Chapitre XLI






Effrayée et séduite tout à la fois, l’Amérique glissait imperceptiblement vers la guerre. Cela faisait près de soixante ans que les gens n’avaient pas été secoués. L’affaire espagnole avait été plus une expédition qu’une guerre. Mr. Wilson avait été réélu président en novembre et, de la plate-forme de son train présidentiel, il avait promis de rester en dehors des affaires d’Europe. Mais on lui conseillait la fermeté, ce qui signifiait la guerre, inévitablement. Le commerce marchait et les prix montaient. Des envoyés de l’Intendance britannique parcouraient le pays, achetant nourriture, tissus, métaux, et produits chimiques. Le pouls du pays battait à un rythme accéléré. Alors que l’on préparait la guerre, on refusait d’y croire. La vallée de la Salinas vivait comme avant.

Cal allait en classe avec Aron.

« Tu as l’air fatigué, dit Aron.

– C’est vrai ?

– -Je t’ai entendu rentrer hier soir, il était quatre heures. Qu’est-ce que tu faisais si tard ?

– Je me promène. Je pense. Est-ce que ça te dirait de quitter l’école et de retourner à la ferme ?

– Pour quoi faire ?

– Pour gagner de l’argent pour papa.

– Je veux aller au collège et partir tout de suite. Je voudrais quitter cette ville. Tout le monde se moque de nous.

– Tu te fais des idées.

– Non. Ce n’est pas moi qui ai perdu l’argent. Ce n’est pas moi qui ai eu cette idée idiote des laitues. Et pourtant c’est de moi que les gens se moquent. Je ne sais même pas s’il reste assez d’argent pour m’envoyer au collège.

Il ne l’a pas fait exprès.

Il l’a perdu quand même. »

Cal dit :

« Après celle-ci, tu n’as plus qu’une année à faire, et tu iras au collège.

Tu crois que je ne sais pas ?

– Si tu travailles dur, peut-être que tu pourras passer tes examens cet été et entrer au collège à l’automne. »

Aron pivota sur lui-même.

« Je n’y arriverai pas.

– Je crois que si. Parles-en au principal. Je suis sûr que le révérend Rolf t’aiderait. »

Aron dit :

« Je veux quitter cette ville. Ne jamais y revenir. On continue de nous appeler Têtes-de-Laitues. On se moque de nous.

– Et Abra ?

– On verra.

– Que dira-t-elle si tu t’en vas ?

– Elle fera ce que je voudrai. »

Cal réfléchit un moment :

« Ecoute. Je vais essayer de gagner un peu d’argent. Si tu en mets un coup et si tu passes tes examens avec un an d’avance, je t’aiderai à poursuivre tes études.

– Tu ferais ça ?

– Oui.

– Je vais voir le principal tout de suite. »

Il hâta le pas.

Cal le rappela :

« Aron ! Attends. Ecoute. S’il dit que tu peux arriver, n’en parle pas à papa.

– Pourquoi ?

– -Ça lui ferait une surprise agréable.

– Je ne vois pas l’intérêt.

– Non ?

– Non. Ça m’a l’air idiot. »

Cal eut une envie folle de crier :

« Je sais qui est notre mère. Je peux te la montrer. »

Voilà qui l’aurait dressé.

Cal rencontra Abra dans l’entrée, avant la cloche.

« Aron est bizarre, dit-il.

– Peut-être.

– Tu sais pourquoi.

– Il est dans les nuages. C’est la faute du révérend.

– Est-ce qu’il te raccompagne chez toi ?

– Oui, mais il est comme transparent. Il ne touche plus terre. Il a des ailes.

– C’est l’histoire des laitues qui le tracasse.

– Je sais, dit Abra. J’essaie de le calmer, mais il doit se trouver intéressant.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Rien », dit Abra.

Après le dîner, ce soir-là. Cal demanda à son père s’il pouvait aller à la ferme le vendredi suivant. Adam tourna la tête :

« Pour quoi faire ?

– Pour jeter un coup d’œil, comme ça.

– Aron ira-t-il avec toi ?

– Non, j’irai seul.

– Je ne vois pas d’objections. Lee, en voyez vous ?

– Non », répondit Lee. Puis il observa Cal.

« Tu penses sérieusement à te lancer dans la culture ?

– Peut-être. Si tu me confiais la ferme, je l’exploiterais, papa.

– Elle est louée pour plus d’un an encore.

