Rencontre avec la Chromogentsia

9.7.12.06.098 : Toute personne réceptive à plus de 50 % se voit accorder la désignation de « Chromogentsia » et est éligible aux privilèges listés dans l’Appendice D.

 

 

Pour la dixième fois, mon père rectifia son nœud papillon avant de sonner enfin à la porte de la maison de Mme Ocre. Cela faisait longtemps que je ne l’avais pas vu prendre un tel soin de sa toilette, et j’en déduisis qu’il s’intéressait à elle. Je voyais bien qu’il se sentait seul. Nous ne parlions jamais de ma mère car c’était un sujet trop douloureux, mais comme moi, il avait un portrait d’elle dans son sac personnel.

— Ne parle que si l’on t’adresse la parole, me recommanda-t-il, et ne fais rien qui puisse compromettre mes chances avec Velma.

— Velma ?

— Mme Ocre.

— Ah, fis-je surpris, car je ne savais pas que c’en était déjà à ce stade, compris.

La porte s’ouvrit.

— C’est si gentil à vous d’être venus ! s’exclama Mme Ocre.

Elle portait une robe du soir rouge spectaculaire qui lui moulait le corps et semblait avoir été adaptée à partir d’une Sans-Bretelles Standard n°21. Je vis Papa baisser les yeux légèrement quand il crut qu’elle ne le voyait pas, mais je pense qu’elle le remarqua et en fut flattée.

— Pour rien au monde nous n’aurions manqué cette occasion, madame Ocre, dit mon père. Je vous ai apporté quelque chose.

— Des roses ! s’exclama-t-elle. C’est vraiment trop, trop divin !

Elle se tourna vers sa fille qui restait silencieuse.

— Lucy, ma chérie, tu veux bien aller me chercher un vase avec de l’eau ? C’est trop merveilleux de vous voir, Edward – c’est le gâteau de riz ? Comme c’est magnifique. Vous voulez bien le porter dans la cuisine ? Lucy va vous montrer.

Je me rendis dans la cuisine avec Lucy et la regardai choisir un vase qu’elle remplit d’eau, en en renversant partout.

— Tu es au courant que Maman et ton père ont pris le thé à L’Homme tombé ?

— Non, je ne savais pas.

— Même qu’ils riaient ensemble. Aux éclats, disent certains – et ils pourraient bien être allés jusqu’à se tenir par la main sous la table. Écoute, ajouta-t-elle, jouons franc jeu. Ma mère s’intéresse à ton père, et pas seulement pour une tasse de thé de temps en temps et une promenade autour des Marqueurs Extérieurs. Elle est très vulnérable en ce moment et je ne veux pas qu’on lui fasse du mal. Si ton père pense pouvoir abuser d’une veuve éplorée, il aura affaire à moi.

Mme Ocre ne se comportait pas vraiment comme une veuve éplorée, si elle riait aux éclats à L’Homme tombé en tête à tête avec le remplaçant de son mari.

— C’est pareil pour moi, répondis-je. Je ne veux pas que quelqu’un profite de la nature généreuse et de la solitude de mon père pour concrétiser une union qui ne serait pas dans son intérêt.

— Hum, dit Lucy. Je pense que ça nous place à égalité pour ce qui est de la vulnérabilité parentale. On ferait peut-être aussi bien de leur lâcher la bride et voir où ça les mène – on pourra en rediscuter ensemble pour décider si ça nécessite une intervention.

— Je suis d’accord avec toi. Au fait, est-ce que tu as de la confiture de mûroise ?

— Ah, murmura-t-elle. Tu es en quête du savoir, c’est ça ?

— Tu as parlé à l’Homme Apocryphe, toi aussi ?

Elle sourit.

— J’ai réussi à reconstituer un peu de mûroise dans un pot de confiture desséchée que j’ai trouvé au fond d’un placard. Elle n’était pas très bonne, mais elle m’a quand même donné droit à une demi-question.

Elle ouvrit le four pour voir où en était le vol-au-vent au poulet.

— Si jamais tu en trouves, je suis prête à en financer la moitié en échange d’une question.

— Ça marche.

Il y eut un petit silence, et je dis enfin :

— Excuse-moi d’aborder ce sujet, mais ton père… est-ce qu’il avait beaucoup affaire à la Grise, Jane ?

— Pourquoi cette question ?

Il fallait que je réfléchisse vite, mais j’en fus incapable et je dis la première chose qui me vint à l’esprit.

— Ça fait partie, heu, de… de mon recensement des chaises.

