Chapitre L
Kate restait immobile, le regard fixe, pendant des heures et des heures, et Joe n’aimait pas cela, car cela signifiait qu’elle pensait, et, comme son visage n’exprimait rien, Joe n’avait pas accès à ses réflexions. Cela le mettait mal à l’aise. Il ne voulait pas que sa première vraie chance lui échappât.
Son plan se composait d’une seule directive : pousser Kate à bout pour qu’elle se découvre. Ce moment venu, il improviserait. Mais que faire si elle se contentait de regarder le mur ? Avait-elle les nerfs à bout, ou non ?
Joe savait qu’elle n’allait pas se coucher, et, lorsqu’il lui demandait si elle voulait son petit déjeuner, elle répondait par un mouvement de tête incompréhensible.
Joe abreuvait Joe de conseils de prudence : « Ne tente rien. Garde les oreilles et les yeux ouverts, et tiens-toi prêt. » Les pensionnaires de la maison savaient qu’il se passait quelque chose, mais leurs histoires étaient dissemblables, et Joe ne pouvait pas s’y fier.
Kate ne pensait pas. Des images voletaient dans son cerveau comme des chauves-souris dans une pièce sans issue. Elle voyait le visage du bel enfant blond et ses yeux agrandis par l’horreur. Elle entendait les mots grossiers qu’il avait proférés, destinés plus à lui-même qu’à elle. Et elle voyait son frère brun, appuyé contre la porte, secoué par le rire.
Kate avait ri aussi – premier réflexe défensif. Que ferait son fils ? Qu’avait-il fait après son départ ?
Elle sentait encore sur elle le regard cruel de Cal refermant la porte.
Pourquoi avait-il amené son frère ? Que voulait-il ? Que cherchait-il ? Si elle l’avait su, elle aurait pu agir en conséquence. Mais elle ne le savait pas. La douleur envoyait de nouveau ses fourmis rongeuses le long de ses mains et s’attaquait à un autre endroit de son corps ; sa hanche droite se pétrifiait à son tour. « La douleur va pénétrer lentement jusqu’au centre, et, tôt ou tard, toutes mes douleurs s’y rejoindront comme des rats dans une nasse. »
Malgré ses propres conseils, Joe ne put plus y tenir. Un jour, il apporta une théière, frappa doucement, ouvrit la porte, et entra. Kate était toujours dans la même position.
« Je vous ai apporté du thé, madame.
– Pose-le sur la table, dit-elle. (Puis) : Merci, Joe.
– Vous ne vous sentez pas bien, madame ?
– Je souffre à nouveau. Le médicament m’a trahie.
– Qu’est-ce que je peux faire ? »
Elle éleva et tendit les mains :
« Coupe-les-moi… aux poignets. (Elle grimaça de douleur après l’effort.) On se sent impuissant », dit-elle plaintivement.
Joe n’avait jamais pu déceler la moindre faiblesse dans sa voix ; il comprit que c’était le moment de passer à l’attaque. Il dit :
« Vous n’avez peut-être pas envie d’être dérangée, mais j’ai appris quelque chose sur l’autre. »
Il comprit, d’après le temps qu’elle mit à répondre, qu’elle était touchée.
« Quelle autre demanda-t-elle tout bas.
– La vieille, madame.
– Oh ! Tu veux dire Ethel ?
– Oui, madame.
– Je commence à en avoir assez d’Ethel. Qu’y a-t-il maintenant ?
– Je vais vous dire comment ça s’est passé. Moi, je n’y comprends rien. J’étais chez Kellogg, et un type vient vers moi. « Tu t’appelles Joe ? » il dit, et je lui réponds : « Pourquoi ? – Tu cherchais quelqu’un », il me dit. « Parle », je lui dis. Je n’avais jamais vu ce gars-là. Alors il me dit : « La personne en question m’a dit qu’elle voulait te « parler. » Alors je lui réponds : « Eh bien, qu’elle me « parle. » Alors il me coule un regard oui en dit long et me dit : « Tu as peut-être oublié ce qu’a dit le juge. » Je suppose qu’il voulait dire l’interdiction. »
Il examina le visage de Kate, calme et pâle, les yeux toujours fixés sur le mur.
Kate dit :
« Et alors il t’a demandé de l’argent ?
