Chapitre XXIV

 

 

 

 

Je me suis souvent demandé pourquoi certaines personnes sont, moins que d’autres, affectées et déchirées par les vérités de la vie et de la mort. La mort d’Una fit sauter les digues de la jeunesse, et la vieillesse entra en Samuel. Mais Liza, qui aimait certainement sa famille aussi profondément que son mari, ne fut pas touchée aussi violemment. Elle continua de vivre de la même façon ; elle connut la douleur, mais elle lui survécut.

Je pense que Liza acceptait la vie comme la Bible, avec ses paradoxes et ses contradictions. Elle n’aimait pas la mort, mais elle savait qu’elle existait et, lorsqu’elle arriva, Liza ne fut pas surprise.

Samuel jouait et philosophait avec la mort, mais il n’y croyait pas. La mort ne faisait pas partie de son univers. Lui-même et tout ce qui l’entourait étaient immortels. Mais lorsque la vraie mort fit son œuvre, ce fut un outrage, un déni à son immortalité, et la première fissure entraîna la chute de toute la construction. Je crois qu’il avait toujours pensé pouvoir discuter avec la mort, c’était un adversaire personnel qu’il était de taille à abattre.

Pour Liza, c’était simplement la fin promise et attendue. La mort ne l’arrêta pas et, malgré son chagrin, elle mit son ragoût au feu, cuisit six tartes et prépara le banquet funéraire. Elle veilla à ce que Samuel eût une chemise blanche propre, son costume de velours noir brossé et des chaussures cirées. Peut-être est-ce ainsi que l’on fait les unions durables, où les deux parties sont rivées par des forces complémentaires.

Samuel, plus que Liza, savait se résigner, mais il en était déchiré. Liza l’observa soigneusement après qu’ils eurent décidé d’aller à Salinas. Elle ne savait pas ce qu’il avait dans la tête, mais, comme une mère avisée, elle sentait qu’il préparait quelque chose. Elle était complètement réaliste ; les bonheurs terrestres sont équivalents.

Elle était contente d’aller rendre visite à ses enfants et petits-enfants, et curieuse de voir où ils vivaient. Elle n’était pas attachée aux endroits, une maison n’était qu’une étape sur le chemin du ciel. Elle n’aimait pas le travail et l’accomplissait parce qu’il était là pour être fait. Mais elle était fatiguée, il lui était de plus en plus difficile de lutter contre les douleurs et les rhumatismes qui essayaient de la garder au lit le matin – et qui n’y réussirent jamais, d’ailleurs.

Elle attendait son départ pour le paradis, jardin sans lessive, cuisine ou vaisselle. Tout à fait entre nous, il y avait quelques petites choses qu’elle désapprouvait au paradis : on y chantait trop et elle ne voyait pas comment les élus eux-mêmes pouvaient survivre longtemps à la paresse céleste. Elle trouverait bien quelque chose à faire pour occuper son temps : des nuages à rapiécer, des ailes fatiguées à masser avec du liniment, des cols de tuniques à retourner et des araignées à pourchasser à coups de tête-de-loup.

La visite à Salinas l’amusait et l’effrayait. L’idée lui plaisait tant qu’elle se demanda s’il n’y avait pas là quelque péché caché. Et le Chautauqua ? Elle n’avait pas besoin d’y aller et probablement n’irait-elle pas. Samuel serait déchaîné, il faudrait qu’elle le surveillât. Elle le considérait toujours comme un jeune homme sans défense. Elle ne savait pas quel cheminement suivait la pensée de son mari et quelle destruction menaçait son corps.

Les endroits avaient beaucoup d’importance pour Samuel. La ferme était une parente et, lorsqu’il la quitta, ce fut comme s’il avait poignardé une amie. Mais il avait pris sa décision et il résolut de partir en beauté. Il fit de cérémonieuses visites à tous ses voisins, les anciens de la Vallée qui se rappelaient le bon temps et, lorsqu’il eut quitté ses vieux amis, ceux-ci comprirent qu’ils ne le reverraient plus, bien qu’il n’eût rien dit. Il fixa longtemps les montagnes et les arbres, et même les visages, comme s’il voulait se les rappeler pour l’éternité.

Il garda sa dernière visite pour la ferme de Trask. Il n’y était pas allé depuis des mois. Adam n’était plus un homme jeune, les garçons avaient onze ans, et Lee… Mon Dieu ! Lee n’avait pas changé. Il accompagna Samuel.

« Il y avait longtemps que je voulais vous voir, dit Lee, mais j’ai tant à faire. Et je fais en sorte d’aller à San Francisco au moins une fois par mois.

– Je comprends, dit Samuel. Lorsque l’on sait qu’un ami est proche, on ne va pas le voir, et puis il disparaît et on voudrait se châtier pour ne pas l’avoir vu plus fréquemment.

– J’ai su au sujet de votre fille. Je regrette.

– J’ai reçu votre lettre, Lee. Je l’ai gardée, elle était pleine de bonnes choses.

– Des choses chinoises, dit Lee. Je crois que plus je vieillis, plus je deviens Chinois.

– Vous avez quelque chose de changé, Lee. Qu’est-ce que c’est ?

– C’est ma natte, Mr. Hamilton. Je l’ai coupée.

– Ah ! Oui. C’est cela.

– Nous l’avons tous coupée. Ne saviez-vous pas ? L’impératrice douairière est morte. La Chine est libre. Les Mandchous ne sont plus nos maîtres et nous ne portons plus de natte, c’est une proclamation du nouveau gouvernement. Il ne reste plus une natte dans tout le Céleste Empire.

– -Cela fait-il une différence, Lee ?

– Pas très grande. C’est plus facile, mais on a une impression de vide du côté de la nuque qui est assez gênante. Il est difficile de s’habituer à une commodité.

– Comment va Adam ?

