Chapitre X






Lorsque deux hommes vivent ensemble, ils respectent une sorte de statu quo mesquin, né de la haine qu’ils éprouvent l’un pour l’autre. Deux hommes seuls sont constamment sur le point de se battre et ils le savent. Adam Trask n’était pas chez lui depuis longtemps quand la situation commença à se tendre. Les deux frères se voyaient trop et ne voyaient pas assez d’étrangers.

Ils furent occupés pendant quelques mois à récupérer l’argent de Cyrus et à chercher des placements. Ils firent le voyage jusqu’à Washington pour aller jeter un coup d’œil à la tombe, une belle pierre surmontée d’une étoile de bronze munie d’un trou pour recevoir la hampe d’un petit drapeau, les jours de fête. Les deux frères se recueillirent sur la tombe un long moment, puis ils s’en allèrent et ne parlèrent plus de leur père.

Si Cyrus avait été malhonnête, il avait bien fait les choses. Personne ne posa de questions au sujet de l’argent. Mais Charles y pensait toujours.

De retour à la ferme, Adam lui demanda :

« Pourquoi ne t’achètes-tu pas de nouveaux vêtements ? Tu es riche ; tu agis comme si tu avais peur de dépenser un sou.

– C’est la vérité, dit Charles.

– Pourquoi ?

– Il faudra peut-être que je le rende.

– Tu y penses toujours ? S’il avait dû se passer quelque chose, tu ne crois pas que nous en aurions déjà eu vent ?

Je ne sais pas, dit Charles. J’aime mieux ne pas en parler. »

Mais le soir même, il remit le sujet sur le tapis.

« Il y a une chose qui m’inquiète, commença-t-il.

– Au sujet de l’argent ?

– Oui. En gagnant autant d’argent, on laisse des traces.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Eh bien, des papiers, des livres de compte, des factures, des carnets, des comptes. Nous avons parcouru tous les papiers de père et il n’avait rien de tout ça.

– Peut-être les a-t-il brûlés.

– Peut-être », dit Charles.

Les deux frères respectaient un emploi du temps établi par Charles et qui ne variait jamais. Charles s’éveillait sur le coup de quatre heures et demie, comme si le balancier de l’horloge lui avait fait signe. En réalité, il se réveillait une fraction de seconde avant quatre heures et demie. Ses yeux étaient ouverts avant le coup de timbre. Il restait un moment immobile, sondant l’obscurité et se grattant le ventre. Puis, il tendait une main vers la table de nuit et, d’un geste précis, saisissait la boîte d’allumettes soufrées. Il en grattait une. Le soufre brûlait d’une petite lumière bleue avant que le bois prenne. Charles allumait la chandelle à côté de son lit. Il rejetait sa couverture et se levait. Il portait des caleçons longs qui faisaient des poches aux genoux et pendaient sur ses chevilles. En bâillant, il allait à la porte, l’ouvrait et lançait :

« Il est quatre heures et demie, Adam. Il est temps de te lever. Debout. »

La voix d’Adam maugréait :

« Tu ne comprendras donc jamais !

– Il est temps de te lever. »

Charles se glissait dans son pantalon et le serrait autour de ses hanches.

« Tu n’as pas besoin de te lever. Tu es riche. Tu peux rester au lit toute la journée.

– Et toi, donc ? Tous les jours tu nous fais lever avant l’aurore.

– Tu n’as pas besoin de te lever, répétait Charles. Mais si tu veux devenir fermier, c’est ça ou rien. »

Et Adam ajoutait, dégoûté :

« C’est ça. Et on va acheter de la terre et on va travailler un peu plus.

– Laisse tomber, dis lit Charles. Recouche-toi si tu en as envie.

Et Adam répondait :

« Je suis sûr que tu ne pourrais pas dormir si tu restais au lit. Et tu sais encore ce dont je suis sûr ? Tu te lèves parce que tu as honte et après ça tu te persuades que tu en as envie. »

Charles se dirigeait vers la cuisine et allumait la lampe.

« On ne reste pas au lit quand on est fermier. »

Il tisonnait le feu, déchirait un morceau de papier, le posait sur les braises, et soufflait jusqu’à ce qu’il y eût une flamme.

Adam l’observait de la porte.

« Tu ne gratterais même pas une allumette.

– Mêle-toi de ce qui te regarde. Et arrête de m’embêter.

– Bon, disait Adam. D’accord. En réalité, peut-être que ce qui me regarde est autre part.

