Chapitre LI






C’est en 1903 que Horace Quinn fut élu shérif à la place de Mr. R. Keef. Il était depuis assez longtemps premier adjoint. La plupart des électeurs pensèrent avec raison que si Quinn faisait tout le travail, il devait jouir des avantages attachés à ce poste. Il le garda jusqu’en 1919. Pour nous, qui avions grandi dans la province de Monterey, « shérif » et « Quinn » étaient synonymes. Nous ne pouvions pas imaginer qu’il serait remplacé un jour. Mais l’âge était là. Il boitait à la suite d’une ancienne blessure. Nous savions qu’il était intrépide car il avait fait le coup de feu au cours de nombreux combats. Quinn avait le physique de l’emploi : un large visage rose, des moustaches blanches en forme de cornes, et des épaules puissantes. En vieillissant, il prit de l’embonpoint, ce qui le rendait encore plus imposant. Il avait un très beau Stetson, une jaquette longue, et, les dernières années, il porta son pistolet dans un étui sous l’aisselle. Sa ceinture cartouchière lui pesait trop sur l’estomac. Il connaissait bien sa province en 1903. En 1917, il n’en ignorait plus rien. Il faisait partie de la Vallée au même titre que les montagnes.

Depuis l’époque lointaine où Adam avait été blessé, Quinn avait suivi Kate de loin. À la mort de Faye, il avait soupçonné Kate, mais s’était rendu compte qu’il n’avait pas beaucoup de chances de la faire condamner. Un shérif avisé ne tente pas l’impossible. Après tout, ce n’étaient que deux putains.

Au cours des années qui suivirent, Kate joua franc jeu avec lui et il finit par éprouver un certain respect pour elle. Puisqu’il doit y avoir des bordels, autant entretenir de profitables relations avec leurs propriétaires. Chaque fois que Kate avait découvert un homme sous le coup d’un mandat d’arrêt, elle l’avait dénoncé. Le shérif Quinn et Kate s’entendaient bien.

Le samedi après le Thanksgiving, vers midi, le shérif Quinn examina les papiers trouvés dans les poches de Joe Valéry. La balle de 38 avait traversé le cœur et arraché deux côtes. Le trou de sortie était gros comme le poing. Les enveloppes marron étaient collées ensemble par du sang noir. Le shérif les humecta avec un mouchoir pour les séparer. Il lut le testament, qui plié, n’était ensanglanté qu’à l’extérieur. Il examina les photographies et soupira profondément. Dans chaque enveloppe reposaient l’honneur d’un homme et la paix d’une vie. Bien utilisées, ces photos auraient pu entraîner une demi-douzaine de suicides. Mais Kate était sur la table de marbre de la maison Muller, la formaline coulait dans ses veines, et son estomac reposait dans un bocal, chez le juge d’instruction.

Après avoir examiné toutes les photos, Quinn demanda un numéro de téléphone.

« Pouvez-vous venir à mon bureau ? Oui, eh bien, abandonnez votre déjeuner ! Oui, c’est important. Je vous attends. »

Quelques minutes plus tard, quand l’homme sans nom entra dans le bureau de la vieille prison, derrière la cour de justice, le shérif Quinn lui tendit le testament.

« Vous qui êtes notaire, dites-moi si ce papier a une valeur. »

Le visiteur lut les deux lignes et respira profondément par le nez.

« Est-ce… qui je crois ?

– Oui.

– Si elle s’appelait Catherine Trask, si c’est bien là son écriture et si Aron Trask est son fils, ce testament est inattaquable. »

Quinn caressa le bout de sa moustache du revers de son index.

« Vous la connaissiez, n’est-ce pas ?

– Pas exactement. Je connaissais ses occupations. »

Quinn posa ses coudes sur la table et se pencha en avant.

« Asseyez-vous et parlons. »

Le visiteur approcha une chaise. Dès qu’il fut assis, ses doigts se mirent à jouer avec un bouton de sa veste.

« Kate vous faisait-elle chanter ? demanda le shérif.

– Pourquoi ? En voilà une question !

– Je vous la pose en ami. Vous savez qu’elle est morte. Vous n’avez plus rien à craindre.

– Je ne vois pas où vous voulez en venir. Personne ne me fait chanter. »

Quinn sortit une photographie de son enveloppe, la retourna comme une carte maîtresse et la glissa sur le bureau.

Son visiteur mit ses lunettes et sa respiration se fit sifflante.

« Seigneur ! dit-il doucement.

– Vous ne saviez pas qu’elle l’avait ?

Oh ! Si. Elle me l’avait fait savoir. Horace, pour l’amour du Ciel, qu’allez-vous faire avec cela ? »

Quinn lui reprit la photo.

« Horace, qu’allez-vous en faire ?