– Bien. Mais il n’a pas beaucoup changé. Je me demande comment il était, avant.

– Je me le suis demandé aussi. Son printemps a été court. Les garçons doivent être grands.

– Ils le sont. Je suis content d’être resté ici. J’ai appris beaucoup de choses en les regardant grandir et en les aidant à vivre.

– Leur avez-vous appris le chinois ?

– Non, Mr. Trask ne voulait pas et je crois qu’il avait raison. C’eût été une complication inutile. Mais je suis leur ami, oui, leur ami. Ils admirent leur père, mais je crois qu’ils m’aiment. Ils sont très différents, vous ne pouvez savoir à quel point.

– Dans quel sens, Lee ?

– Vous les verrez lorsqu’ils rentreront de l’école. Ils sont comme les deux côtés d’une même médaille. Cal est intelligent, sombre et observateur, et son frère… c’est un garçon que l’on aime avant qu’il ait parlé, et plus encore après.

– Vous n’aimez pas Cal ?

– Je me surprends à le défendre… contre moi-même. Il lutte pour vivre, alors que son frère n’a pas à lutter.

– Il se passe la même chose dans ma couvée, dit Samuel. Je ne comprends pas pourquoi. On eût pu croire qu’avec la même éducation et le même sang, ils se seraient ressemblés, mais non, ils sont complètement dissemblables. »

Plus tard, Samuel et Adam descendirent la route ombragée vers l’entrée du vallon, d’où l’on voyait la Salinas.

« Resterez-vous pour dîner ? demanda Adam.

– Je ne veux pas être le responsable du meurtre de quelques poulets, dit Samuel.

– Lee a fait un pot-au-feu.

– Alors, dans ce cas… »

Adam avait une épaule plus basse que l’autre à la suite de sa blessure. Son visage était dur et impassible et son regard englobait l’ensemble, mais ignorait les détails. Les deux hommes s’arrêtèrent sur la route et regardèrent la vallée, verdoyante après les premières pluies.

Samuel demanda doucement :

« Ne ressentez-vous pas quelque honte à laisser cette terre en friche ?

– Je n’ai aucune raison de la cultiver, répondit Adam. Nous en avons déjà parlé. Vous croyiez que je changerais ? Je n’ai pas changé.

– Prenez-vous plaisir à souffrir ? demanda Samuel. Vous croyez-vous grand et tragique ?

– Je ne sais pas.

– Pensez-y. Peut-être jouez-vous un rôle sur une grande scène devant une salle vide. »

Un léger agacement perça dans la voix d’Adam :

« Pourquoi venez-vous me sermonner ? Je suis content de vous voir, mais pourquoi essayez-vous de scruter en moi ?

– Pour voir si la colère n’est pas morte en vous. Je suis un vieux fouineur. Cette terre est en friche, et, à côté de moi, il y a un homme en friche. Je n’aime pas le gaspillage, car je n’ai jamais pu me le permettre. Est-ce agréable de laisser envahir sa vie par le chiendent ?

– Que puis-je faire d’autre ?

– Faire un nouvel essai. »

Adam fit face à Samuel.

« J’ai peur d’essayer, dit-il. Je préfère continuer ainsi. Peut-être n’ai-je plus ni force ni courage.

– Et vos enfants ? Les aimez-vous ?

– Oui… oui.

– Aimez-vous l’un plus que l’autre.

– Pourquoi dites-vous cela ?

– Je ne sais pas quelque chose dans votre voix.

– Rentrons », dit Adam.

Ils marchèrent lentement sous les arbres. Soudain Adam demanda :

« Avez-vous jamais entendu dire que Cathy fût à Salinas ? Dites, l’avez-vous entendu dire ?

– Et vous ?

– Oui, mais je ne le crois pas, je ne peux pas le croire. »

Samuel marcha silencieusement dans une ornière de la route. Son esprit connaissait la même préoccupation que celui d’Adam et, avec lassitude, il sentit revivre une pensée qu’il croyait morte. Il finit par dire :

« Elle ne vous a jamais quitté ?

– C’est vrai. Mais j’ai oublié le coup de feu, je n’y repense plus.

– Je ne puis vous dire comment vivre votre vie, dit Samuel. Je sais qu’il serait préférable que vous quittiez les souterrains de vos « peut-être » et que vous reveniez à la surface où souffle le vent. Tout en vous parlant, je passe au crible mes souvenirs comme un homme qui tamiserait les balayures sur le plancher d’un bar pour recueillir la poussière d’or qui tombe entre les lames d’un parquet. C’est de l’artisanat, tout au plus. Vous êtes un homme trop jeune pour cribler des souvenirs, Adam, mais vous devriez-vous fabriquer de nouveaux pour qu’un jour la moisson soit plus riche dans le tamis. »

Adam avait penché la tête en avant et ses mâchoires saillaient, tant il les serrait.

Samuel le regarda furtivement :

« C’est cela, dit-il, mordez-y à pleines dents. Comme nous défendons nos erreurs ! Vous dirai-je ce que vous faites, pour que vous ne croyiez pas l’avoir inventé ? Lorsque vous êtes au lit, après avoir soufflé la chandelle, elle apparaît à la porte, une petite lumière derrière elle, et vous voyez sa chemise de nuit remuer légèrement. Elle vient doucement vers votre lit, et vous, retenant votre respiration, vous repoussez les couvertures pour la recevoir et vous glissez votre tête sur l’oreiller pour lui faire de la place. Vous sentez le parfum de sa peau, comparable à nul autre au monde…

– Arrêtez ! cria Adam. Nom de Dieu ! Arrêtez. Je vous interdis de fouiller dans ma vie. Vous êtes comme un coyote qui renifle une vache morte.