– Non, madame. Même pas. Il m’a dit quelque chose qui ne tient pas debout. Il m’a dit : « Est-ce que le nom « de Faye te dit quelque chose ? – Rien du tout », je lui ai répondu. Alors il m’a dit : « Tu ferais peut-être bien de « lui parler. – Peut-être », je lui ai répondu. Et je suis parti. Pour moi, ça ne veut rien dire. C’est pour ça que je vous demande.
– Est-ce que le nom de Faye te dit quelque chose ? demanda Kate.
– Absolument rien. »
Sa voix devint très douce.
« Comment ? Tu ne savais pas que Faye avait été la propriétaire de cette maison ? »
Joe sentit son estomac se contracter brusquement. Pauvre imbécile ! Il n’aurait pas pu la boucler. Il chercha à se rattraper.
« Mais… si, peut-être, en y repensant, je crois que j’ai entendu dire, mais je croyais que c’était un nom comme Foi. »
Cette alerte soudaine fit du bien à Kate. Elle oublia la tête blonde et sa douleur. Elle avait quelque chose à faire. Elle se lança dans la lutte avec une sorte de plaisir.
Elle eut un petit rire étouffé.
« Foi ! dit-elle dans un souffle. Verse-moi du thé, Joe. »
Elle ne montra pas qu’elle remarquait le tremblement de sa main, cognant le bec de la théière contre la tasse. Elle ne leva pas les yeux vers lui lorsqu’il posa la tasse devant elle et recula hors de son champ de vision. Joe suait de peur.
Kate demanda d’une voix suppliante :
« Joe, pourrais-tu m’aider ? Si je te donnais dix mille dollars, crois-tu que tu pourrais tout arranger ? »
Elle attendit une seconde, puis tourna brusquement la tête et planta son regard dans le sien.
Il avait les yeux humides. Il était en train de se lécher les lèvres. Au mouvement de Kate, il fit un pas en arrière comme si elle l’avait frappé. Elle ne le quitta pas des yeux.
« Je viens de te prendre la main dans le sac, Joe.
– Qu’est-ce que vous voulez dire, madame ?
– Va dans ta chambre, et essaie de comprendre. Quand tu auras trouvé, reviens me voir. Tu comprends des tas de choses. Envoie-moi Thérèse, veux-tu ? »
Il avait hâte de sortir de cette pièce où il venait d’être vaincu. Il avait tout gâché. Il se demanda si sa chance venait de lui échapper. Et cette garce qui avait le culot de lui dire : « Merci d’avoir apporté le thé. Tu es un gentil garçon. »
Il aurait voulu claquer la porte, mais il n’osa pas.
Kate se leva avec difficulté, car sa hanche lui faisait mal. Elle alla jusqu’à son bureau et prit une feuille de papier. Il lui était difficile de tenir un porte-plume. Elle écrivit, en bougeant tout le bras. Cher Ralph, dis au shérif de vérifier les empreintes de Joe Valéry. Tu connais Joe. Il travaille chez moi. Bien à toi. Kate. Elle était en train de plier la feuille quand Thérèse entra avec des yeux de chien battu.
« Vous m’avez demandée ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Je peux rien de mieux, madame. Je suis pas bien.
– Approche, dit Kate. Et pendant que la fille attendait à côté du bureau, Kate écrivit une adresse sur l’enveloppe et la timbra.) Je voudrais que tu me fasses une petite course. Va chez Bell acheter une boîte de cinq livres de crottes de chocolat et une autre d’une livre. La plus grosse sera pour toi et tes camarades. Puis, tu iras chez Krough m’acheter deux brosses à dents et un tube de pâte dentifrice. »
Thérèse était nettement soulagée.
« Tu es une bonne petite, continua Kate. Je t’ai observée. Je suis malade, Thérèse. Si tu te tiens bien, tu me remplaceras pendant que je serai à l’hôpital.
– Vous… vous allez aller à l’hôpital ?
– Je ne sais pas encore, ma chérie. Mais j’aurai besoin de toi. Voici de l’argent pour les chocolats. Et n’oublie pas les brosses à dents.
– Oui, madame. Merci. J’y vais tout de suite ?
– Oui. Et sors sans faire de bruit. Il faut que les chocolats soient une surprise.
– Je vais sortir par-derrière. »
Elle se dirigea vers la porte.
Kate la rappela.
« Ah ! J’oubliais. Tu veux me jeter ça dans une boîte ?
