1.1.01.01.001 : Chacun est censé se comporter avec tous les égards pour le bien-être des autres.
Papa et moi descendîmes de voiture et Fuchsia nous informa qu’il nous attendrait au sommet d’une colline toute proche, au cas où la Ford « s’avérerait difficile à démarrer ». Il nous souhaita bonne chance, nous dit de lui faire signe quand nous voudrions qu’il vienne nous chercher, et qu’il klaxonnerait deux fois s’il repérait des cygnes. Puis il repartit avec une hâte presque surnaturelle dans un grand nuage de fumée blanche.
Papa s’assit sur un muret et examina le village avec ses jumelles. Bien que cela soit peu probable si loin à l’ouest, il arrivait que de la Racaille nomade s’installe dans des villages abandonnés, et ni mon père ni moi n’avions la moindre envie de nous frotter à une bande de sauvages jaloux de leur territoire. On racontait des histoires épouvantables d’hommes de bonne teinte qui se faisaient enlever, avec la menace de leur couper les prunes si la rançon n’était pas versée. Je ne connaissais personne qui ose porter son badge de tache au-delà des frontières.
— Papa ?
— Oui ? fit-il en continuant d’examiner les bâtiments déserts.
— J’ai appris quelque chose d’intéressant, ce matin. Lucy Ocre a plutôt tapé fort dans le Lincoln. Elle pense qu’on a fait le meurtre à son père.
J’avais cru que Papa rejetterait cette idée aussi vite que je l’avais fait moi-même, mais il sembla plutôt mal à l’aise. Il reposa ses jumelles et se tourna vers moi.
— Qu’est-ce qui a pu lui donner une idée pareille ?
— Je ne sais pas trop. Mais tu crois que c’est possible ?
— Techniquement, oui. On aurait pu le ligoter à la Chaise Longue de Départ et forcer ses paupières à rester ouvertes avec de l’adhésif.
— On aurait trouvé des marques sur le corps.
— C’est vrai. Je vois une autre possibilité : admettons qu’il ait eu l’intention de Chasser la Grenouille. Il aurait contrôlé la lumière entrant dans la Chambre Verte à l’aide du levier placé à côté de la chaise longue, puis ouvert les volets afin de recevoir le plein effet des Doux Rêves. Quand il en aura eu assez, il les aura refermés et récupéré un instant dans le noir avant de s’éclipser discrètement.
— Il y a un autre levier, dis-je en comprenant où il voulait en venir. Un levier à l’extérieur…
— C’est exact, et ils sont synchronisés. Quelqu’un pourrait avoir maintenu ce levier en position ouverte.
Je frissonnai.
— Ça te paraît vraisemblable ?
— Non. Il aurait suffi à Ocre de garder les yeux fermés. Et puis, quel mobile peut-on imaginer ? C’était un Guérisseur – et excellent, apparemment. Sept ans sans un seul cas de Mildiou. Je pense qu’il ne s’agit que d’un tragique accident dans la Chasse à la Grenouille. Mais ce serait intéressant de savoir si Lucy a d’autres informations. Au fait, ajouta-t-il, deMauve m’a bassiné ce matin.
— Oh…
— Il m’a dit que si jamais tu ignorais encore un Ordre Direct d’un Prévôt, il nous tomberait dessus à bras raccourcis.
— Ah, je vois… Je suis vraiment désolé.
Il continua d’examiner le village.
— Papa ?
— Quoi ?
— Quelles sont les chances pour qu’il y ait encore des spores de Mildiou actives dans le coin ?
— Pratiquement nulles, répondit-il. Une quarantaine de vingt ans, c’est bien trop long, mais ce sont les Règles.
S’étant assuré que le village était bien désert, il remit ses jumelles dans son sac et nous franchîmes le pont de pierre à côté du vieux panneau de quarantaine. La Perpétulite s’arrêtait au milieu du pont, là où l’Organoplastoïde avait été coupé et cloué avec des pointes de bronze pour l’empêcher de se réparer. La méthode, bien qu’assez rudimentaire, s’était avérée efficace, et la route n’avait lancé que quelques tentacules gris foncé avant de renoncer. Nous quittâmes la surface lisse pour nous engager sur les pavés du chemin menant au village.