– Si je le sais, dit doucement Samuel, c’est qu’un de ces fantômes est venu vers moi de la même façon, nuit après nuit, mois après mois, année après année, jusqu’à aujourd’hui. J’aurais dû fermer mon cerveau à double tour et sceller ma poitrine, mais je ne l’ai pas fait. Durant toutes ces années, j’ai trompé Liza. Je lui ai donné une contrefaçon d’amour et j’ai gardé le vrai pour les heures de la nuit. J’en arrive à espérer que Liza, elle aussi, ait eu son visiteur. Mais je ne le saurai jamais. Je crois qu’elle aurait cadenassé son cœur et qu’elle aurait envoyé la clef en enfer. »

Les mains d’Adam étaient si crispées l’une contre l’autre que ses phalanges étaient blanches.

« Vous me faites douter de moi-même, dit-il sauvagement. Vous l’avez toujours fait. J’ai peur de vous. Que devrais-je faire, Samuel ? Dites-le-moi. Je ne sais pas comment vous faites pour voir si clairement les choses. Que devrais-je faire ?

– Je connais les « devrais », mais je ne les mets jamais à exécution. Ce sont toujours des « devrais ». Vous devriez essayer de trouver une nouvelle Cathy, vous devriez laisser la nouvelle Cathy tuer la Cathy de rêve… Laissez-les se battre. Et vous, spectateur, vous épouseriez la gagnante. Ceci est un « pis aller. »Le meilleur serait de chercher et de trouver un nouvel amour frais pour chasser le vieux.

– J’ai peur d’essayer, dit Adam.

– Vous me l’avez déjà dit. Et maintenant je vais être égoïste. Je pars. Adam, je suis venu vous dire adieu.

– Comment ?

– Ma fille Olive nous a invités, Liza et moi, à Salinas. Nous partons après-demain.

– Mais vous reviendrez ? »

Samuel continua :

« Lorsque nous serons restés chez Olive pendant un mois, peut-être deux, une lettre arrivera, envoyée par George, et il sera très vexé si nous n’allons pas le voir à Paso de los Robles. Et après cela, Mollie nous appellera à San Francisco. Et puis après ce sera Will, et peut-être même Joe qui est dans l’Est, si Dieu nous prête vie.

– Cela vous déplaît-il ? Vous l’avez bien gagné. Vous avez assez arrosé de votre sueur vos collines poussiéreuses.

– J’aime mes collines poussiéreuses, dit Samuel. Je les aime comme une chienne aimerait son petit éclopé. J’aime chaque silex, chaque pierre qui casse le soc de nos charrues. J’aime l’humus maigre et nu. J’aime le cœur sec de mes collines, car quelque part dans ce tas de poussière il y a la richesse.

– Vous avez droit au repos.

– Voilà deux fois que vous me le dites. Il fallait que j’accepte et j’ai accepté. Lorsque vous dites que je mérite le repos, vous dites que ma vie est finie.

– Croyez-vous cela ?

– C’est ce que j’ai accepté. »

Adam dit avec émotion :

« Vous ne pouvez pas, vous ne pouvez accepter, si cela doit signifier la fin de votre vie.

– Je sais, dit Samuel.

– Vous ne pouvez faire cela.

– Et pourquoi non ?

– Je ne le veux pas.

– Je suis un vieux fouineur, Adam, et ce qui m’ennuie, c’est que je ne me mêle plus de ce qui ne me regarde pas. C’est comme cela que j’ai compris qu’il était temps d’aller voir mes enfants. Pour être égal à moi-même, il faut la plupart du temps que je m’imite.

– J’aurais préféré vous voir mourir au travail sur votre tas de poussière. »

Samuel lui sourit.

« Quelle chose agréable à entendre ! Je vous remercie. Il est bon d’être aimé, même tardivement. »

Adam barra soudain le passage à Samuel qui dut s’arrêter.

« Je sais ce que vous avez fait pour moi, dit Adam, et je ne puis vous le rendre. Mais je peux encore vous demander autre chose. Voulez-vous m’aider encore une fois, et peut-être sauver ma vie ?

– Je le ferais si je le pouvais. »

Adam décrivit un arc de cercle avec sa main, du côté de l’ouest.

« Sur cette terre, voudriez-vous m’aider à faire le jardin dont nous avons parlé ? Eriger les moulins à vent ? Creuser les puits ? Semer la luzerne ? Nous pourrions faire le commerce des graines de fleurs, il y a de l’argent à gagner. Imaginez des carrés de pois de senteur et des damiers dorés de calendulées, et peut-être même dix arpents de roses. De quel parfum se chargerait le vent d’ouest !

– Vous allez me faire pleurer, dit Samuel, et c’est une chose ridicule pour un vieil homme. (Et ses yeux étaient humides.) Je vous remercie, Adam, dit-il. Le vent d’ouest embaume la douceur de votre offre.

– Alors vous acceptez ?

– Non, je refuse. Mais lorsque je serai à Salinas, tout en écoutant William Jenning Bryan, j’imaginerai le jardin et peut-être en arriverai-je à croire qu’il est en fleurs.

– Mais je veux que vous le réalisiez.

– Demandez à mon fils Tom, il vous aidera. Le pauvre, il couvrirait le monde de roses s’il le pouvait.

– Savez-vous ce que vous faites, Samuel ?

– Je le sais si bien que c’est à moitié fait.

– Comme vous êtes entêté !

– Orgueilleux, dit Samuel. Liza dit que je suis orgueilleux. Mais me voilà pris dans une toile d’araignée tissée par mes enfants, et je crois que j’y prends plaisir. »

La table était mise dans la maison. Lee dit :

« J’aurais aimé vous servir sous les arbres, comme autrefois, mais le fond de l’air est froid.

– C’est vrai », dit Samuel.

Les jumeaux entrèrent silencieusement et examinèrent timidement leur invité.

« Il y a longtemps que je ne vous ai vus, mes garçons, mais je vois que nous vous avons bien baptisés. Toi, tu es bien Caleb ?