– Mais oui, madame. Sûrement. Rien d’autre ?
– Non, c’est tout, chérie. »
Lorsque la fille fut sortie, Kate posa ses bras et ses mains sur le bureau de façon que chacun des doigts tordus fût soutenu. Le moment était venu. Peut-être l’avait-elle toujours su. Sans doute. Mais ce n’était pas la peine d’y penser tout de suite. Elle y reviendrait. On allait emmener Joe, mais il y aurait quelqu’un d’autre, et puis Ethel existait toujours. Tôt ou tard, tôt ou tard… Inutile d’y penser tout de suite. Elle épia un feu follet qui apparaissait et se cachait. C’était lorsqu’elle avait pensé à son fils aux cheveux blonds que l’image s’était dessinée. C’était ce visage blessé, étonné, désespéré, qui avait réveillé le souvenir.
Elle était une toute petite fille avec un visage aussi joli et aussi frais que celui de son fils… une toute petite fille. Elle savait déjà qu’elle était plus jolie et plus intelligente que les autres. Mais il arrivait qu’une terreur l’enveloppât, car elle se croyait entourée par une forêt d’ennemis hauts comme des arbres. À ces moments-là, chaque pensée, chaque mot, chaque regard était destiné à la blesser, et elle n’avait nulle part ou se cacher. Alors, elle pleurait de terreur car il n’y avait pas d’issue. Puis, un jour, elle lut un livre – elle savait déjà lire à cinq ans. Elle se rappelait la couverture marron, déchirée, le titre en lettres d’argent, et les pages sales. C’était Alice au pays des Merveilles.
Kate bougea lentement les mains et se souleva légèrement pour soulager ses bras. Elle se rappelait les illustrations, Alice avait des longs cheveux. Mais ce qui avait changé sa vie, c’était la bouteille sur laquelle était écrit : « Bois-moi. » C’était Alice qui lui avait appris cela.
Lorsque la forêt de ses ennemis l’encerclait, elle n’était pas prise au dépourvu. Dans sa poche, elle avait une bouteille d’eau sucrée, et, sur l’étiquette bordée de rouge, était écrit : « Bois-moi. » Si elle en buvait une gorgée, elle devenait de plus en plus petite. Ses ennemis pouvaient toujours la chercher. Cathy était sous une feuille, ou cachée dans une fourmilière. Et elle riait. Ils ne pouvaient pas la trouver. Nulle porte ne pouvait l’enfermer, nulle porte ne pouvait l’empêcher d’entrer, car elle pouvait passer sous les portes.
Et, toujours, Alice était là, compagne de jeu, Alice qui l’aimait et avait confiance en elle. Alice était son amie, toujours prête à la recevoir dans le royaume du minuscule.
C’était si agréable… si agréable que cela valait presque la peine d’être malheureux. Et puis, il y avait toujours autre chose en réserve. Une menace et une sécurité. Si elle buvait toute la bouteille, elle s’évaporerait, disparaîtrait, et cesserait d’exister. Et mieux que tout, lorsqu’elle cesserait d’être, elle n’aurait jamais été. Oh ! La douce sécurité. Parfois, dans son lit, elle buvait assez de « Bois-moi » pour atteindre la taille d’une puce. Mais elle n’avait jamais disparu – elle n’en avait pas eu besoin. C’était son issue, ignorée de tous.
Kate secoua tristement la tête en se rappelant la petite fille. Elle se demanda pourquoi elle n’empruntait plus le couloir secret. Cela l’avait sauvée de bien des désastres. Comme la lumière était jolie, qui filtrait sous les feuilles d’un trèfle. Cathy et Alice marchaient en se tenant par la taille parmi les herbes, grandes comme des tours… les meilleures amies du monde. Et Cathy n’avait jamais été forcée de boire tout le « Bois-moi », car elle avait Alice.
Kate posa son front sur le buvard, entre ses mains déformées. Elle avait froid, elle était seule, désolée. Quoi qu’elle eût pu faire, elle y avait été forcée. Elle était différente. Elle avait quelque chose de plus que les autres. Elle releva la tête et ne tenta même pas d’essuyer les larmes qui inondaient ses joues. C’était vrai. Elle était plus forte que les autres. Elle avait quelque chose qu’ils n’avaient pas.
