2.5.03.02.005 : D’une façon générale, si vous bidouillez quelque chose, vous finirez par le casser. Ne bidouillez pas.
Bien qu’il m’eût été donné de voir l’océan à trois occasions, je n’avais jamais rien contemplé d’aussi beau que cette côte qui s’étendait sous mes yeux. La terre était tachetée par les ombres des nuages qui se déplaçaient paresseusement dans le ciel, et les parties ensoleillées attiraient l’œil sur les endroits intéressants mieux que ne l’aurait pu faire un guide touristique. La ville était confortablement nichée de part et d’autre d’un long estuaire qui menait à une baie où plusieurs navires abandonnés étaient à l’ancre. Parmi eux figurait un vaisseau à pont plat, tellement grand qu’il formait à lui tout seul une digue artificielle. Le pont incliné était blanchi par le guano des mouettes, et la masse rouillée avait modifié l’hydrodynamique de la baie au point que toute la partie située entre elle et la côte avait été entièrement recouverte d’alluvions, la rendant accessible à pied sec.
De la ville, il ne restait pas grand-chose de visible de là où nous étions. Nous pouvions apercevoir les vestiges de la route de contournement sous forme d’une couronne circulaire de végétation d’une teinte différente. Il y avait aussi un pont qui se dressait encore au-dessus du fleuve. La ville elle-même était cachée sous le feuillage d’une épaisse forêt, d’où seuls quelques bâtiments émergeaient. Les zones commerciales et résidentielles aux alentours n’apparaissaient que comme de faibles motifs constitués de différentes essences d’arbres ainsi que de broussailles, et il semblait y avoir une route partant vers l’est et une autre vers le nord. Mais pour ce qui était des espaces dégagés que Groseille avait espérés, je n’en voyais aucune trace.
— On en a encore pour quatre bonnes heures de marche, dis-je en estimant la distance, à moins que nous ne retrouvions la partie de Perpétulite menant à Haut-Safran. Cinq minutes de pause.
— Dix minutes, dit Courtland.
Tommo et lui se dirigèrent aussitôt au pas de course vers la tour décéa. La récupe trouvée dans ce genre d’expédition pouvait être considérée comme du butin personnel, et monnayée à la moitié de sa valeur. Ce n’était pas considérable, à moins d’avoir pensé à prendre une brouette pour la rapporter, mais cela pouvait permettre quand même de s’acheter un ou deux scones à L’Homme tombé.
Je regardai autour de moi pour prendre quelques notes. Au-delà de la tour de six étages, une grande butte d’herbe bloquait l’accès d’un véhicule. Sur un côté, une carcasse de bulldozer était enfoncée de cinquante centimètres dans la terre. Plus loin, on voyait toute une collection de véhicules de forme carrée et encore d’autres engins à chenilles, tous au stade intermédiaire de décomposition par la rouille et enveloppés d’orties, de ronces et de pousses d’aubépine et de chèvrefeuille. Quant à la tour, elle était identique à celle de Carmin-Est, à ceci près qu’elle avait conservé ses étroits châssis de fenêtre en bronze. Je pouvais en apercevoir sept autres autour de la ville, toutes situées sur des points culminants, et apparemment reliées par une série de poteaux en acier d’au moins cinq mètres de haut et régulièrement disposés à quinze mètres d’intervalle. Je m’approchai de l’un de ces poteaux et remarquai qu’il était encore enveloppé par endroits de restes de câble, et que des isolants en verre semblables à ceux des poteaux téléphoniques étaient fixés à l’acier.
Je me souvins de la recommandation que m’avait faite Jane, de ne pas aller plus loin que la tour décéa, et comme elle avait été certaine que la tour se trouvait là – ce dont Groseille lui-même n’était pas sûr –, cela prouvait qu’elle savait de quoi elle parlait. Nous en avions assez fait pour aujourd’hui. Je rédigerais des notes détaillées sur cette partie, et après cela nous poumons retourner au village, signaler l’arbre magenta et poursuivre l’expédition un autre jour. Pas d’argent ni de gloire pour nous, certes, et sans doute une déception pour le Conseil, mais j’aimais à croire que je prenais mon rôle de chef d’équipe très au sérieux.