— Ah, bon. Ma foi, non, pas que je sache. Mais forcément, il a rencontré tout le monde à un moment ou un autre – il devait être là quand elle est née. À moins que…

— Ces fleurs sont magnifiques ! s’extasia Mme Ocre en entrant. Lucy, ça ne t’ennuie pas de servir le thé pendant que j’accueille les invités avec Holden – je veux dire M. Rousseau – à la porte ? Edward, soyez un amour et rendez-vous utile avec les manteaux, et après ça vous pourrez faire passer les sandwichs.

Je pris le plateau de sandwichs concombresques et me rendis dans le grand salon lambrissé. Mme Ocre aurait pu utiliser de vrais concombres, mais ils ne retiennent pas aussi bien la teinture verte. Elle avait donc eu recours à des lamelles de courgettes d’une belle couleur vert émeraude. Bien qu’il y eût déjà beaucoup de monde dans la pièce, les seules personnes que je reconnus étaient Mme Lapis-Lazuli et l’Homme Apocryphe, qui s’était lavé et portait même un costume. Comme je ne pouvais pas reconnaître sa présence au milieu de la compagnie sans encourir un lourd démérite, je me contentai de passer devant lui pour qu’il puisse prendre quelques sandwichs sur mon plateau. Je saluai Mme Lapis-Lazuli qui hocha aimablement la tête en retour.

La conversation portait essentiellement sur l’ouverture possible de Haut-Safran à des opérations de farfouille, et l’éventualité qu’avec une pleine colorisation grâce à une extension du pipeline, Carmin-Est puisse de nouveau accueillir la Foire aux Joyeusetés.

De nouveaux invités arrivèrent, Aubrey et Lisa Citron-Azur, les parents de Jabez.

— Vous devez être Edward, me dit Aubrey tandis que Lisa bavardait avec Mme Ocre et mon père – qui jouaient avec aisance le rôle d’hôtes.

— Vous avez un nom bicolore, fis-je remarquer. C’est la première fois que j’en vois un.

— Et vous avez peu de chances d’en voir un autre. Bien que conforme aux règles, cet usage n’est pas encouragé. Ma femme est la cousine de Turquoise, c’est pour ça qu’elle a réussi à l’obtenir. Mais ce n’est pas comme si nous étions des couleurs complémentaires.

Je ne pus m’empêcher de frissonner. L’idée d’un couple Rouge-Vert, Bleu-Orange ou Jaune-Pourpre était trop scandaleusement dégradante pour qu’on puisse même l’imaginer.

— Vous avez apprécié le feuilleton du soir ? fit une voix forte.

Je me retournai et vis Mme Lapis-Lazuli qui me regardait.

— Beaucoup, madame.

— Tant mieux. Je ne sais vraiment pas qui le tape – c’est parfaitement irresponsable.

Et elle me fit un clin d’œil appuyé avant de poursuivre :

— À ce qu’on m’a dit, vous envisagez de vous installer définitivement parmi nous ?

— Pas vraiment, répondis-je. En fait, pas du tout.

— Heureuse de l’apprendre. Nous avons besoin de jeunes graines pour agiter un peu la politique avant la stagnation complète. Ah, ciel ! s’écria-t-elle en apercevant une dame aussi ridée qu’elle à l’autre bout de la pièce. C’est Mamy Cramoisi. Elle a l’air remarquablement préservée de la Pourriture. Il faut que j’aille l’examiner d’un peu plus près.

Et elle s’éloigna aussitôt.

— Un des piliers du Groupe de Discussion, fit remarquer Citron-Azur tandis que nous la regardions traverser la pièce d’un pas alerte. Meilleure joueuse de hockeyball à son époque. Elle a représenté le village seize fois dans les tournois de la Foire aux Joyeusetés. Ses domaines d’expertise sont les codes-barres, les titres de livres et les cartes – elle possède un exemplaire original de la carte du monde par les Parker Brothers.

C’était intéressant, car cette carte nous fournissait la seule représentation du monde tel qu’il était avant le Truc-Qui-S’est-Passé. Pour une raison inconnue, sa destruction n’avait pas été exigée par l’Annexe XXIV.

— Est-ce qu’elle souscrit à la théorie que cette carte représente les régions chromatiques globales du monde pré-épiphanique ?

— Oui, bien que j’aie moi-même quelques doutes.

Si nous étions effectivement régionalement Bleus quand le Truc S’est Passé, on en verrait beaucoup plus de traces autour de nous.

— Et l’acronyme « RISK », que signifie-t-il, d’après elle ?

— « Régions Internationales Spectralement Kolorées ». Oui, je sais, reconnut M. Citron-Azur devant mon air sceptique, c’est sans doute une orthographe archaïque. Mais demandez-lui de vous la montrer. Elle est presque complète, vous savez – il n’y a que les pays d’Irkoutsk et du Kamtchatka qui ont été dévorés par les vers.