Le visage sombre de Cal flotta dans l’air, devant elle, et ses lèvres avaient un sourire cruel. Un poids l’écrasait, appuyant sur ses poumons.
Ils avaient quelque chose qu’elle n’avait pas. Et elle ne savait pas ce que c’était. Lorsqu’elle eut compris cela, elle fut prête. Elle comprit qu’elle était prête depuis longtemps, peut-être depuis toujours. Son cerveau fonctionnait comme un cerveau de bois, son corps se mouvait par saccades, comme une marionnette mal actionnée, mais elle fit tout ce qu’elle avait à faire.
Il était midi, car les filles chahutaient dans la salle à manger. Ces fainéantes venaient juste de se lever.
Kate s’acharna après la poignée de la porte et dut finalement la tourner en la roulant entre ses paumes.
Les filles s’étranglèrent au milieu de leurs rires et la regardèrent. Le cuisinier entra à son tour.
Kate était un fantôme malade, difforme, et assez horrible. Elle s’appuya contre le mur de la salle à manger et sourit. Ce qui effraya un peu plus les filles, car les lèvres de Kate semblaient ouvertes pour pousser un cri.
« Où est Joe ? demanda-t-elle.
– Il est sorti, madame.
– Ecoutez, dit-elle. Je n’ai pas dormi depuis longtemps. Je vais prendre un somnifère. Je ne veux pas être dérangée. Que l’on ne m’apporte pas de dîner. Je veux faire le tour du cadran. Dites à Joe que je ne veux voir personne sous aucun prétexte avant demain matin. Compris ?
– Oui, madame.
– Bonne nuit. Je sais que c’est l’après-midi, mais je peux bien dire bonne nuit.
– Bonne nuit, madame », répondit le chœur obéissant.
Kate se retourna et marcha jusqu’à sa chambre, se déplaçant comme un crabe.
Elle ferma sa porte, jeta un coup d’œil autour d’elle, puis s’assit à son bureau. Cette fois, malgré la douleur, elle força sa main à écrire en lettres bien formées : Je lègue tout ce que je possède à mon fils Aron Trask. Elle data, et signa : Catherine Trask. Ses doigts retombèrent, elle se leva et laissa son testament bien en vue sur le bureau.
Elle emplit une tasse de thé froid, l’emporta dans la chambre grise, et la posa sur la table de lecture. Puis elle alla à sa coiffeuse, peigna ses cheveux, frotta un peu de rouge sur tout son visage, mit une légère couche de poudre, et maquilla ses lèvres avec son rouge pâle habituel. Puis elle se nettoya les ongles et les lima.
Lorsqu’elle eut refermé la porte de la chambre grise, la lumière extérieure disparut, et il ne resta que la lampe de lecture qui projetait son cône sur la table. Elle arrangea ses oreillers et s’assit. Elle cala sa tête dans une position confortable. Elle se sentait gaie comme si elle allait à une fête. Elle souleva la chaîne, dévissa le petit tube, et le secoua. La capsule tomba dans sa main. Elle lui sourit.
« Mange-moi », dit-elle.
Et elle mit la capsule dans sa bouche.
Elle prit la tasse de thé.
« Bois-moi », dit-elle, et elle avala le thé froid et amer.
Elle ne voulait penser qu’à Alice… si petite, et qui l’attendait. D’autres visages l’examinaient, de chaque côté de sa tête : son père, sa mère, Charles, Adam, Samuel Hamilton et puis Aron, et même Cal qui lui souriait. Il n’eut pas besoin de parler. Le scintillement de ses yeux disait : « Tu as ignoré quelque chose. Ce qu’ils avaient en eux, tu ne l’as pas reconnu. »
Seule Alice comptait. Dans le mur gris en face d’elle, il y avait un trou laissé par un clou. Alice devait être là. Elle passerait son bras autour de la taille de Cathy. Cathy passerait son bras autour de la taille d’Alice, et elles partiraient toutes les deux, les meilleures amies du monde, petites comme des têtes d’épingle.
Ses bras et ses jambes s’engourdissaient. La douleur quittait ses mains. Ses paupières étaient lourdes, très lourdes. Elle bâilla.