Je rebroussai chemin pour me rendre à la tour, d’où j’entendais la voix de Courtland qui parlait à Tommo. La porte principale était un bloc de bronze de près de vingt centimètres d’épaisseur, et s’était retrouvée bloquée en position entrouverte. Je la franchis et découvris un petit couloir menant à une autre porte que je franchis aussi. Je m’étais attendu à ce qu’il fasse noir, mais l’intérieur était éclairé par deux lumiglobes. L’un était dans la main de Courtland, occupé à fouiller dans les débris, tandis que l’autre était fixé au plafond, d’où Tommo tentait de le décrocher à l’aide d’un bâton.
— À quoi bon ? dis-je. C’est du Bond en Arrière. Vous ne pouvez pas les remporter au village.
Ils m’ignorèrent, et j’examinai les lieux. La pièce, assez grande, occupait à peu près la moitié de la base de la tour. Il y avait une autre pièce à côté, avec une porte également en bronze derrière laquelle on pouvait apercevoir un escalier conduisant à l’étage. On voyait sur les bureaux métalliques alignés le long des murs les restes de visionneurs à distance fracassés. Je trouvai un fragment sur lequel défilait du texte quand je passais le doigt dessus, mais rien de comparable avec ce que j’avais découvert dans le salon de Zane. Le sol était couvert de poussière et de rouille, et jonché de mobilier brisé, de lambeaux de vêtements, de divers débris et d’ossements – dont certains semblaient relativement récents tandis que d’autres étaient si anciens qu’ils tombaient en poussière entre les doigts. En fouillant ces débris du bout du pied, je vis plusieurs objets rouges. Je ramassai un bouton rouge vif et l’astiquai contre ma chemise.
— Par ici, lança Courtland qui avait exploré une des antichambres. J’ai trouvé un autre des disparus.
Je le rejoignis devant une porte de bronze.
— Elle est au fond, dit-il en me passant son lumiglobe. Morte depuis dix ans, peut-être même plus.
J’entrai dans la pièce, qui était une sorte de remise. Une étroite fente verticale faisait office de fenêtre, et les étagères s’étaient effondrées de sorte que le sol était parsemé de boîtes de conserve rouillées et de quelques bocaux de verre, le tout dans un épais tapis de poussière qui se soulevait sous mes pas. Mais Courtland avait raison. Je vis le corps d’une femme entièrement habillée et dont la peau était comme du parchemin tendu sur les os. Il y avait à côté d’elle une sacoche en cuir que je vidai par terre. Elle contenait une douzaine de cuillères ainsi qu’une grande quantité de pièces de monnaie.
— Wouah ! fit Tommo en se précipitant pour les ramasser. Avec ça, je vais pouvoir acheter Lucy à Mme Ocre.
— Je ne comprends pas, dis-je surtout pour moi-même. Elle est habillée pour le voyage ou le loisir, pas du tout pour une Aventure En Plein Air.
Je me grattai la tête. Thomas Émeraude avait porté des mocassins. Je ne savais pas d’où venaient ces deux-là, mais ce n’était en tout cas pas de Carmin-Est, et ils ne faisaient certainement pas partie d’une expédition.
— On rentre, annonçai-je en fouillant les vêtements de la femme pour essayer de trouver une plaque d’identité.
— On rentre ? répéta Tommo d’un air surpris. On rentre style « On fait semblant qu’on est allés jusqu’à Haut-Safran » ou bien style « On a écourté la mission » ?
— On écourte. On reviendra une autre…
— Mais on ne va pas être payés ! En tout cas, pas si tu insistes pour être honnête et tout ça.
— Une autre fois.
— Il y a plein de cuillères, là-bas, dit Courtland en contemplant la pile que nous venions de découvrir, et il nous reste encore au moins quatre heures avant de devoir faire demi-tour. Je suis de la plus haute couleur, et je décide qu’on continue.