— Je n’y manquerai pas, merci beaucoup.

— C’est un plaisir. Alors, que pensez-vous de notre piège à foudre ?

— Il est… impressionnant.

— N’est-ce pas ? Certains disent que ça ne valait pas tous les Gris perdus pendant la construction, mais les échafaudages coûtent tellement cher aujourd’hui. Nous avons de la chance d’avoir la Prévôte Gommegutte, vous ne trouvez pas ? Une femme épatante.

J’avais oublié que, bien qu’Aubrey eût un badge de tache Vert, il était la partie « Citron » de son nom bicolore. Un Jaune pur jus…

Un autre couple était entré dans la pièce. Je reconnus la femme parce que Tommo me l’avait montrée à L’Homme tombé. Il s’agissait des parents de Doug et Daisy. Le père avait l’air un peu sombre, et présentait tous les symptômes du Moniteur Senior qui n’a pas eu la promotion qu’il escomptait. Il avait aussi l’habitude agaçante de regarder autour de lui quand on lui parlait – comme s’il y avait une conversation plus intéressante ailleurs.

— Voici Edward Rousseau, dit Aubrey quand ils s’approchèrent. J’étais en train de lui dire à quel point la foudre peut être dangereuse.

Il y eut un bref échange de poignées de main et de propos polis au cours duquel j’eus l’impression d’être étudié très attentivement, au cas où je déciderais de rester. Comme leur fils, j’étais un fort Rouge en puissance.

— La foudre ? Je m’inquiéterais plus des cygnes. Et de la Racaille.

— Vous connaissez quelque chose à la Racaille ? demandai-je en essayant de faire passer pour une question intelligente ce qui était en fait une remarque sarcastique.

— Je ne suis pas le genre de personne à m’attacher aux faits, dit M. Cramoisi – qui était honnête, même si c’était un imbécile. Je préfère les spéculations sans fondement. Mais Mme Gommegutte en sait plus sur le sujet, n’est-ce pas, madame ?

Je n’avais pas remarqué que la Prévôte Jaune était arrivée, son carnet à la main. Il était d’usage qu’un Prévôt soit présent pour prendre des notes destinées aux archives de la Faculté, car il arrivait que des « pensées d’une grande importance » émergent d’une réunion. Heureusement, Courtland ne semblait pas l’avoir accompagnée.

Sally Gommegutte alla se placer au milieu du salon. Elle semblait légèrement moins désagréable que d’habitude, ce qui n’allait pas très loin. Bien qu’elle ne fût pas laide, son attitude avait dégradé son apparence au point qu’elle ne pouvait susciter que de la méfiance. Mais elle avait toute mon attention ainsi que celle de mon père. Les autres avaient déjà entendu l’histoire, mais gardaient néanmoins un silence respectueux.

— C’était l’année dernière, dit-elle. J’étais allée rendre visite à ma sœur qui habite à Jaunéopolis. Ils avaient eu des problèmes avec de la Racaille qui campait assez près pour pouvoir voler du bétail à l’aube et au crépuscule, quand il n’y a personne. Ils avaient donc installé quelques pièges autour des Marqueurs Extérieurs. À leur grande surprise, ils ont réussi à attraper une de ces créatures.

— De quoi avait-elle l’air ?

— D’une bête dépenaillée. Sale, couverte de vermine, des dents pourries, un tablier taché, une robe déchirée et des chaussures manifestement pas cirées – sous-humaine, si vous voulez mon avis.

— Est-ce qu’il aurait pu s’agir d’une Perte de Nuit souffrant de nyctopsychose avancée ? demanda mon père qui, comme la plupart des gens, avait pu voir ou éprouver personnellement les effets d’une panique nocturne : tremblements, palpitations, cris irrationnels, dissociation de la réalité et, pour finir, démence.

— Elle n’avait pas de code postal, répliqua la Prévôte Jaune en se tapotant la clavicule gauche. J’ai vérifié quand on l’a déshabillée pour la laver au jet.

— Etait-elle capable de parler ? voulut savoir Lucy.

— Un infâme salmigondis de langues, répondit Gommegutte en prenant une autre gorgée de son cordial à la fleur de sureau teinté de jaune. Un bon nombre de mots étaient d’origine argotique, avec une construction grammaticale similaire à la nôtre, mais émaillés des effroyables fautes de prononciation qu’on peut attendre d’une personne qui n’a pas eu accès à une éducation digne de ce nom. J’arrivais à saisir une partie de ce qu’elle disait, mais le langage était tellement truffé d’obscénités de la pire espèce que ça ne valait guère la peine d’essayer de comprendre.