Elle pensa ou dit : « Alice ne le sait pas. Je retourne dans le passé. »
Ses yeux se fermèrent, et un violent malaise la secoua. Elle rouvrit ses yeux et regarda avec terreur autour d’elle. La chambre grise s’assombrit et le cône de lumière se déversa comme une eau courante. Et puis ses yeux se fermèrent à nouveau et ses mains se crispèrent comme si elles agrippaient de petits seins. Et puis son cœur battit solennellement, sa respiration ralentit, elle devint de plus en plus petite, et puis elle disparut – elle n’avait jamais été.
Après que Kate l’eut renvoyé, Joe alla chez le coiffeur. C’était son remède contre les préoccupations. Il se fit couper et laver les cheveux, masser le cuir chevelu et le visage, appliquer un masque de boue, manucurer, et cirer ses chaussures. D’habitude, ce petit traitement et l’emplette d’une nouvelle cravate remettaient Joe d’aplomb. Mais cette fois, en quittant le coiffeur, après un pourboire de cinquante cents, il était toujours aussi déprimé.
Kate l’avait pris au piège comme un rat. Elle l’avait pris la main dans le sac. Sa rapidité de réaction le laissait désemparé. Et cette façon qu’elle avait de vous laisser le soin de comprendre ce qu’elle voulait dire n’arrangeait pas les choses.
La soirée commença tristement, mais seize membres et deux maîtres de Sigma Alpha Epsilon, de Stanford, débarquèrent en provenance de San Juan. Ils étaient en pleine forme.
Florence, qui fumait la cigarette au cours de son numéro de cirque, se mit à tousser. Chaque fois qu’elle essayait, elle toussait et la perdait. Et puis, le poney étalon eut la diarrhée.
Les étudiants poussaient des hurlements et se tapaient dans le dos pour manifester leur joie. Finalement, ils volèrent tout ce qui n’était pas solidement amarré.
Après leur départ, deux des filles entamèrent une discussion monotone, et Thérèse s’aperçut qu’elle avait un chancre. Seigneur ! Quelle nuit !
Et dire qu’au bout du couloir, derrière sa porte fermée, se tenait cet être secret et malfaisant. Joe alla écouter avant de se coucher, mais il n’entendit rien. Il ferma la maison à deux heures et demie et se coucha à trois heures. Mais il ne put dormir. Il s’assit dans son lit, lut sept chapitres de La Victoire de Barbara Worth, et, lorsque l’aube se leva, descendit à la cuisine se faire du café.
Il but, les coudes sur la table, tenant la tasse à deux mains. Joe ne savait pas pourquoi ça avait mal tourné. Peut-être avait-elle appris qu’Ethel était morte ? Il faudrait agir en douceur. Puis il prit une décision, résolu à s’y tenir. Il irait la voir à neuf heures et il tendrait l’oreille. Peut-être avait-il mal entendu ? Le mieux serait de limiter ses ambitions. Disons qu’il demanderait mille dollars et mettrait les voiles, et, si elle répondait non, il mettrait les voiles de toute façon. Il en avait plein le dos de travailler avec des femelles. Il pourrait se trouver un petit boulot dans une maison de jeu de Reno… des heures régulières et pas de femelles. Peut-être même pourrait-il avoir un appartement et le meubler avec de grands fauteuils et un canapé. Pas la peine de se casser la tête dans cette saloperie de ville. Peut-être même aurait-il intérêt à quitter l’Etat. Il pensa même partir sur-le-champ, se lever de table, monter l’escalier, deux minutes pour faire sa valise, salut tout le monde. Trois ou quatre minutes au plus. Pas un mot à personne. Il se laissa presque tenter. Peut-être que la combine d’Ethel n’était pas aussi bonne qu’il l’avait crue, mais mille dollars, c’était quelque chose. Autant attendre.
Le cuisinier arriva, de méchante humeur. Il avait un furoncle de la grosseur d’un œuf de pigeon, et la peau de son cou était tendue et brillante comme de l’ivoire. Il ne pouvait supporter personne dans sa cuisine.
Joe remonta dans sa chambre, bouquina un peu, puis fit sa valise. Il partirait, quel que fût le résultat.
À neuf heures, il frappa à la porte de Kate et l’ouvrit. Son lit était vide. Il posa le plateau et se dirigea vers la chambre grise, frappa à plusieurs reprises, puis appela. Finalement il ouvrit.
Le cône de lumière éclairait la table de lecture. La tête de Kate était profondément enfouie entre les oreillers.
« Vous avez dormi ici toute la nuit ? » dit Joe.
