà. Il doit y avoir au moins une centaine de cuillères éparpillées dans la nature – et si j’en trouvais une avec un code postal non enregistré, cela signifierait qu’on pourrait ajouter un nouvel ouvrier au Collectif – et n’importe quel village est prêt à payer une fortune pour augmenter sa population. Des tonnes de cash, tu vois – et pourtant, je n’y vais pas.
Il jeta un coup d’œil autour de lui et baissa la voix :
— Les Pucks !
J’éclatai de rire.
— Les Pucks, ça n’existe pas. C’est expressément dit dans les Règles.
— C’est ce que tout le monde pensait à Rouillemont. Mais il circulait des… histoires. Alors, tu es vraiment sûr de vouloir y aller ?
— Tu es sûr de vouloir le Lincoln ?
— Très bien, dit-il en réfléchissant. Laisse-moi faire. J’ai peut-être bien une combine.
Nous passâmes devant l’atelier du Mécano, où un homme en bleu de chauffe était en train de graisser judicieusement une Ford T cabossée.
— Salut, l’empaqueteur de cuillère, lança-t-il en s’adressant à Tommo. C’est bien maître Rousseau que je vois avec toi ?
— C’est bien moi, confirmai-je.
— Bienvenue à Carmin-Est, dit-il en prenant un petit air supérieur. Je suis Carlos Fuchsia, le Mécano. Tommo vous a fait faire le grand tour ?
J’acquiesçai.
— Parfait. Un garçon épatant, mais ne lui prêtez jamais d’argent.
— Il vendrait sa propre grand-mère, c’est ça ?
— Ah, vous êtes au courant ? Une bien triste affaire…
— Moi, au moins, je sais reconnaître qu’une tomate est mûre, répliqua Tommo qui n’aimait pas beaucoup voir le nom de sa famille sali encore plus qu’il ne l’était déjà.
Cette remarque sur les tomates était un manquement à l’étiquette passible d’un démérite, sans compter qu’elle était très impolie. Mais Fuchsia se contenta de l’ignorer et m’informa qu’il allait conduire mon père à Rouillemont le lendemain matin, et qu’il attendrait devant chez nous à huit heures précises.
Je lui dis que je transmettrais le message, mais Tommo, rouge d’indignation que ses insultes n’aient eu aucun effet, me tira par la manche et déclara que nous devions continuer.
— Fuchsia n’est Pourpre qu’à 14 %, me confia-t-il. Il a beau prendre comme ça des grands airs, avant son Ishihara, il était Gris. Quatre points plus bas et il serait dans les champs, ou en train de dérouler de la toile d’emballage. Il nourrit de grands espoirs pour sa fille Imogène, dont on dit qu’elle pourrait atteindre les 50 %. Il compte en tirer un gros paquet.
— Il a épousé une Pourpre élevée ?
— Non, c’est tout à fait l’inverse.
Il prit un air faussement scandalisé, indiquant ainsi que la disparité chromatique entre le parent et l’enfant pouvait laisser penser à un peu de saut de barrière. Et dans le cas présent, en vue de réaliser un profit.
— Les Fuchsia sont allés à Vermillon pour célébrer au Dragon vert leur allocation d’un bon-pour-un-œuf, expliqua-t-il. La suite nuptiale de l’hôtel est connue sous le nom de Chambre Arc-en-Ciel – moyennant finances, tu peux avoir un enfant de la couleur que tu veux.
— Des Pourpres qui vendraient leur hérédité si chèrement acquise ? répliquai-je avec un ricanement d’incrédulité. C’est absurde. Et puis, ils ne voudraient jamais risquer de perdre leur autorité.
— Est-ce qu’on vous inculque vraiment des idées aussi naïves, dans le Moyeu ? dit Tommo. Il existe tout un monde derrière les Règles, il suffit de te donner la peine de regarder. De toute façon, Carlos va te tanner pour savoir si tu connais des Pourpres suffisamment riches. Si tu veux qu’il te laisse conduire la Ford ou qu’il te montre le gyrovélo, entre dans son jeu.
Il me faudrait quelque temps pour m’habituer au degré d’impolitesse de Tommo – il n’était pas seulement irrévérencieux : il allait jusqu’à divulguer la perception des autres, ce qui était le comble des mauvaises manières.
— Comment as-tu su que j’avais vendu ma grand-mère ? demanda-t-il.
— Je n’en savais rien. Je cherchais juste à être drôle.
— Ah. Bon, écoute : quand tu seras à Rouillemont, est-ce que tu pourrais me rapporter une paire d’informelles Masculines pour l’Extérieur ?
Il me montra ses chaussures, qui en fait n’étaient que de simples lanières en cuir enroulées autour de ses pieds.
— D’accord.
— Je chausse du 43.
— Va pour du 43.
— Tu vois ce type, là-bas ?
Il m’indiquait un assez bel homme qui devait avoir dans les trente ans.
— Ben Azzuro. Un type sympa à tous points de vue, mais il a failli provoquer une émeute dans le poulailler en se déclarant. Personnellement, j’aimerais en voir d’autres comme lui dans le village.