Il y régnait un calme surnaturel, et l’on voyait partout des signes d’abandon précipité. Des objets personnels jonchaient la rue et les magasins étaient encore ouverts. Des rideaux en lambeaux flottaient par les fenêtres, et entre les pavés, l’herbe avait repris ses droits. Nous trouvions parfois les restes d’un habitant, un tas d’os blanchis dans des vêtements rongés par les intempéries. On m’avait dit qu’on en avait perdu mille huit cents, et ce en l’espace de quarante-huit heures seulement.
Nous nous arrêtâmes à côté de la borne à couleurs du village. Elle semblait relativement récente et très différente de celle que nous avions chez nous, qui était une colonne à connexions multiples vers plusieurs endroits du village. Celle-là n’était reliée à rien du tout – les alimentations étaient de simples tuyaux de dix centimètres de diamètre avec un embout fileté et deux soupapes. Les manettes avaient été retirées par mesure de précaution. Le Réseau de Couleurs avait rejoint Rouillemont peu de temps avant l’Épidémie. Pour obtenir ce raccordement, le village avait dû travailler pendant des années à collecter et trier de la couleur de récupe, finalement pour rien.
— Ouvre l’œil, et retrouve-moi ici dans vingt minutes, dit mon père.
Nous nous séparâmes, lui se dirigeant vers le Colorium et moi vers la grand-place. Elle n’était qu’à une centaine de mètres au bout de la rue et offrait un aspect tout aussi désolé : les auvents des boutiques étaient affaissés, leurs couleurs pâlies, et des os jonchaient les dalles sous les arcades. Il y en avait même aux pieds de la grande statue en bronze de Notre Munsell. La place ne comportait pas de Jardin Coloré, mais il y avait une fontaine à présent envahie par les mauvaises herbes. Je remarquai quelques vestiges de couleurs passées sur la façade de l’hôtel de ville. Les portes étaient ouvertes, et je gravis en silence les marches de pierre pour jeter un coup d’œil à l’intérieur. Le hall d’entrée était peut-être encore plus grand que celui de Carmin-Est, mais d’une obscurité beaucoup plus sinistre. Les entraînements mécaniques des héliostats s’étaient depuis longtemps arrêtés. Par chance, l’un d’eux s’était figé dans une position relativement correcte, et un rayon de lumière vertical éclairait une scène d’une désolation telle que les larmes me vinrent aux yeux. Le parquet était couvert de poussière, de brindilles, de fiente d’oiseaux, de détritus apportés par le vent, de lambeaux de vêtements, de bracelets-montres, de serre-tête, de chaussures et de bijoux, avec ici et là une rare cuillère, deux ou trois boucles de ceinture, et surtout des os. Des milliers, tous humains, de toutes sortes et de toutes tailles. La plupart avaient été dispersés par les animaux, mais quelques-uns étaient plus ou moins restés en place. Une odeur de décomposition ancienne s’élevait du sol tandis que je m’avançais au milieu des victimes du Mildiou. Il n’y avait aucun signe de panique, juste une impression de résignation. Se sachant condamnés, les résidents de Rouillemont avaient cherché un réconfort au centre de leur monde en attendant la fin. Parmi les ossements, on voyait de petites bandes de tissu qui avaient dû être hâtivement peintes en vert et distribuées pour alléger les souffrances.
En frissonnant, je fis demi-tour pour terminer ma tâche et quitter le village qui commençait à devenir oppressant, même si je savais, pour avoir lu Le Grand Repos de Munsell, que la mort n’était qu’une simple phase dans le cycle naturel du renouvellement, et que la vie ne devait pas être considérée comme un cent mètres où il s’agit d’arriver le premier, mais plutôt comme une course de relais sans fin avec une seule équipe.