— Tu ne sais plus ce que tu dis, répliquai-je. Il n’y a pas de badges de couleur qui tiennent, ici. Je suis le chef du groupe.
— Très bien, fit-il en changeant aussitôt d’attitude. Est-ce que tu as vu l’anneau qu’elle porte au doigt ?
Je me penchai pour examiner les mains desséchées, mais ce n’était qu’une ruse de Courtland, et j’entendis la porte se refermer derrière moi. Avant que je n’aie pu esquisser un geste, il avait tiré le verrou.
— Et voilà, cria-t-il à travers la porte. Ça t’apprendra à te mêler des affaires des Jaunes – c’est un cadeau de la part des Gommegutte.
Je ravalai ma salive et m’efforçai de parler normalement malgré ma colère et mon indignation.
— Ouvre cette porte, Courtland, ce n’est pas drôle du tout.
— Au contraire, répliqua-t-il en riant. Je trouve que c’est du plus haut comique. Je dois reconnaître que j’ai d’abord pensé ce matin que toute cette histoire d’expédition était de la prune en branche, mais j’ai fini par m’y faire. J’aime assez l’idée de devenir « l’homme qui a ramené la couleur à Carmin-Est ». Mais Tommo et moi, c’est surtout les cuillères qui nous intéressent. On continue jusqu’à Haut-Safran.
— Et si vous ne revenez pas ?
Il y eut un silence.
— Même si on revenait, on ne te laisserait pas sortir. Tu n’as fait que nous causer des ennuis depuis ton arrivée, et je ne vois pas comment ça pourrait s’arranger, surtout après tes accusations grotesques concernant Travis Canari. Non, mon cher Eddie, j’ai bien peur que tu ne sois obligé de rester ici pour toujours. On a attendu et attendu, mais tu n’es jamais revenu. C’est vraiment tragique, mais nous avons fait tout ce que nous avons pu. Violette arrivera sans doute à verser une larme, et nous pourrions même faire afficher ton nom sur le Panneau des Départs.
— Tommo ? Tu es d’accord avec ça ?
Il y eut un silence, et quand il s’exprima enfin, je sentis une certaine tension dans sa voix.
— Tu dois reconnaître que tu aurais pu te montrer un peu plus coopératif, Eddie. Il aurait suffi de pas grand-chose. Commander le double de Lincoln, pour commencer.
Je jurai entre mes dents. La situation se présentait très mal. Mais c’est alors que je vis une forme passer rapidement devant la fente verticale qui tenait lieu de fenêtre. Mon cœur s’arrêta de battre deux secondes, et je me précipitai vers la porte. Je jugeai mal de la distance et je me cognai la tête contre un des gonds.
— Eh, les gars ! criai-je en me frottant le crâne. J’ai vu quelqu’un passer devant ma fenêtre !
J’entendis un juron passible de démérites, un bruit de bousculade et quelque chose tomber par terre tandis que les deux compères se précipitaient vers la sortie. Je retournai aussitôt à la fenêtre, et quelques secondes plus tard je vis apparaître Courtland avec Tommo sur ses talons. Ils avaient l’air d’avoir peur. Si j’avais inventé toute cette histoire, j’aurais été un génie. Malheureusement, je n’avais rien inventé du tout.
Tommo s’écria : « Là-bas ! » et partit en courant, suivi de près par Courtland. J’entendis encore quelques cris, puis un hurlement suivi d’un grand silence. J’essayai de repérer quelle direction ils avaient prise, mais les murs de la tour décéa faisaient un mètre d’épaisseur, de sorte que je ne pouvais distinguer que l’arrière du bulldozer à une trentaine de mètres de là. Je fouillai dans la poussière et les débris à la recherche d’un morceau de métal dont je pourrais me servir pour essayer au moins de m’évader, mais j’entendis alors le bruit du verrou qu’on dégageait. Je ramassai le lumiglobe et le braquai vers la porte. Comme personne n’apparaissait, je la poussai et elle s’ouvrit doucement. De retour dans la pièce principale, j’entendis un petit rire enfantin. Je me retournai lentement. Sur les marches de l’escalier se tenait une fillette d’une dizaine d’années tout au plus, vêtue d’une robe rapiécée. Elle était pieds nus, coiffée d’une natte compliquée, et son visage était crasseux. Je clignai des yeux, mais ce n’était pas une Puck. Après m’avoir fait un petit salut de la main, elle disparut dans l’escalier.