– Mon nom est Cal.

– Cal, si tu veux. (Puis il se tourna vers l’autre.) Ton nom ne te racle-t-il pas la gorge lorsque tu le prononces ?

– Monsieur ?

– Tu es bien Aaron ?

– Oui, monsieur. »

Lee eut un petit rire étouffé.

« Il l’épelle avec un seul « a », les deux « a » font rire ses camarades.

– J’ai trente-cinq lapines belges, monsieur, dit Aron. Voulez-vous les voir, monsieur ? Avec le printemps, j’ai eu huit nouveau-nés, ils sont d’hier.

– J’aimerais les voir, Aron. (Il eut un sourire moqueur.) Cal, tu ne vas pas me dire que tu es jardinier ? » Lee tourna vivement la tête et fixa Samuel du regard. « Ne dites pas cela. » Cal répondit :

« L’année prochaine, mon père me donnera un arpent de terre à cultiver. » Aron dit :

« J’ai un lapin qui pèse quinze livres, je le donnerai à mon père pour son anniversaire. »

La porte de la chambre d’Adam s’ouvrit. « Ne le lui dites pas, demanda rapidement Aron, c’est un secret. »

Lee commença de découper la viande. « Vous jetez toujours le trouble dans mon esprit. Mr. Hamilton, dit-il. Asseyez-vous, mes garçons. »

Adam entra, déroulant ses manches, et il prit place au bout de la table.

« Bonsoir, mes enfants », dit-il. Et ils répondirent ensemble : « Bonsoir, père.

– Ne lui dites pas, dit Aron.

– Compte sur moi, dit Samuel.

– De quoi s’agit-il ? » Demanda Adam. Samuel répondit :

« Respectez notre vie privée. Je partage un secret avec votre fils. »

Cal dit à son tour :

« Moi aussi, je vous confierai un secret après dîner.

– Avec plaisir, dit Samuel. Et j’espère que je ne sais pas déjà de quoi il s’agit. »

Lee leva la tête et regarda Samuel, puis il mit une tranche de viande dans chaque assiette.

Les garçons mangèrent rapidement, en silence, avalant leur nourriture comme de jeunes loups. Aron demanda :

« Veux-tu nous excuser, papa ? »

Adam acquiesça, et les deux garçons sortirent rapidement. Samuel les suivit des yeux.

« Ils paraissent plus de onze ans, dit-il. D’après ce que je me rappelle, à onze ans, mes enfants étaient plus turbulents. Ces deux-là ressemblent à des adultes.

– Vraiment ? demanda Adam.

– Je crois savoir pourquoi il en est ainsi, dit Lee. Il n’y a pas de femme dans la maison pour aimer les bébés. Les hommes ne les aiment pas beaucoup, et les deux garçons n’ont jamais trouvé avantage à se conduire comme tels ; ils n’avaient rien à y gagner. Je ne sais si c’est bon ou mauvais. »

Samuel trempa un morceau de pain dans la sauce de son assiette.

« Adam, je me demande si vous savez ce que représente Lee. Est-ce un penseur qui sait cuisiner ou un cuisinier qui pense ? Il m’a appris beaucoup de choses. Vous en a-t-il enseigné beaucoup ? »

Adam répondit :

« Je crois que je ne l’ai pas beaucoup écouté, ou peut-être ne parlait-il pas.

– Pourquoi n’avez-vous pas voulu que les garçons apprennent le chinois, Adam ? »

Adam réfléchit pendant un moment.

« L’heure est venue d’être honnête, dit-il. Je crois que j’étais jaloux. J’ai donné un autre nom à ce sentiment, mais, dans le fond, je ne voulais pas qu’ils puissent s’éloigner de moi et prendre un chemin où je ne pourrais les suivre.

– C’est très raisonnable, et presque trop humain, dit Samuel. Mais lorsqu’on l’admet, un grand pas est franchi. Je me demande si je suis jamais allé aussi loin. »

Lee apporta la grande cafetière, remplit les tasses et s’assit. Il réchauffa la paume de sa main contre la tasse, puis il rit.

« Vous m’avez créé bien des ennuis, Mr. Hamilton, et vous avez troublé le calme de la Chine.

– Comment cela ?

– J’ai l’impression de vous l’avoir déjà dit, observa Lee, mais peut-être n’ai-je fait que le penser, avec l’intention de vous le dire. C’est une histoire amusante, toutefois.

– Je tiens à la connaître, dit Samuel. (Et il regarda Adam.) Cela ne vous intéresse-t-il pas, Adam ? Voulez-vous nous quitter pour vous réfugier dans les nuages ?

– Je me le demandais, dit Adam. C’est étrange, je nie sens la proie d’une sorte d’excitation.

– Excellent, dit Samuel. C’est peut-être ce qu’il peut arriver de mieux à un homme. Ecoutons votre histoire, Lee. »

Le Chinois tendit la main en direction de son cou, puis il sourit.

« Je me demande quand je m’habituerai à ne plus avoir de natte, dit-il. Elle avait plus d’utilité que je ne le soupçonnais. Ah ! Oui, arrivons-en à mon histoire. Je vous ai dit, Mr. Hamilton, que je devenais de plus en plus Chinois. Devenez-vous de plus en plus Irlandais ?

– Par périodes, dit Samuel.

– Vous rappelez-vous le jour où vous nous avez lu les seize versets du quatrième chapitre de la Genèse ?

– Je me le rappelle très bien, et cela fait longtemps.

– -Presque dix ans, répondit Lee. L’histoire m’avait fort impressionné et je l’ai relue mot pour mot. Plus j’y pensais, plus elle me semblait chargée de sens. Alors j’ai comparé les traductions que nous possédons ; elles se suivent de très près. Il n’y a qu’un seul passage qui me gêne. Dans la version King James, après que Jéhovah a demandé à Caïn la raison de sa colère, il ajoute : « Certainement, si tu agis bien, tu relèveras ton visage, « et si tu agis mal, le péché se couche à la porte, et « ses désirs se portent vers toi, mais toi, tu le domineras. C’est le tu le domineras qui m’a frappé, car c’était une promesse faite à Caïn qu’il dominerait le péché. »

Samuel acquiesça.