Il s’approcha d’elle, vit ses lèvres décolorées et les yeux blancs entre les paupières à demi fermées. Il comprit qu’elle était morte.
Il secoua la tête, sortit rapidement de la pièce pour s’assurer que la porte donnant sur le couloir était fermée. Rapidement, il inspecta la commode, tiroir par tiroir, ouvrit les sacs à main, le petit coffret à côté du lit, puis il s’immobilisa. Elle n’avait rien. Pas même une brosse à cheveux à manche d’argent.
Il retourna dans la pièce grise et examina la morte. Elle n’avait pas une bague, pas une broche. Puis il vit une petite chaîne autour de son cou et la souleva : une petite montre en or, un petit tube, et deux clefs de coffre numéros vingt-sept et vingt-neuf.
« C’est donc ça, putain ! » dit-il.
Il lit glisser la montre le long de la chaîne et la mit dans sa poche. Il avait envie de lui écraser le nez d’un coup de poing. Puis il pensa au bureau.
Le testament de deux lignes attira son attention. Ça pouvait se vendre. Il le mit dans sa poche. Dans le tiroir supérieur du bureau, il trouva une poignée de papiers, des factures et des reçus ; en dessous, des polices d’assurances ; en dessous encore, un petit agenda avec le dossier de chaque pensionnaire. Il le mit dans sa poche. Il enleva l’élastique qui entourait un paquet d’enveloppes marron, en ouvrit une, et en tira une photographie. Au dos étaient écrits, de l’écriture nette de Kate, un nom, une adresse, et un titre.
Joe rit de bon cœur. La voilà, l’occasion. Il ouvrit encore deux ou trois enveloppes. Une mine d’or ! Une vraie retraite pour la vieillesse ! Regardez-moi le cul de ce conseiller municipal. Il remit l’élastique autour du paquet. Il trouva ensuite huit billets de dix dollars et un trousseau de clefs. Il empocha le tout. Au moment où il ouvrait un autre tiroir, renfermant du papier à écrire, de la cire et de l’encre, il entendit frapper. Il alla à la porte et l’entrebâilla.
Le cuisinier dit :
« Il y a un gars qui te demande.
– Qui ?
– Comment je le saurais ? »
Joe jeta un regard sur la pièce, enleva la clef, sortit, referma la porte, et mit la clef dans sa poche. Il avait peut-être oublié quelque chose.
Oscar Noble était debout dans le grand salon, coiffé de son chapeau gris, son ciré rouge boutonné jusqu’au cou. Il avait les yeux gris pâle, de la même couleur que ses moustaches. La pièce était dans une demi-obscurité. Les rideaux n’avaient pas encore été tirés.
Joe entra d’un pas léger. Oscar demanda :
« C’est toi, Joe.
– De la part de qui ?
– Le shérif voudrait te parler. »
Joe eut l’impression qu’on lui appliquait une vessie de glace sur l’estomac.
« Je suis fait ? demanda-t-il. Vous avez un mandat ?
– Mais non, dit Oscar. Il ne s’agit pas de ça. C’est pour un renseignement. Suis-moi.
– Bien sûr, dit Joe. Pourquoi pas ? »
Lorsqu’ils furent dans la rue, Joe frissonna.
« J’aurais dû prendre un manteau.
Tu veux aller le chercher ?
Pas la peine », dit Joe.
Ils descendirent Castroville Street. Oscar demanda :
« Tu as un casier ? »
Joe garda le silence.
« Oui, dit-il enfin.
– Motif ?
– J’étais soûl, dit Joe. J’ai cogné un flic.
– Facile à vérifier », dit Oscar.
Et il tourna au coin de la rue.
Joe démarra comme un lapin, traversa la rue en direction du quartier chinois.
Oscar dut enlever son gant et déboutonner son ciré pour sortir son revolver. Il tira une fois et manqua son coup.
Joe poursuivit sa course en zigzag. Il avait déjà parcouru cinquante pas en direction d’un espace entre deux maisons.
Oscar s’approcha d’un poteau télégraphique, plia le coude gauche, prit appui contre le poteau, enserra son poignet droit dans sa main gauche, et tira en direction de la ruelle. Joe venait de l’atteindre. Il tomba en avant, les pieds en l’air.
Oscar entra dans un café philippin pour téléphoner. Lorsqu’il en ressortit, il y avait déjà foule autour du corps.