Alors que je m’apprêtais à sortir, je levai les yeux et là, sur la voûte, je découvris une vaste fresque retraçant l’histoire de l’Épiphanie de Munsell et de la Fondation du Collectif. Bien qu’une bonne partie me fût incompréhensible, il y avait plusieurs épisodes reconnaissables au premier coup d’œil, tels que la Dispersion des Trésors, l’Expulsion des Experts et la Fermeture des Réseaux. Je n’avais jamais rien vu de pareil, mais contrairement à la version moins élaborée de mon village, qui avait été retouchée plusieurs fois, celle-là n’avait jamais été achevée. Un bon tiers n’était pas coloré, et les nombreuses cases constituant l’image étaient vides. On pouvait encore y distinguer les numéros de référence des couleurs. Le village avait entrepris le travail sans jamais pouvoir le mener à terme. La plupart des bleus intermédiaires avaient été remplis, ainsi qu’une partie du rouge et presque tout le vert. Le plus spectaculaire était les plis du manteau de Munsell, et la quarantaine de riches teintes de violet Univisuel me procurait une forte sensation d’expectative, comme si quelque chose de merveilleux allait m’être révélé. Je savais que ce sentiment résultait simplement de la combinaison de violets, mais jamais une couleur ne me l’avait fait éprouver jusqu’ici.
Mon mentor, Greg Écarlate, m’avait expliqué que dans les premiers temps du Collectif, un effort gigantesque avait été entrepris pour essayer de court-circuiter la partie consciente du cerveau et canaliser les émotions directement au centre – afin que les essences d’un grand roman, d’une symphonie et d’un jardin reposant puissent se combiner pour transmettre une seule sensation vraiment extraordinaire qui serait la quintessence de l’esprit. Nous avions encore la Chambre Verte et la Chromaticologie pour attester des résultats obtenus, mais la Couleur Nationale avait expliqué que les recherches portant sur « l’Alimentation Directe » avaient dû être abandonnées au profit de questions plus urgentes – telles que le maintien de l’approvisionnement en teintes et le Projet de Colorisation Nationale.
Mais en voyant cette fresque, je sentis comment cela aurait pu marcher. En apparence, l’histoire de Munsell et de son Épiphanie avait un caractère dramatique, riche en actes héroïques et sacrifices personnels. Nul n’en maîtrisait tous les détails, et c’était sans importance. La contemplation de cette fresque déclencherait la même réaction émotionnelle – un sentiment de joie, de chagrin, de défaite et de triomphe – sans qu’on ait besoin de connaître l’histoire.
Je sursautai car un mouvement dans la pièce avait attiré mon attention. Derrière les tables encore couvertes des reliefs du dernier repas se tenait une femme – presque sans substance, guère plus qu’une impression, un scintillement dans l’air. Je clignai des yeux, mais elle ne disparut pas pour autant. L’apparition d’un Puck aurait sans doute dû me terrifier, mais il n’en fut rien. En fait, j’étais intrigué. Je clignai encore des yeux, et je remarquai une chose bizarre. Quand je fermais les yeux, elle ne disparaissait pas, bien au contraire : elle semblait devenir presque plus solide. En fait, elle n’était pas du tout dans la pièce – elle était dans ma tête.
Je rouvris les yeux pour essayer au moins de lui donner du contexte, et je vis sa silhouette diaphane se déplacer au milieu des détritus sans me quitter du regard. Puis elle ouvrit la bouche pour parler et disparut brusquement, me laissant de nouveau seul. Je quittai rapidement le hall, l’esprit confus, mais sans que cela soit inquiétant : le connu avait été si longtemps éclipsé par l’inconnu que la confusion d’esprit était une compagne familière.
Je retournai sur la place, pressé d’en finir avec ma mission et de repartir. Je pris une rue à gauche, puis à droite, et trouvai bientôt la maison que je cherchais : une grande construction moderne avec des poutres en chêne. La porte était fermée à clé, et je grimpai par une fenêtre brisée. À tâtons, je me rendis dans la cuisine où je trouvai la manivelle à héliostat. Je la tournai une vingtaine de fois, puis je mis à jour la date et l’heure afin de réinitialiser le miroir. J’entendis un bourdonnement sur le toit, et quelques instants plus tard la lumière jaillit à l’intérieur. Je constatai alors que cette demeure avait dû être celle d’un marchand aisé, bien que la possession d’objets d’art ne dépende pas de la teinte. On peut trouver un Caravage ou un Williams aussi bien chez un Gris que chez un Pourpre. J’allai déverrouiller la porte d’entrée pour pouvoir m’échapper facilement au cas où je tomberais sur un nid de cygne ou autre chose du même genre, puis je retournai dans la cuisine.