« Or, ses enfants ne l’ont pas entièrement dominé », dit-il.

Lee but son café.

« Alors je me suis procuré une Bible courante américaine. C’était très nouveau à l’époque, et elle différait des autres à ce passage. Elle dit : « Domine sur lui », et c’est là que réside toute la différence. Ce n’est plus une promesse, c’est un ordre. J’ai commencé à m’y intéresser, je me suis demandé quel était le verbe écrit par l’auteur original et pourquoi il donnait lieu à des traductions différentes. »

Samuel posa les mains sur la table, se pencha en avant, et une lueur de jeunesse passa dans son regard.

« Lee, demanda-t-il, vous n’avez pas étudié l’hébreu ? »

Lee répondit :

« Je vais vous le dire, mais c’est une longue histoire. Voulez-vous une goutte de ng-ka-py ?

– Vous voulez dire cette boisson au goût agréable de pommes pourries ?

– Oui, cela facilite l’élocution.

– Moi, cela me facilitera l’audition », répondit Samuel.

Pendant que Lee était à la cuisine, Samuel demanda :

« Adam, étiez-vous au courant ?

– Non, répondit Adam, il ne me l’a pas dit. Ou peut-être ne l’ai-je pas écouté. »

Lee revint avec sa gourde de pierre et trois petites tasses de porcelaine, si fines et si délicates qu’elles laissaient passer la lumière.

« Liqueur chinoise, dit-il en versant le liquide sombre. Il y a beaucoup d’anis dedans. C’est une excellente boisson. Si l’on en boit assez, elle fait le même effet que l’absinthe. »

Samuel vida sa tasse.

« J’aimerais savoir ce qui vous intéressait tant, dit-il.

– Il me semblait que l’homme qui avait conçu une aussi grande histoire savait exactement ce qu’il voulait dire et que son texte ne devait pas donner lieu à confusion.

– Vous dites : l’homme ? Vous ne croyez donc pas que c’est un livre divin écrit par Dieu, trempant son doigt dans l’encrier ?

– Je crois que l’esprit qui a conçu cette histoire était curieusement divin. Nous en avons de semblables en Chine.

– Je voulais savoir, dit Samuel. Après tout, vous n’êtes pas presbytérien.

– Je vous ai dit que je devenais de plus en plus Chinois. Pour vous continuer mon histoire, je suis allé à San Francisco, au centre de notre association familiale. En avez-vous entendu parler ? Nos grandes familles ont des centres où chaque membre peut trouver de l’aide ou en apporter. La famille Lee est très grande, elle prend soin des siens.

– J’en ai entendu parler, dit Samuel.

– Vous voulez sans doute parler de la lutte qu’ils ont menée contre l’esclavage de leurs filles ?

– C’est exact.

– En réalité, c’est assez différent, dit Lee. Je suis allé là-bas car il y a dans notre famille un certain nombre de vieux messieurs fort savants. Ils ont le culte de l’exactitude. L’un d’eux peut rester plusieurs années à réfléchir sur une phrase d’un autre savant que vous appelez Confucius. J’ai pensé que je pourrais trouver quelqu’un qui m’éclairerait sur le sens d’un mot. Ce sont d’excellents vieillards. Ils fument leurs deux pipes d’opium dans l’après-midi ; cela les repose et aiguise leur esprit. Puis, ils réfléchissent toute la nuit. Je crois qu’aucun autre peuple n’a su utiliser l’opium aussi bien que nous. »

Lee s’humecta la langue du breuvage noir.

« J’ai respectueusement soumis mon problème à l’un de ces sages. Je lui ai lu le chapitre et lui ai dit ce que je comprenais. La nuit d’après, quatre d’entre eux se sont réunis et m’ont demandé de me joindre à eux. Nous avons discuté toute la nuit. (Lee rit.) Cela doit sembler étrange, dit-il. Je crois que je n’oserais pas raconter cela à beaucoup de gens. Pouvez-vous imaginer quatre vieux messieurs très dignes – le plus jeune a dépassé quatre-vingt-dix ans – se mettant à apprendre l’hébreu ? Ils ont engagé un rabbin pour les aider. Ils se sont mis à l’étude comme des enfants : livre d’exercices ; grammaire ; vocabulaire ; phrases usuelles. Si vous pouviez voir l’hébreu écrit à l’encre de Chine avec un pinceau ! L’écriture de droite à gauche ne les a pas gênés, car nous écrivons de haut en bas. Ces vieillards ont le sens de la perfection, ils sont allés jusqu’aux racines de la matière !

– Et vous ? demanda Samuel.

– Je les ai suivis, m’émerveillant de la beauté de leur esprit fier et clair. J’ai commencé d’aimer ma race et, pour la première fois, j’ai désiré être Chinois. Tous les quinze jours, je suis allé me joindre à eux pour une discussion, et dans ma chambre, ici même, j’ai couvert des pages d’écriture. J’ai acheté tous les dictionnaires d’hébreu existants. Mais les vieux messieurs me dépassaient toujours, et ils n’ont pas mis longtemps à dépasser le rabbin, aussi, il a amené un de ses collègues. Ah ! Mr. Hamilton, j’aurais voulu que vous assistiez à l’une de ces nuits. Quelles questions ! Quelles études ! Quelle merveilleuse forme de pensée !