— Une créature sauvage, dit M. Citron-Azur en frissonnant.

— Tout à fait, dit Mme Gommegutte, et pourtant, de façon assez bizarre, elle ne cessait de répéter le nom d’un homme. Si ce n’était pas grotesque, j’en serais presque venue à la croire capable d’une relation monogame.

Il y eut des rires polis à l’évocation d’une idée aussi extravagante, mais je ne m’y joignis pas.

— Mais voici la partie la plus curieuse, poursuivit Mme Gommegutte. La créature avait laissé une partie de son pied dans le piège, et l’infection s’est déclarée en moins de vingt-quatre heures. Elle est devenue apathique et affreusement pâle, et elle a poussé des gémissements pitoyables jusqu’à ce qu’elle plonge dans l’inconscience et qu’elle meure. En trois jours, c’était terminé.

— Vous voulez dire, intervint Lucy, qu’elle n’a pas attrapé le Mildiou Traumatique ?

— Pas une seule spore en vue. Si une personne civilisée avait subi des dégâts physiques aussi graves que ceux-là, elle aurait été emportée en un clin d’œil par la Variante T.

Le groupe resta silencieux. Tous pensaient au fait que la Racaille avait pu acquérir une immunité contre la Pourriture, sauf Mamy Cramoisi qui informa la compagnie qu’elle venait de voir une abeille passer devant la fenêtre.

— J’ai entendu dire que certains villages se livrent au commerce avec la Racaille, déclara Mme Ocre en parfaite maîtresse de maison qui comble un trou dans la conversation. Ma sœur Betsy habite à Hennérington, sur la péninsule de Pain-de-Miel, et elle m’a dit que la Racaille pose des sacs de récupe bleue à côté des Marqueurs Extérieurs en échange de semoule, d’Ovomaltine et de granulés de jus de viande.

— Si c’est vrai, dit Aubrey, cela amènerait à la conclusion plutôt étonnante que la Racaille possède une compréhension rudimentaire de la couleur.

Tout le monde opina sagement du chef.

— J’ai étudié Homo sauvagensis pendant de longues années, déclara Mme Gommegutte, et je souscris fermement à la théorie qu’il s’agit de Gris qui ont simplement franchi la très courte distance qui les sépare de la sauvagerie. Sans la main stabilisatrice de l’idéologie chromatique de Munsell, nous serions comme eux – ignorants, crasseux et bestiaux.

— Est-il vrai qu’ils mangent leurs propres bébés ? demanda Mme Cramoisi.

— C’est absolument vrai – et n’importe quel autre bébé s’ils peuvent mettre la main dessus. Certains disent qu’ils ne font des enfants que pour se nourrir.

— Comment des Gris sauvages pourraient-ils avoir un sens rudimentaire de la couleur ? demandai-je.

Mme Gommegutte me lança un regard glacial et déclara d’une voix sépulcrale :

— En mangeant la cervelle de ceux qu’ils massacrent, afin d’hériter de leur cognicité chromatique.

Le lourd silence qui suivit fut interrompu par la voix chevrotante de Mme Ocre :

— Ils mangent les cervelles ?

— Sans l’ombre d’un doute, murmura Mme Gommegutte, et à la cuillère – l’instrument des véritables barbares.

— Quelle horreur ! fit Mme Citron-Azur. C’est peut-être pour cela que l’Harmonie a exclu les cuillères de la liste des produits manufacturés.

— En vérité, les voies de Munsell sont impénétrables, déclara M. Cramoisi.

— Plus tôt nous aurons réglé le problème de la Racaille une bonne fois pour toutes, poursuivit Mme Gommegutte qui tenait à ce que son argument soit bien ancré dans les esprits, et plus tôt nous pourrons dormir tranquilles dans nos lits.

Un chœur d’approbations accueillit ces fortes paroles, suivi d’un long silence tandis que chacun pensait sans doute à la chance qu’il avait de vivre dans une civilisation aussi ordonnée et sécurisée. Sauf moi, qui me disais que je dormais déjà tranquillement dans mon lit.

— Quel tissu de conneries ! déclara une voix forte et rocailleuse.

— Qui ose se permettre un tel lang… commença Mme Gommegutte, qui s’arrêta net quand elle comprit que c’était l’Homme Apocryphe.

Elle conclut sa remarque en toussant, tandis que chacun se plongeait dans la contemplation du contenu de son verre, ou d’un mur, ou d’autre chose encore.

Pour tenter une diversion, Mme Ocre décida que nous devrions nous asseoir.

— C’est l’heure de dîner, lança-t-elle en tapant dans ses mains. Pour le plan de table, c’est fille-garçon-fille-garçon-fille-garçon…