J’entrepris de fouiller les tiroirs jusqu’à ce que je trouve une pince à sucre pour Mme Sang, puis je montai à l’étage. Là, je tirai la manette en bronze pour faire pivoter le miroir d’éclairage. Je commençai par jeter un coup d’œil aux pièces du devant. Je ne trouvai que deux chambres à coucher. Il ne me restait plus qu’une pièce à explorer, au fond d’un petit couloir. La porte s’ouvrit quand je posai la main sur la poignée.
La pièce était grande et dépourvue de meubles à l’exception d’un fauteuil posé sur un tapis uni recouvrant le parquet de chêne. Comme dans la plupart des salles d’exposition, une grande verrière ovale recouverte d’une toile de lin emplissait la pièce d’une lumière tamisée, parfaitement adaptée à sa fonction. Sur le mur devant moi était accroché le Caravage, et il était en tout point aussi spectaculaire que les reproductions que j’en avais vues. Mais ces images avaient été monochromes, et là, je découvris quelque chose que je n’avais même pas soupçonné : les draperies au-dessus de la scène de La jeune fille aux sourcils froncés retirant la tête du barbu étaient d’un rouge violacé absolument éclatant qui formait un contrepoint avec le sang rouge vif qui jaillissait du cou. Je restai de longues minutes à contempler la toile, médusé par l’art consommé de l’artiste, la subtilité du mélange d’ombre et de lumière, tout en me prenant à rêver de pouvoir distinguer d’autres couleurs que le rouge.
Je n’étais pas le seul à admirer le tableau. Simplement, j’étais le seul à respirer. Dans le fauteuil était assis le précédent conservateur. Le tapis à ses pieds avait été souillé par les liquides de la putréfaction, mais dans l’atmosphère confinée de la pièce, le corps ne s’était pas complètement décomposé : la peau sombre était encore tendue sur les os. Ses mains reposaient sur les accoudoirs du fauteuil, et bien qu’il eût maintenant la tête inclinée sur la poitrine, je pense qu’il regardait le tableau quand le Mildiou l’avait emporté. On apercevait sur sa poitrine une Tache Rouge et un badge de Prévôt. Au milieu de ses vêtements pourris brillait le manche d’une cuillère. Cela prouvait que personne n’était venu ici depuis l’Épidémie. Comme il n’en avait manifestement plus l’usage, je pris la cuillère dans sa poche et la glissai dans la mienne.
Soucieux de ne pas perdre de temps, comme me l’avait recommandé mon père, et craignant aussi qu’il ne reste des spores de Mildiou actives, j’ouvris rapidement le boîtier de climatisation et retirai la toile de son cadre. Elle était grande – presque deux mètres sur un mètre cinquante – et je dus faire très attention en la transportant dans l’escalier de ne pas la cogner.
Une fois dehors, je la posai contre le mur et consultai mon plan, puis je me mis en route. L’adresse du faussetache Gris se situait trois rues plus loin, et c’était ma seule chance de pouvoir mener mon enquête.
Je longeai de nouveau la rue principale avec ses débris épars, ses boutiques vides et les restes d’une population qui semblait avoir envisagé un moment de quitter le village avant d’y renoncer. De l’herbe et des fleurs sauvages avaient poussé dans les mottes de terre apportées par le vent, et des buissons se développaient sans aucun obstacle. Au bout de quelques minutes de recherches, je finis par trouver la dernière adresse connue du faussetache Gris. La porte d’entrée, en mauvais état, semblait ne pas avoir été ouverte depuis longtemps. Quant aux fenêtres, elles étaient barricadées avec des planches. J’étais déçu, mais aussi très soulagé. J’avais mené cette affaire aussi loin que possible, et je pouvais maintenant la laisser de côté et me consacrer à d’autres sujets plus dignes de considération sur le plan social. Je m’apprêtais à retourner prendre le Caravage avant de retrouver mon père sur le pont quand je remarquai que, bien qu’elles eussent l’air de ne pas avoir été foulées depuis longtemps, il n’y avait pas une seule mauvaise herbe entre les dalles devant l’entrée. Je m’arrêtai aussitôt, le cœur battant, et sans réfléchir, je frappai poliment à la porte. N’obtenant pas de réponse, je la poussai et découvris un spectacle d’une telle magnificence que j’en eus le souffle coupé.