Avant même de pouvoir commencer à assimiler cette découverte, j’entendis un autre cri au-dehors, et je sortis en courant vers l’arrière de la tour, où je trouvai Tommo et Courtland aux prises avec Jane. Elle avait beau se battre vaillamment, elle finirait par succomber à un ennemi supérieur aussi bien en nombre qu’en force.
Sans même réfléchir, je donnai un grand coup de pied à Tommo et sentis une côte se briser sous ma chaussure. Il poussa un cri et tomba en arrière, et je flanquai un coup de poing à Courtland de toutes mes forces – ce qui n’allait pas bien loin, et je me fis mal à la main. Mais ce fut suffisant pour permettre à Jane de se dégager. Rapide comme l’éclair, elle fit pivoter Courtland qui se retrouva sur le dos, avec un épluche-patates bien aiguisé sur la gorge.
— Bon, d’accord, d’accord, fit-il en changeant totalement d’attitude, réfléchis bien à ce que tu fais, là.
Il leva les yeux vers moi.
— Eddie, on va être Prévôts ensemble. Dis-lui de me lâcher.
Je tremblais encore. Je ne m’étais jamais bagarré de ma vie.
— Lui dire de te lâcher ? Tu avais l’intention de me laisser mourir de faim là-dedans !
Il éclata de rire.
— Qu’est-ce que tu peux être crédule, Rousseau ! On voulait juste te laisser mijoter un moment. C’était une blague. N’est-ce pas, Tommo ?
Tommo se tordait de douleur par terre. Il secoua la tête, puis il la hocha, et finit par hausser les épaules en grognant.
— Celui-là, gronda Jane, je t’en fais cadeau. Dis-moi de l’épargner, et je l’épargnerai. Dis-moi de le saigner, et je le ferai aussi.
Je répondis sans hésiter :
— Épargne-le.
Elle repoussa Courtland d’une bourrade avant de se relever pour me rejoindre en tremblant de rage.
— C’est peut-être comme ça que finissent toutes les expéditions de récupe, dis-je tristement. Il n’y a peut-être pas de Pucks ni de Mildiou, ni de singes volants ou je ne sais quoi encore. Simplement la peur et un peu trop de disputes pour des cuillères.
Je me forçai à respirer profondément et dis à Tommo :
— Retourne à Pointe-Blême et attends-nous là-bas jusqu’à… le soleil se couche à quelle heure ?
— Huit heures et demie.
— Bon. Attends-nous jusqu’à sept heures et demie précises. Après ça, retourne à Carmin-Est dans la Ford avec Violette. Tu t’en sens capable ?
Comme il n’arrivait pas encore à parler, il se contenta de hocher la tête.
— Allez, vas-y, maintenant.
Il se releva avec précaution et s’éloigna en boitillant, la main serrée contre sa poitrine.
— Et nous ? demanda Jane.
— Nous, on va à Haut-Safran.
Elle me dévisagea un instant, la tête légèrement penchée de côté.
— Tu pourrais le regretter.
— Je ne peux pas regretter cette expédition plus que je ne le fais déjà maintenant.
Courtland se releva.
— Je viens avec vous, dit-il.
C’est là que Jane sembla changer d’avis.
— D’accord, fit-elle. Mais nous ferions mieux de nous mettre en route sans tarder. Il faut trois heures de marche pour atteindre l’endroit où la Perpétulite se rétablit, et encore une heure pour atteindre Haut-Safran.
Courtland et moi fumes interloqués.
— Tu y es déjà allée ? demandai-je.
— Une ou deux fois.
— Est-ce qu’il y aura des cuillères ? demanda Courtland.
— Oui, répondit-elle en souriant, les cuillères, ce n’est pas ça qui manque…