– Comme tu voudras. Si tu as envie de t’en aller, va-t’en. »

Ce genre de dispute était idiot, mais Adam n’y pouvait rien. Un jour, malgré lui, sa voix s’enfla de colère et il dit des mots blessants :

« Oui, je m’en irai, mais quand je voudrai. Cette maison m’appartient autant qu’à toi.

– Alors pourquoi n’y travailles-tu pas ?

– Seigneur ! Pourquoi se disputer. Restons calmes.

– Ce n’est pas moi qui cherche la bagarre », dit Charles.

Il versa du café tiède dans deux bols qu’il posa sur la table.

Les deux frères s’assirent. Charles se beurra une tartine, puis, du bout de son couteau, prit de la confiture qu’il étala sur son pain. Il prit à nouveau du beurre pour sa seconde tartine et y laissa une goutte de confiture.

« Nom de Dieu ! Tu ne pourrais pas nettoyer ton couteau ! Regarde le beurre. »

Charles laissa tomber son couteau et son pain sur la table et posa ses deux mains de chaque côté.

« Tu ferais bien de t’en aller. »

Adam se leva.

« Je préférerais vivre dans une écurie », dit-il.

Et il sortit de la maison.

Il se passa huit mois avant que Charles revoie son frère. Il revenait des champs lorsqu’il trouva Adam dans la cuisine, s’aspergeant d’eau le visage et les cheveux.

« Salut, dit Charles. Ça va ?

– Ça va, répondit Adam.

– Où es-tu allé ?

– Boston.

– C’est tout ?

– Oui. J’ai visité la ville. »

Les deux frères reprirent la vie commune, mais chacun se méfiait de la colère. En un sens, chacun protégeait l’autre et se sauvait ainsi lui-même. Charles, le premier levé, préparait le petit déjeuner avant de réveiller Adam. Adam nettoyait la maison et tenait les comptes de la ferme. Ils vécurent deux ans de cette façon avant que leur colère reprenne ses droits.

Un soir d’hiver, Adam, qui faisait ses comptes, releva la tête.

« C’est bien, en Californie. Il fait beau en hiver. On peut faire pousser n’importe quoi.

– Et une fois qu’on l’a fait pousser, qu’est-ce qu’on en fait ?

– Et le blé ? On cultive beaucoup de blé en Californie.

– La rouille détruit tout, dit Charles.

– Qu’est-ce qui te fait dire ça ? Ecoute, Charles, ça pousse si vite en Californie que lorsque tu plantes quelque chose, il faut te reculer en vitesse sans ça tu en prends un coup dans le menton.

Pourquoi tu n’y vas pas, alors ? Je te rachèterai ta part quand tu voudras. »

Adam resta calme. Mais le lendemain matin, alors qu’il se peignait devant la petite glace, il enfourcha à nouveau son dada :

« Il n’y a pas d’hiver en Californie. C’est le printemps toute l’année.

– J’aime l’hiver », dit Charles.

Adam se dirigea vers le poêle.

« Ne te mets pas en colère.

– Alors ne me cherche pas. Combien d’œufs ?

– Quatre », dit Adam.

Charles prit sept œufs et les plaça sur la table. Puis il prépara son feu avec des copeaux de bois. Lorsque la flamme fut suffisamment forte, il la couvrit avec sa poêle. Son air morose le quittait lorsqu’il faisait la cuisine.

« Je ne sais pas si tu t’en rends compte, mais chaque fois que tu ouvres la bouche c’est pour parler de la Californie. Veux-tu vraiment y aller ? »

Adam eut un petit rire.

« C’est ce que je me demande. Je ne sais pas. C’est comme lorsque je me réveille le matin. Je ne peux pas me lever et pourtant je n’ai pas envie de rester au lit.

– Tu me rebats les oreilles avec ça », dit Charles.

Adam continua :

« Tous les matins, dans l’armée, le foutu clairon sonnait. Et je jurais sur le Christ que si jamais je sortais de l’armée je dormirais tous les jours jusqu’à midi. Et ici je me lève une demi-heure avant l’heure du clairon. Charles, est-ce que tu peux me dire pourquoi nous travaillons ?

– On ne peut pas rester au lit et être fermier. »

Charles remua le lard avec une fourchette.