– Et après, est-ce que je pourrai m’y installer ?

– Et tes études ?

– J’aurai fini.

– Nous verrons, dit Adam. Tu auras peut-être envie d’aller au collège. »

Lorsque Cal sortit, Lee le suivit. « Pourquoi veux-tu aller là-bas ? demanda-t-il.

– Pour me promener.

– Je vois. Je ne suis pas dans le secret. »

Lee s’apprêta à rentrer dans la maison, puis il se ravisa et appela Cal. Le garçon s’arrêta. « As-tu des ennuis, Cal ?

– Non.

– Je possède cinq mille dollars. Ils sont à ta disposition.

– Pourquoi en aurais-je besoin ?

– Je ne sais pas ». dit Lee.

Will Hamilton aimait beaucoup son bureau vitré. Le champ de ses activités s’étendait bien au-delà du commerce des automobiles, mais il préférait rester dans son garage.

Il se carrait dans son grand fauteuil de cuir rouge et jouissait de la vie. Lorsqu’on lui parlait de son frère Joe qui gagnait tant d’argent dans la publicité, Will répondait qu’en comparaison il n’était qu’une grosse grenouille dans un petit aquarium.

« Une grande ville me ferait peur, disait-il. Je ne suis qu’un campagnard. » Et il aimait entendre le rire que cette phrase provoquait. Cela lui prouvait que ses amis savaient qu’il était à l’aise.

Cal alla le voir un samedi matin. Devant le regard étonné de Will, il dit :

« Je m’appelle Cal Trask.

– Oh ! Mais oui ! Vous avez beaucoup grandi. Votre père va-t-il venir ?

– Non, je suis seul.

– Alors asseyez-vous. Je suppose que vous ne fumez pas.

– Quelquefois, des cigarettes. »

Will fit glisser un paquet de Murad sur le bureau. Cal ouvrit la boîte, puis la referma.

« Pas tout de suite, merci. »

Will regarda le jeune visage sombre. Ce garçon lui plaisait.

« Il est intelligent, pensa-t-il. Il ne doit pas s’en laisser conter. »

« Vous allez bientôt vous lancer dans les affaires, dit-il tout haut.

– Oui, monsieur. Je pense exploiter notre ferme quand je sortirai de l’école.

– Il n’y a pas d’argent à gagner, dit Will. Les fermiers ne gagnent rien. Ce sont ceux qui leur achètent qui font des bénéfices. La culture ne rapporte rien. »

Will sentait que Cal l’observait, le soupesait, l’essayait. Et il l’approuvait.

Cal, bien que décidé, n’alla pas droit au but.

« Vous n’avez pas d’enfants, Mr. Hamilton ?

Non. Et je le regrette. C’est même mon plus grand regret. Pourquoi me le demandez-vous ? »

Cal ignora la question.

« Pourriez-vous me donner un conseil ? »

Une bouffée de plaisir envahit Will.

« Si je le peux, ce sera avec joie. Que voulez-vous savoir ? »

Alors Cal lit quelque chose que Will Hamilton approuva, en connaisseur. Il employa sa candeur comme une arme.

« Je voudrais gagner beaucoup d’argent. Dites-moi comment. »

Will refréna son envie de rire. La phrase était peut-être naïve, mais Cal ne l’était pas.

« C’est le désir de tout le monde. Qu’entendez-vous par beaucoup d’argent ?

– Vingt ou trente mille dollars.

– Seigneur Jésus ! » Dit Will.

Et il se pencha en avant. Il se permit alors de rire, mais ce n’était pas pour se moquer. Cal sourit à son tour.

« Pouvez-vous me dire pourquoi vous voulez gagner tant d’argent ? demanda Will.

– Oui, monsieur, dit Cal. Je vais vous le dire. »

Et il ouvrit la boîte de Murad, prit une des cigarettes plates à bout de liège et l’alluma.

Will se carra dans son fauteuil. Il était ravi.

« Mon père a perdu beaucoup d’argent.

– Je sais, dit Will. Je l’avais pourtant prévenu qu’il était dangereux de lancer des wagons de laitues dans cette aventure.

– Vraiment ? Et pourquoi ?

– Il n’y a pas de garantie, dit Will. Un homme d’affaires doit protéger ses arrières. En cas d’accident, il n’avait aucun recours, et c’est ce qui est arrivé. Continuez.

– Je veux gagner assez d’argent pour lui rendre ce qu’il a perdu. »

Will fit des yeux ronds.