— Tu as l’intention de te déclarer ?
— Non, le seul résultat, c’est que le marché marital pencherait un peu plus en ma faveur. La façon dont je vois les choses, c’est que si cinq ou six autres franchissaient la ligne, je pourrais finalement me retrouver avec quelqu’un de très agréable. Je vais peut-être te surprendre, mais je ne suis pas vraiment considéré comme un parti intéressant.
— Je me demande bien pourquoi.
— Bon, vas-y mollo avec le sarcasme. Tiens, là-bas, c’est l’abreuvoir local. La femme derrière le comptoir, c’est Mme Cramoisi.
Il me montrait le salon de thé, qui est toujours l’établissement le plus animé dans un village. Celui-ci s’appelait L’Homme tombé, un nom inhabituel dans la mesure où celui de la plupart des salons de thé était Chez madame Cranston. Je jetai un coup d’œil au dessin peint au-dessus de la porte, que le temps avait rendu presque monochrome. Il représentait un homme assis dans un fauteuil en cuir et plongeant dans les airs au milieu de petits nuages cotonneux, sa cravate agitée par le vent de la chute.
— Un drôle de nom, fis-je en désignant l’enseigne.
— Pas par ici, répondit gaiement Tommo. L’autre salon de thé s’appelle Au Cintre chantant. Les deux font référence à des légendes locales : L’Homme tombé correspond à quelqu’un qui a percuté le sol tout près d’ici, et quant au Cintre Chantant, ma foi, c’est l’histoire d’un cintre qui s’est mis à chanter.
J’avais entendu parler de morceaux de métal qui produisaient des sons évoquant des paroles ou des chansons, mais je n’avais jamais été moi-même témoin du phénomène.
— Des bouts de fil de fer qui chantent et un homme qui est tombé, voilà tout ce qu’on a au rayon des légendes, ajouta Tommo. Et chez toi ?
— On a La Vénus Qui Lappe, mais pour être tout à fait franc, c’est plus une artéfacture inexpliquée que du folklore local. Mais, ajoutai-je, il y a eu la Nuit du Grand Bruit. Les vieux du village en parlent encore, de ce matin où tout était recouvert d’une sorte de toile d’araignée et toutes les échelles avaient disparu.
— Je regrette presque de t’avoir posé la question. Voici Daisy Cramoisi, poursuivit-il en m’indiquant une jeune fille qui passait à côté de nous. Une gentille fille de bonne famille, même si elle est un peu basse teinte. Son père s’occupe des échangeurs de chaleur du village. Il y en a qui disent que Daisy glousse un peu trop et qu’elle a le nez un peu trop pointu. Moi, ça ne m’a jamais gêné – et elle non plus, d’ailleurs.
Nous étions arrivés au pied de la tour décéa, qui possédait une construction tout à fait caractéristique. De base carrée, mais légèrement rétrécie au sommet où des projections coniques dépassaient des coins. On avait depuis longtemps récupéré les portes de bronze, et la Perpétulite hors de contrôle s’était étendue à travers l’ouverture, de sorte qu’il ne restait plus qu’une balafre verticale et une série de petites dépressions qui évoquaient de la pâte à pain. Encore deux siècles, et même cela aurait disparu.
Tommo se dirigea vers le côté, où une série de pitons en bronze montrait comment les installateurs du piège à foudre avaient réussi à atteindre le sommet. À hauteur de poitrine, dans ce qui avait été autrefois une fenêtre, quelqu’un avait laissé un bout de tuyau en acier pas plus gros que le poing. Tommo y introduisit quelques sandwichs, puis une pomme, tandis que je le regardais avec perplexité.
— Des sandwichs pour Ulrika de la Décéa, m’expliqua-t-il. Je crois que c’est une Racaille.
— Tu veux dire qu’il y a…
— Chut ! fit-il. Tu vas lui faire peur.
Quand il eut fini, il me fit signe de m’éloigner, et voyant mon air sans doute interrogateur, il me dit :
— C’est quoi, ton problème ?
— Comment a-t-elle fait pour entrer là-dedans ?
Il haussa les épaules sans répondre.
— Mais alors, comment sais-tu qu’elle s’appelle Ulrika ? Ou que c’est une femme ? Ou même que c’est une Racaille, tant qu’on y est ?
— Eddie, fit-il en m’attirant à lui, si je veux avoir ma propre Racaille qui s’appelle Ulrika et qui habite dans la tour décéa et qui reçoit sa nourriture à l’aide d’un tuyau, alors je ne vais pas m’en priver et ce n’est pas un petit mateur de Lapin qui va m’en empêcher. C’est compris ?
Je lui dis que je comprenais parfaitement – du moins pour l’instant –, sans toutefois mentionner que j’avais moi aussi un ami imaginaire qui avait besoin d’être nourri. Je l’appelais Perkins Muffins, et il habitait dans le creux d’un bouleau juste à l’extérieur du village. Je sais que ça peut paraître puéril, mais chaque matin, la nourriture avait disparu.