« Vois les choses en face, dit Adam avec ferveur. Nous n’avons pas d’enfants, encore moins de femme. Et au train où ça va, nous n’en aurons jamais. Nous n’avons pas le temps de nous chercher une épouse, mais nous avons le temps de penser à acheter la ferme des Clark si le prix nous convient.

– C’est une belle terre, répondit Charles. La nôtre et la leur réunies, ça ferait une des plus belles fermes du pays. Dis donc, tu as l’intention de te marier ?

– Non. Et c’est bien pour ça que je te parle. Encore quelques années et nous aurons la plus belle ferme du pays. Nous serons deux vieux imbéciles solitaires qui se briseront l’échine pour mettre en valeur la plus belle ferme du pays. Et puis l’un de nous deux mourra et la plus belle ferme du pays appartiendra à un seul imbécile. Et puis, il mourra…

– Pourquoi tu parles de ça ? demanda Charles. On n’est jamais tranquilles. Tu m’emmerdes. Qu’est-ce que tu as derrière la tête ?

– Je m’ennuie, dit Adam. Ou tout au moins, je ne m’amuse pas. Je travaille trop pour ce que ça me rapporte. Moi qui n’ai pas besoin de travailler !

– Pourquoi tu n’abandonnes pas ? hurla Charles. Pourquoi tu ne t’en vas pas, nom de Dieu ? Tu n’es pas attaché. Va donc dans les îles du Sud te balancer dans un hamac, si c’est ce que tu veux.

– Ne le prends pas comme ça. C’est comme le matin. Je ne peux pas me lever et je ne veux pas rester couché. Te ne veux pas rester ici et je ne veux pas partir.

– Tu me casses les pieds, dit Charles.

– Réfléchis. Ça te plaît ici ?

– Oui.

– Et tu veux vivre ici toute ta vie ?

– Oui.

– Seigneur ! Je voudrais que ce soit aussi facile pour moi. Qu’est-ce que tu crois que j’ai ?

– La fièvre ! Viens donc à l’auberge ce soir. Ça te remettra.

– Peut-être, dit Adam. Mais une putain, ça ne me dit rien.

– C’est tout pareil, dit Charles. Une fois que tu as fermé les yeux, tu ne vois pas la différence.

– Certains copains de régiment avaient une squaw. J’en ai eu une, moi aussi. »

Charles, intéressé, se pencha vers lui.

« Père se retournerait dans sa tombe, s’il savait que tu as couché avec une Indienne. Comment c’était ?

– Pas mal. Elle lavait mes vêtements, elle les raccommodait, et elle faisait un peu la cuisine.

– Je parle du reste. Comment c’était ?

– Bien. Oui, bien. Dans le genre doux, doux et gentil. Aimable et doux.

– Tu as de la veine qu’elle ne t’ait pas enfoncé un couteau dans le dos pendant que tu dormais.

– Impossible. Elle était douce.

– Tu as un drôle de regard dans l’œil. Elle te plaisait, cette squaw ?

– Je crois, dit Adam.

– Qu’est-ce qu’elle est devenue ?

– Petite vérole.

– Tu n’en as pas pris une autre ? »

Le regard d’Adam était douloureux.

« On les avait mis en tas comme des bûches, plus de deux cents, avec les bras et les jambes tout raides. On a mis des broussailles sur le tout et du pétrole.

– J’ai entendu dire qu’ils ne résistaient pas à la petite vérole.

– Ça les tue, dit Adam. Ton lard est en train de brûler. »

Charles se retourna rapidement vers la poêle.

« Il est à point. Je l’aime croustillant. »

Il disposa le lard sur une assiette, cassa les œufs dans la graisse chaude qui gicla. Les blancs brunirent sur les bords avec un grésillement.

« Il y avait une maîtresse d’école, dit Charles. Tu n’as jamais rien vu d’aussi joli. Elle avait des tout petits pieds. Elle s’habillait à New York. Des cheveux blonds. Tu n’as jamais vu d’aussi petits pieds. Et elle chantait aussi. Dans le chœur. Tout le monde s’est mis à aller à l’église. C’est tout juste si on ne se bousculait pas. Ça fait un bout de temps.

– C’est à ce moment-là que tu m’as écrit que tu voulais te marier ? »

Charles grimaça un sourire :

« Sans doute. À ce moment-là, il n’y a pas un seul jeune type du pays qui n’ait eu la fièvre du mariage.

– Qu’est-elle devenue ?