« Pourquoi ?

– Parce que je le veux.

– Vous l’aimez ?

– Oui. »

Le visage épais de Will se durcit, et un souvenir l’enveloppa comme une bourrasque. Ce ne fut pas une lente remontée dans le passé, mais une image éclair. Toutes les années, un paysage, un désespoir, tout se figea comme dans un instantané. Il y avait là, Samuel, étincelant, beau comme le jour, élégant comme un vol d’hirondelle, Tom, chez qui couvait un feu sombre, Una, qui chevauchait les orages, la délicieuse Mollie, Dessie et son rire, George et son élégance et son parfum qui emplissait une pièce, et puis Joe, le plus jeune, l’adoré. Chacun, sans effort, avait rapporté un don à la famille.

Chacun possède un coffret où il renferme ses douleurs secrètes et dont il ne donne la clef à personne. Will avait dissimulé le sien sous des éclats de rire, et il n’avait jamais laissé la jalousie prendre son essor. Il pensait de lui-même qu’il avait l’esprit lent, conservateur, sans génie, terre à terre. Nul rêve d’envergure ne l’élevait, nul désespoir ne l’écrasait. Il était l’homme du juste milieu, se maintenant dans le cercle familial par un apport qu’il jugeait mince : prudence, lucidité, et volonté. C’était lui qui faisait les comptes, engageait les hommes de loi, appelait les pompes funèbres, et, éventuellement, payait les notes. Les autres ne savaient même pas qu’ils avaient besoin de lui. Il connaissait l’art de gagner de l’argent et de le garder. Il croyait que les Hamilton le méprisaient, à cause justement de ce don. Il les avait aimés, il avait toujours été prêt à payer leurs erreurs. Il pensait qu’ils avaient honte de lui, et il luttait sauvagement pour rester un des leurs. C’était tout cela qui avait arrêté la marche du temps.

Ses yeux légèrement proéminents étaient humides et fixaient un point au-delà de Cal. Le garçon demanda :

« Qu’y a-t-il, Mr. Hamilton ? Vous ne vous sentez pas bien ? »

Will n’avait pas compris sa famille. Elle l’avait accepté sans savoir qu’il y avait quelque chose à comprendre. Et voilà que ce garçon se présentait devant lui, ouvert, transparent, proche. C’était là le fils qu’il aurait dû avoir, ou le frère ou le père. Les personnages de l’instantané se remirent en marche. Will se sentit attiré par Cal qui n’avait pas bougé, attendant toujours.

Will força son regard à changer de direction. Il ne savait pas combien de temps son silence avait duré.

« Je pensais », dit-il maladroitement.

Puis il prit sa voix sévère :

« Vous m’avez demandé quelque chose. Je suis un homme d’affaires. Je ne donne pas. Je vends.

– Oui, monsieur. »

Cal était sur ses gardes, mais il comprenait que Will Hamilton l’aimait.

Will dit :

« Je vais vous poser une question et vous allez me répondre. Êtes-vous prêt à dire la vérité ?

– Ça dépend, dit Cal.

– J’aime mieux cela. Vous ne voulez pas vous avancer avant de connaître la question. C’est intelligent et honnête. Bon… Vous avez un frère. Votre père l’aime-t-il mieux que vous ?

– Comme tout le monde, dit calmement Cal. Tout le monde préfère Aron.

– Et vous ?

– Oui, monsieur. Enfin… oui.

– Que veux dire ce « enfin » ?

– Quelquefois je le trouve stupide, mais je l’aime bien.

– Bon. Et votre père ?

– Je l’aime, dit Cal.

– Mais il préfère votre frère ?

– Je ne sais pas.

– Vous voulez rendre à votre père l’argent qu’il a perdu. Pourquoi ? »

Le regard de Cal, généralement méfiant, prit une acuité insoutenable. Cal était près de son âme autant qu’il est possible de l’être.

« Mon père est bon, dit-il. Et je veux lui donner ce que je peux, puisque je ne suis pas bon.

– Cela vous rendra-t-il meilleur ?

– Non, dit Cal. Mes pensées sont mauvaises. »

Will n’avait jamais rencontré quelqu’un dont le langage fût aussi dépouillé. Il ressentait de l’embarras devant cette nudité, mais il savait combien Cal était en sécurité, débarrassé de son armure.