« Au bout de deux ans, nous nous sommes dit que nous pouvions attaquer les seize versets du quatrième chapitre de la Genèse. Mes vieux messieurs avaient aussi le sentiment que le verbe avait beaucoup d’importance : tu le domineras et domine, c’est alors que nous avons découvert notre filon d’or : Tu peux. Tu peux dominer le péché. Alors les vieux messieurs ont souri, ont hoché la tête, comprenant que ces années n’étaient pas perdues. C’était le premier pas. Ils ont déchiré leur cocon de soie chinoise et au moment où je vous parle, ils apprennent le grec. »

Samuel dit :

« C’est une histoire fantastique. J’ai essayé de la suivre, et peut-être ai-je laissé passer quelque chose. Pourquoi ce verbe est-il si important ? »

La main de Lee trembla lorsqu’il remplit les tasses translucides. Il but la sienne d’un trait.

« Ne comprenez-vous pas ? lança-t-il d’une voix forte. D’après la traduction de la Bible américaine, c’est un ordre qui est donné aux hommes de triompher sur le péché, que vous pouvez appeler ignorance. La traduction de King James avec son tu le domineras promet à l’homme qu’il triomphera sûrement du péché. Mais le mot hébreu, le mot timshel – tu peux – laisse le choix. C’est peut-être le mot le plus important du monde. Il signifie que la route est ouverte. La responsabilité incombe à l’homme, car si tu peux, il est vrai aussi que tu peux ne pas, comprenez-vous ?

– Oui, je comprends. Mais pourtant vous ne croyez pas que ce soit une loi divine. Pourquoi en sentez-vous l’importance ?

– Ah ! dit Lee. Voilà longtemps que je voulais vous le dire. J’ai même anticipé vos questions et m’y suis préparé. Toute phrase qui a influencé la pensée et la vie d’une quantité innombrable de gens est importante. Dans les sectes et les églises, des millions de fidèles obéissent à l’ordre « domine », et jettent tout leur poids dans l’obéissance ; des millions d’autres croient à la prédestination du tu le domineras, rien de ce qu’ils peuvent faire n’arrêtera la marche du destin. Mais tu peux, voilà qui grandit l’homme, qui le hausse à la taille des dieux, car dans sa faiblesse, sa souillure, et le meurtre de son frère, il a le grand choix. Il peut choisir sa route, lutter pour la parcourir, et vaincre. »

La voix de Lee était un chant de triomphe.

Adam demanda :

« Croyez-vous cela, Lee ?

– Oui, je le crois, oui, je le crois. Il est trop facile de s’abandonner à la paresse, à la faiblesse, de se jeter aux pieds du dieu, de s’y cacher le visage en disant : « Je n’y puis rien, ma route était tracée. » Comparez alors avec la grandeur du choix. L’homme devient un homme. Le chat n’a pas de choix et l’abeille doit faire du miel. Il n’y a rien de divin là-dedans. Et savez-vous que mes vieux messieurs, qui se laissaient poliment glisser vers la mort, ont tellement repris goût à la vie qu’ils refusent de mourir ? »

Adam demanda :

» Voulez-vous dire que ces Chinois croient en l’Ancien Testament ? »

Lee répondit :

« Mes vieux messieurs, lorsqu’ils entendent une histoire vraie, y croient. Ce sont des experts en vérité. Ils savent que ces seize versets racontent l’histoire de l’humanité, quelque soient son âge, sa culture ou sa race. Ils ne croient pas qu’un homme puisse écrire quinze versets contenant trois quarts de vérité et mentir avec un verbe. Confucius apprend aux hommes comment vivre pour être heureux, mais cette histoire est une échelle offerte à l’homme pour atteindre les cieux. (Les yeux de Lee brillaient.) C’est un enseignement à garder. Ces mots solidifient la terre sous les pieds de l’homme et le défendent contre la faiblesse, la lâcheté et la paresse. »

Adam demanda :

« Comment avez-vous pu cuisiner, élever les enfants, prendre soin de moi, et en même temps faire tout cela.

– Je l’ignore, dit Lee. Mais je fume mes deux pipes dans l’après-midi, ni plus ni moins, comme mes aînés, et je sens que je suis un homme, et l’homme est une chose très importante, plus importante peut-être qu’une étoile. Ceci n’est pas de la théologie. Je n’ai pas courbé l’échine devant les dieux, mais il m’est venu un amour tout neuf pour cet instrument brillant qu’est l’âme humaine. C’est une chose ravissante et unique dans l’univers. Elle est toujours attaquée et jamais détruite, car tu peux. »

Lee et Adam accompagnèrent Samuel jusqu’à la remise pour lui souhaiter bon voyage. Lee éclairait le chemin avec une petite lanterne, car c’était un de ces soirs précoces d’hiver où le ciel est chargé d’étoiles et où la terre semble deux fois plus obscure tant les étoiles brillent. Les collines étaient silencieuses. Nul animal ne bougeait, ni mangeur d’herbe ni rapace, et l’air était si calme que les feuilles des chênes verts se détachaient immobiles sur la Voie lactée. Les trois hommes étaient silencieux. L’anneau de la lanterne grinça légèrement lorsque Lee déplaça le faisceau lumineux. Adam demanda :

« Quand serez-vous de retour ? »

Et Samuel ne répondit pas.

Doxology attendait patiemment dans l’écurie, la tête baissée, ses yeux laiteux fixant la paille à ses pieds.

« Vous avez ce cheval depuis toujours ? demanda Adam.

– Depuis trente-trois ans, répondit Samuel. Il n’a plus de dents, je le nourris à la main de bouillie chaude. Il fait de mauvais rêves, il frissonne et il pleure quelquefois dans son sommeil.

Il a l’air d’une proie qui se refuserait aux charognards, dit Adam.