– Tu sais ce que c’est. Ça ne plaisait pas aux femmes qu’elle fût là. Elles se sont réunies et en moins de deux, elles l’avaient chassée. On m’a dit qu’elle portait du linge de soie. Elle était trop tape-à-l’œil. Le conseil de discipline l’a flanquée à la porte au milieu d’un trimestre. Des pieds pas plus grands que ça. Et elle montrait ses chevilles, comme par hasard. Elle montrait toujours ses chevilles.

– Tu as fait sa connaissance ? demanda Adam.

– Non. J’allais juste à l’église. On avait assez de mal à entrer. Une fille aussi jolie n’a pas sa place dans une petite ville. Ça met les gens dans l’embarras. Ça cause des ennuis.

– Tu te rappelles la fille Samuels ? demanda Adam. C’était une beauté. Qu’est-elle devenue ?

– La même chose. Elle créait des ennuis. Elle est partie. On m’a dit qu’elle était à Philadelphie, dans la couture. On m’a dit qu’elle demandait jusqu’à dix dollars pour faire une robe.

– Peut-être qu’on devrait s’en aller d’ici, dit Adam.

– Tu penses toujours à la Californie ?

– Il faut croire. »

Charles éclata :

« Tu vas t’en aller d’ici ! hurla-t-il. Je t’ordonne de t’en aller. Je t’achèterai ta part. Je te forcerai à me la vendre ou je ne sais pas… va-t’en… enc… (Il s’arrêta). Je ne voulais pas dire ça, mais bon Dieu, tu me mets hors de moi. »

Trois mois après, Charles reçut une carte postale en couleurs représentant la baie de Rio. Au dos, Adam avait écrit avec une plume de mauvaise qualité : « Ici c’est l’été. Chez toi c’est l’hiver. Pourquoi ne viens-tu pas ? »

Six mois plus tard, une autre carte arriva, datée de Buenos Aires : « Mon cher Charles, comme c’est grand ici. On parle français et espagnol. Je t’envoie un livre. »

Mais il n’arriva aucun livre. Charles l’attendit tout l’hiver suivant et une bonne partie du printemps. Et, au lieu du livre, ce fut Adam qui arriva. Il avait bruni et ses vêtements avaient une coupe étrangère.

« Comment ça va ? demanda Charles.

– Ça va. As-tu reçu mon livre ?

– Non.

– Je me demande comment ça se fait. Il y avait des illustrations.

– Tu vas rester ?

– Je crois. Je te raconterai comment c’est là-bas.

– Je ne veux pas en entendre parler, dit Charles.

– Bon Dieu ! Ce que tu peux être méchant, dit Adam.

– Je ne veux pas que ça recommence. Tu vas rester ici un an ou deux et puis la bougeotte te reprendra et tu me rendras nerveux. On recommencera à se détester et puis on se fera des politesses – et c’est ce qu’il y a de pire. Et puis, un jour ça éclatera, et tu t’en iras à nouveau, et puis tu reviendras et on remettra ça. »

Adam demanda :

« Tu ne veux pas que je reste ?

– Mais si. Tu me manques quand tu n’es pas là. Mais n’empêche que je sais comment ça se passera. »

Et cela se passa exactement comme prévu. Pendant quelque temps, ils ressassèrent leurs vieux souvenirs, ils se rappelèrent les époques où ils avaient été séparés, et puis ils retombèrent dans les longs silences odieux, les heures de travail sans un mot, la courtoisie agressive, les bouffées de colère. Le temps n’avait pas de frontières. Et ils avaient l’impression qu’il en était ainsi pour l’éternité.

Un soir, Adam dit :

« Je vais bientôt avoir trente-sept ans. C’est la moitié d’une vie.

– Ça y est, ajouta Charles. Tu vas me dire que tu gâches ta vie. Ecoute, Adam, est-ce qu’on ne pourrait pas éviter de s’engueuler, cette fois ?

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Si l’on reste chacun sur nos positions, on va se disputer pendant trois ou quatre semaines pour préparer ton départ. Si tu as la bougeotte, est-ce que tu ne pourrais pas t’en aller et nous éviter tous ces ennuis ? »

Adam éclata de rire et la tension décrût.

« J’ai un frère qui n’est pas bête. D’accord. Quand la plante des pieds commencera à me chatouiller, je m’en irai sans chercher de prétextes. J’aime mieux ça. Tu deviens riche, n’est-ce pas, Charles ?

– Je me défends. Je ne suis pas riche.

– Pas au point d’acheter quatre maisons et l’auberge du village ?