« Encore une question, dit-il. Mais celle-là, vous pouvez ne pas y répondre. Personnellement, je crois que je n’y répondrais pas. La voici : supposons que vous puissiez vous procurer cet argent et le donner à votre père. N’auriez-vous pas l’impression que vous essayez d’acheter son amour ?

– Oui, monsieur. C’est vrai.

– C’est tout ce que je voulais savoir. »

Will laissa tomber son front moite entre ses mains. Il ne se rappelait pas avoir jamais été aussi secoué. Cal sentait le triomphe à portée de sa main. Il savait qu’il avait gagné, mais il n’en montrait rien.

Will releva la tête, enleva ses lunettes et les essuya.

« Sortons, dit-il. Allons faire un tour en voiture. »

À l’époque, Will possédait une grosse Winton avec un capot long comme un cercueil sous lequel grondait un puissant moteur. Il quitta King City par le sud, et s’engagea sur la route communale. Le printemps éclatait partout, les fleurs des prés resplendissaient et des chants d’oiseau s’envolaient de toutes les clôtures.

Le pic Blanc s’élevait à l’ouest, la tête couronnée de neige et dans la Vallée, les rangées d’eucalyptus semblaient ruisseler d’argent.

Lorsqu’il atteignit le chemin qui menait à la ferme des Trask, Will s’arrêta sur le bord de la route. Il n’avait pas ouvert la bouche depuis le départ de King City. Le puissant moteur ronronna au ralenti.

Will, les yeux fixés devant lui, demanda :

« Cal, voulez-vous être mon associé ?

– Oui, monsieur.

– Je ne m’associe pas avec quelqu’un qui n’a pas d’argent. Evidemment, je pourrais vous en prêter, mais ce serait une source d’ennuis.

– Je peux trouver de l’argent, dit Cal.

– Combien ?

– Cinq mille dollars.

– Vous… Je ne le crois pas. »

Cal ne répondit pas.

« Je le crois, dit Will. À emprunter ?

– Oui, monsieur.

– À quel taux ?

– Zéro.

– Bonne idée. Et où ?

– Je ne vous le dirai pas. »

Will secoua la tête et rit. Il était aux anges.

« Je suis peut-être un idiot, mais je vous crois. Je ne suis pas un idiot. »

Il appuya sur l’accélérateur, le moteur gronda, puis reprit son régime ralenti.

« Ecoutez-moi. Lisez-vous les journaux ?

– Oui, monsieur.

– Nous allons bientôt entrer dans la guerre.

– Ça m’en a tout l’air.

– Beaucoup de gens le pensent. Connaissez-vous le prix actuel des haricots ? Combien paie-t-on cent sacs de haricots à Salinas ?

– Je n’en suis pas sûr, mais je pense dans les trois cents à trois cents et demi la livre.

– Et vous dites que vous n’en êtes pas sûr ? Comment le savez-vous ?

– J’ai l’intention d’exploiter notre ferme.

– Je vois. Mais vous n’avez pas besoin de cela. Vous y perdriez votre temps. Le locataire de votre père se nommé Rantani. C’est un Suisse italien. Un excellent fermier. Il a mis près de cinq cents arpents en culture. Si nous pouvons lui garantir cinq cents de la livre et lui faire une avance pour la semence, il plantera des haricots. Il en va de même pour tous les autres fermiers de la région. Nous pouvons avoir par contrat cinq mille arpents de haricots. »

Cal demanda :

« Qu’allons-nous faire avec des haricots à cinq cents alors que le tarif est de trois et demi ? Oh ! Je vois. Mais en êtes-vous sûr ? »

Will demanda :

« Sommes-nous associés ?

– Oui, monsieur.

– Appelez-moi Will.

– Oui, Will.

– Quand pensez-vous avoir les cinq mille dollars ?

– Mercredi prochain.

– Tope là. »

Et, solennellement, le gros homme et le petit garçon maigre échangèrent une poignée de main.

Will, sans lâcher la main de Cal, lui dit :

« Et maintenant nous sommes associés. Je suis en rapport avec le Bureau d’achat britannique, et j’ai un ami à l’Intendance. Nous pourrions vendre les haricots secs que nous trouverons à dix cents la livre ou plus.

– Quand pourrez-vous vendre ?

– Avant même que les haricots soient semés ! Voulez-vous que nous allions à la ferme voir Rantani ?

– Oui, monsieur », dit Cal.

Will embraya et engagea la Winton dans le chemin cahoteux.