Je sais. Peut-être est-ce pour cela que je l’ai choisi lorsqu’il était poulain. Savez-vous que je l’ai payé deux dollars, il y a trente-trois ans ? Il n’avait vraiment rien pour plaire, les sabots plats comme des crêpes, et le jarret épais et court. Il a la tête aplatie et il est ensellé, il a les flancs maigres et la croupe énorme, il a une bouche d’acier et il refuse toujours la culière. Lorsqu’on le monte, on a l’impression de faire une promenade en traîneau sur une route défoncée. Il ne peut pas trotter et il trébuche à chaque pas. Depuis trente-trois ans que je l’ai, je ne lui ai jamais trouvé une qualité. Je peux même dire qu’il est vicieux. Il est égoïste, bagarreur, méchant, et désobéissant.

Même aujourd’hui, je n’ose pas me tenir derrière lui car je sais qu’il me décocherait une ruade. Lorsque je le nourris, il essaie de me mordre la main. Je l’aime. »

Lee dit :

« Et vous l’avez appelé Doxology ?

– Avec raison, dit Samuel. Une créature aussi peu aimée des dieux devait être rachetée par quelque chose. Il n’en a plus pour longtemps, maintenant.

– Peut-être pourriez-vous mettre fin à ses tourments, dit Adam.

– Quels tourments’? demanda Samuel. C’est la créature la plus heureuse et la plus solide que j’aie jamais rencontrée.

Il a sûrement des douleurs et des souffrances.

– Il ne le croit pas. Doxology se considère comme un grand cheval. Le tueriez-vous, Adam ?

– Oui, je crois. Oui, je le ferais.

– Vous prendriez cette responsabilité ?

– Oui, je crois. À trente-trois ans, il a porté le harnais plus longtemps que son compte. »

Lee avait posé sa lanterne sur le sol. Samuel s’accroupit à côté et, instinctivement, tendit les mains vers le papillon de lumière jaune pour capter un peu de chaleur.

« Quelque chose me gêne, Adam, dit-il.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Vous tueriez réellement mon cheval parce que la mort serait plus reposante ?

– Je voulais dire… »

Samuel demanda rapidement :

« Aimez-vous votre vie, Adam ?

– Evidemment non.

– Si j’avais un médicament qui puisse vous guérir, mais aussi vous tuer, devrais-je vous le donner ? Faites bien attention.

– Quel médicament ?

– Non, dit Samuel, si je vous le dis, sachez bien qu’il peut vous tuer. »

Lee demanda :

« Soyez prudent, Mr. Hamilton, soyez prudent.

– Quel est ce médicament ? » Dit Adam.

Samuel répondit doucement :

« Je crois que pour une fois. Lee, je ne serai pas prudent. Si j’ai tort, vous m’entendez bien, si je commets une erreur, j’accepte la responsabilité et j’accepte que le blâme soit rejeté sur moi.

– Etes-vous sûr de ne pas vous tromper ? demanda Lee anxieusement.

– Non, je n’en suis pas sûr. Adam, voulez-vous le médicament ?

– Oui. Je ne sais pas ce qu’il est, mais donnez-le-moi.

– Adam, Cathy est à Salinas. Elle y possède un lupanar. Le vice et la dépravation y sont pires que partout ailleurs. Le mal, la laideur, les actes contre nature, l’horreur, tout ce que l’esprit humain peut inventer de plus ignoble y sont à vendre. Les infirmes et les malades y vont chercher satisfaction. Mais il y a pire que cela. Cathy elle s’appelle maintenant Kate – attire la fraîcheur, la jeunesse et la beauté et les souille de telle façon qu’elles sont perdues pour jamais. Voilà votre médicament. Voyons l’effet qu’il vous fait.

– Vous êtes un menteur, dit Adam.

– Non, Adam, je suis tout sauf un menteur. »

Adam se tourna vers Lee :

« Est-ce vrai ?

– Je ne suis pas un antidote, dit Lee. Oui, c’est vrai. »

Adam resta un moment à se balancer d’un pied sur l’autre, puis il fit demi-tour et s’enfuit en courant. Ils entendirent ses pas s’éloigner, ils l’entendirent trébucher, tomber, écraser le rosier, et se frayer un chemin le long du sentier. Ils ne cessèrent de l’entendre que lorsqu’il eut disparu derrière la colline.

Lee dit :

« Votre médicament est un poison.

– J’ai pris ma responsabilité, dit Samuel. Il y a longtemps, j’ai appris ceci : lorsqu’un chien a avalé de la strychnine et qu’il va mourir, il faut prendre une hache et conduire la bête sur le billot. Alors, on attend la prochaine convulsion et, à ce moment-là, on coupe la queue de la bête. Si le poison n’est pas allé trop loin, le chien peut être sauvé ; le choc de la douleur peut combattre le poison. Sans le choc, il meurt à coup sûr.

– Etes-vous certain qu’il en soit de même ici ? demanda Lee.

– Je ne sais pas, mais Adam était condamné à mourir.

– Vous êtes un homme brave.

– Non, je suis un vieil homme et si ma conscience doit se charger d’un péché, elle ne le portera plus longtemps.

– Que croyez-vous qu’il va faire ? demanda Lee.

– Je ne sais pas, répondit Samuel, mais au moins, il ne restera pas assis à couver son chagrin. Tenez-moi la lanterne, -voulez-vous ? »

Sous la lumière jaunâtre, Samuel glissa le mors dans la bouche de Doxology, un mors si usé que l’on aurait dit une mince tige d’acier. Les rênes avaient été abandonnées depuis longtemps. Le vieux cheval était libre d’allonger le nez, de s’arrêter, ou de paître sur le bord de la route. Samuel l’acceptait. Il boucla tendrement la culière et le cheval fit un pas de côté pour préparer une ruade.

Lorsque Dox fut entre les brancards de la charrette, Lee demanda :

« Puis-je vous accompagner un peu ? Je rentrerai à pied.

– En route », dit Samuel.

Et il essaya de ne pas remarquer que Lee l’aidait à monter.