– Non, pas à ce point-là.

– C’est pourtant vrai. Charles, tu as la plus belle ferme du patelin. Pourquoi ne bâtirait-on pas une nouvelle maison ? Avec une salle de bain, l’eau courante et le tout-à-l’égout ? Nous ne sommes plus pauvres. On dit que tu es l’homme le plus riche du pays.

– Pas besoin d’une nouvelle maison, ronchonna Charles. Abandonne tes idées de luxe.

– Ce serait agréable d’aller aux cabinets sans avoir besoin de sortir.

– N’insiste pas, je te dis. »

Adam poursuivit :

« Peut-être que je me ferai construire une jolie petite maison, de l’autre côté du bosquet. Qu’est-ce que tu en dis ? Comme ça on ne se porterait pas sur les nerfs.

– Je ne veux pas de ça chez moi.

– C’est à moitié à moi.

– Je t’achète ta part.

– Rien ne me force à vendre. »

Les yeux de Charles fulgurèrent.

« Je brûlerai ta maison.

– Tu en serais capable, dit Adam, revenant à lui. Tu en serais vraiment capable. Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça ? »

Charles dit lentement :

« J’y ai beaucoup pensé. Et je croyais que tu en reparlerais. Mais je vois que je ne dois pas y compter.

– A quoi ?

– Tu te rappelles le télégramme me demandant cent dollars ?

– Tu parles ! Tu m’as sauvé la vie. Pourquoi ?

– Tu ne me les as jamais rendus.

– Ça m’étonne.

– Crois-moi. »

Adam baissa la tète au-dessus de la vieille table où Cyrus s’était assis, frappant sa jambe de bois avec sa canne. Et la même lampe à pétrole pendait du plafond, dispensant une lumière jaune, tremblotante.

Adam dit lentement :

« Je te rembourserai demain.

– Je t’ai laissé le temps.

– Je le reconnais, Charles. J’aurais dû m’en souvenir. »

Il s’arrêta, pensif, et finit par dire :

« Sais-tu pourquoi j’avais besoin de cet argent ?

– Je ne te l’ai jamais demandé.

– Je ne te l’ai jamais dit. Peut-être avais-je honte. J’étais prisonnier. Je venais de m’évader. »

Charles ouvrit la bouche.

« Qu’est-ce que tu dis ?

– Je vais te raconter. J’étais sur le trimard. Je me suis fait ramasser pour vagabondage. J’ai été condamné à six mois de travaux forcés sur une route, avec des boulets aux pieds la nuit. Après avoir fait six mois, j’ai repiqué au truc. C’est comme ça qu’on construit les routes. Trois jours avant la fin de la seconde période de six mois, je me suis échappé. Je suis passé en Georgie, j’ai volé des vêtements dans un magasin, et je t’ai envoyé le télégramme.

– Je ne te crois pas, dit Charles. Si, je te crois. Tu ne mens pas. Oui, je te crois. Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?

– Peut-être avais-je honte. Mais j’ai encore plus honte de ne pas t’avoir remboursé.

– N’y pense plus, dit Charles. Je ne sais pas pourquoi j’en ai parlé.

– Ah ! Non. Je te rembourserai demain matin.

– Nom de Dieu ! dit Charles. Mon frère est un gibier de prison !

– Ce n’est pas la peine d’avoir l’air si heureux.

– Je ne sais pas pourquoi, dit Charles, mais je me sens plutôt fier. Mon frère en prison ! Dis-moi, Adam, pourquoi as-tu attendu trois jours avant ta libération pour t’échapper ? »

Adam sourit.

« J’avais deux ou trois raisons. Je craignais qu’en allant jusqu’au bout de ma peine, ils me ramassent à nouveau. Et je me disais qu’en attendant le plus longtemps possible, je n’éveillerais pas leur méfiance.

– C’est sensé, dit Charles. Mais tu ne m’as pas dit que tu avais une autre raison ?

– Oui, et c’était la plus importante. Et la plus difficile à expliquer. Je devais six mois. C’était la sentence. Je ne voulais pas tricher. Je ne leur ai volé que trois jours. »

Charles éclata de rire.

« Tu es vraiment cinglé, dit-il avec affection. Mais tu me dis que tu as dévalisé une boutique.

Je leur ai renvoyé l’argent avec dix pour cent d’intérêt.. »

Charles se pencha en avant.

« Parle-moi des routes, Adam.

– Oui, Charles, oui. »