La nuit était très sombre et Dox manifestait sa réprobation pour les promenades nocturnes, en trébuchant autant qu’il le pouvait. Samuel dit :

« Je vous écoute, Lee. Que vouliez-vous me dire ? »

Lee ne parut pas surpris.

« Peut-être suis-je comme vous, à me mêler de ce qui ne me regarde pas. J’ai beaucoup pensé, je sais calculer les probabilités, mais tout à l’heure vous m’avez étonné. J’aurais parié n’importe quoi qu’entre tous les hommes, vous seriez le seul à ne pas prévenir Adam.

– Etiez-vous au courant ?

– Evidemment.

– Et les garçons ?

– Je ne croîs pas, mais ce n’est qu’une question de temps. Vous savez comme les enfants sont cruels. Un jour, dans la cour de récréation, on le leur jettera à la figure.

– – Peut-être devrait-il les emmener loin d’ici, dit Samuel. Pensez-y, Lee.

– Vous n’avez pas répondu à ma question, Mr. Hamilton. Comment avez-vous été capable de faire cela ?

– Croyez-vous que j’aie eu tort ?

– Je ne veux pas du tout dire ça. Mais je ne pensais pas que vous étiez homme à influer sur le cours d’un destin. En tout cas, c’est le jugement que je porte. Cela vous intéresse-t-il ?

– Quel homme n’est pas intéressé lorsque l’on discute de lui-même ? dit Samuel. Continuez.

– Vous êtes un homme bon, Mr. Hamilton, et j’ai toujours cru que votre bonté venait du fait que vous évitiez les ennuis. Votre esprit est aussi léger qu’un jeune agneau sautant dans un champ de marguerites. À ma connaissance, vous n’avez jamais rien conquis par la violence, et, pourtant, ce soir, vous avez fait quelque chose qui détruit l’image que je m’étais faite de vous. »

Samuel attacha les guides autour d’un bâton planté dans le porte-fouet, et Doxology poursuivit sa route trébuchante dans les ornières du chemin. Le vieil homme caressa sa barbe qui brilla dans la nuit. Il enleva son chapeau noir et le posa sur ses genoux.

« Je crois que cela m’a surpris tout autant que vous, dit-il. Mais si vous voulez savoir pourquoi, regardez en vous-même.

– Je ne vous comprends pas.

– Si vous m’aviez parlé de vos études plus tôt, c’eût peut-être été très différent, Lee.

– Je ne vous comprends toujours pas.

– Attention, Lee, vous me poussez à parler. Je vous ai dit que j’étais plus ou moins Irlandais, suivant les périodes. Or, en ce moment, c’est une période maxima.

– Mr. Hamilton, vous partez et vous ne reviendrez pas, vous n’avez pas l’intention de continuer à vivre très longtemps.

C’est vrai, Lee. Comment le savez-vous ?

– La mort est tout autour de vous, vous irradiez la mort.

– Je ne savais pas que c’était visible, dit Samuel. Voyez-vous, Lee, je pense à ma vie comme à une symphonie, pas toujours belle, mais avec sa forme et sa mélodie, et voilà déjà longtemps que l’orchestre ne jouait plus. Je ne donnais plus qu’une seule note, un interminable chagrin. Je ne suis pas le seul, j’ai l’impression que beaucoup d’entre nous conçoivent la fin de leur vie comme une irrémédiable défaite. »

Lee dit :

« Peut-être sont-ils trop riches. J’ai remarqué qu’il n’y avait pas de pire insatisfaction que celle du riche. Gavez un homme, cousez d’or ses vêtements, installez-le dans un palais, et il mourra de désespoir.

– Tout vient de votre adaptation, Lee : Tu peux. J’ai été pris à la gorge et secoué. Lorsque le malaise s’est dissipé, une route s’ouvrait à moi, nouvelle, resplendissante. Le final de ma symphonie sera grandiose. Mon cœur lance une dernière mélodie comme un chant d’oiseau dans la nuit. »

Lee examinait Samuel dans l’obscurité.

« Les vieux messieurs de ma famille ont ressenti la même chose.

– « Tu peux dominer le péché », c’est cela. Je ne crois pas que tous les hommes soient détruits. Je puis en citer une douzaine qui ne le sont pas, et c’est d’eux que le monde tire sa substance. C’est vrai des cerveaux comme c’est vrai des batailles, on ne se rappelle que les vainqueurs. Il est vrai que la plupart des hommes sont détruits, mais il en est d’autres qui, comme des phares, guident l’humanité effrayée à travers la nuit. Tu peux. Tu peux. Quel rayonnement ! Il est vrai que nous sommes faibles et tarés et batailleurs, mais si nous n’étions que cela, nous aurions déjà disparu de la surface de la terre depuis des millénaires. Quelques fragments de maxillaire, quelques dents cassées enfouies dans la craie, voilà la seule trace que l’homme aurait laissée sur la surface du globe. Mais il y a le choix, Lee, le droit de vaincre. Je ne l’avais jamais compris ou accepté auparavant. Voilà pourquoi j’ai parlé à Adam ce soir. Je lui ai offert le choix. Peut-être ai-je eu tort, mais en parlant je l’ai forcé à vivre ou à quitter la vie. Quel est donc ce mot, Lee ?

– Timshel, dit Lee. Voulez-vous arrêter la charrette ?

– Le retour va être long. »

Lee descendit.

« Samuel, dit-il.

– Je suis là. (Le vieil homme rit.) Liza a horreur que je dise cela.

– Samuel, vous êtes allé plus loin que moi.

– Il était temps, Lee.

– Adieu Samuel », dit Lee.

Et il repartit rapidement en sens inverse. Il entendit les jantes de fer crisser dans les ornières. Il se retourna, regarda la charrette qui s’éloignait et il vit le vieux Samuel qui se détachait sur le ciel, ses cheveux blancs brillant à la clarté des étoiles.