– Les brûler. (Le shérif prit les enveloppes et en fit un paquet régulier.) C’est un jeu d’enfer, dit-il. Il y a là de quoi faire sauter tout le pays. »

Quinn écrivit une liste de noms sur une feuille de papier. Puis, il se leva en s’appuyant sur sa bonne jambe, et se dirigea vers le poêle de fonte de son bureau. Il froissa le Salinas Morning Journal, y mit le feu et l’introduisit dans le poêle. Lorsque tout le papier fut embrasé, il laissa tomber le paquet d’enveloppes sur la flamme et referma le couvercle du poêle. Le feu gronda et une lueur jaune brilla derrière le petit voyant du poêle. Quinn se frotta les mains, comme si elles étaient sales.

« Les négatifs sont avec, dit-il. J’ai fouillé chez elle. Il ne reste aucune épreuve. »

Son visiteur essaya de parler, mais sa voix n’était qu’un murmure enroué.

« Merci, Horace. »

Le shérif retourna à son bureau et prit sa liste.

« Vous allez faire quelque chose pour moi. Voici une liste. Vous allez prévenir chacun de ces messieurs que j’ai brûlé les photos. Vous les connaissez tous, je le sais. Ils le prendront mieux, venant de vous. Nous ne sommes pas des petits saints. Prenez-les séparément et dites-leur exactement ce qui s’est passé. Regardez. »

Il alla jusqu’au poêle, l’ouvrit et tisonna les cendres jusqu’à ce qu’elles fussent réduites en poudre.

« Vous leur direz… ceci. »

Le visiteur regarda le shérif, et Quinn comprit qu’aucun pouvoir au monde ne pourrait empêcher cet homme de le haïr. Jusqu’à la fin de leurs jours, il y aurait une barrière entre eux, mais ils ne l’admettraient pas.

« Horace, je ne sais comment vous remercier. »

Et le shérif dit tristement :

« Cela n’en vaut pas la peine. C’est ce que j’aurais attendu de la part d’un ami.

– -Quelle ordure ! » Dit doucement le visiteur.

Et Horace Quinn comprit qu’une partie de l’insulte lui était destinée. Il comprit aussi qu’il ne serait plus shérif longtemps. Ces hommes à l’âme coupable lui retireraient son poste, ils y seraient forcés. Il soupira et s’assit.

« Allez terminer votre déjeuner, dit-il. J’ai du travail. »

À une heure moins le quart, le shérif Quinn tourna le coin de Main Street et de Central Avenue. À la boulangerie Reynaud, il acheta un pain blanc encore chaud, exhalant sa merveilleuse odeur de froment fermenté.

Il s’agrippa à la rampe pour gravir les marches du perron des Trask.

Lee ouvrit la porte, un torchon noué autour de la taille.

« Il n’est pas là, dit-il.

– Il va arriver. Je l’ai appelé à son bureau. Je l’attends. »

Lee recula et conduisit le shérif dans le salon.

« Une bonne tasse de café ? demanda-t-il.

– Je ne refuse pas.

– Je viens de le faire », dit Lee en se dirigeant vers la cuisine.

Quinn examina la pièce confortable. Il n’avait plus envie de garder son emploi. Un médecin lui avait dit un jour : « J’aime mettre un enfant au monde, car si je fais bien mon travail, il se traduit par de la joie. » Le shérif avait souvent pensé à cette remarque. S’il faisait bien son travail, il se traduisait par de la douleur pour quelqu’un. Et le fait qu’il fût nécessaire ne lui paraissait plus un motif suffisant. Il se retirerait bientôt, qu’il voulût ou non.

Chaque homme cultive en lui un jardin secret où il se retirera le jour de sa retraite pour y faire les choses qu’il n’a pas eu le temps d’accomplir. Il y fera ses voyages, il y lira les livres qu’il a prétendu lire. Pendant de nombreuses années, le shérif avait rêvé d’employer son temps à chasser, à pêcher, à se promener dans la chaîne de Santa Lucia, et à camper le long de rivières entrevues. Et maintenant que ce temps allait venir, il n’en avait plus envie. Dormir sur le sol serait douloureux pour sa jambe blessée. Il se rappelait combien un cerf est lourd à porter, et puis, franchement, il n’aimait pas le gibier. Mrs. Reynaud pouvait l’asperger de vin et le farcir d’épices, tout compte fait, une vieille chaussure aurait le même goût, accommodée de cette façon.

Lee avait acheté un percolateur. Quinn entendit l’eau bouillonner contre le dôme de verre, et il soupçonna Lee de lui avoir menti. Le café n’était pas fait.

Le vieil homme s’était aiguisé l’esprit au cours de son travail. Ayant appris à observer, il pouvait évoquer un visage et le scruter, ainsi que des scènes complètes et des conversations échangées. Il pouvait les jouer comme un disque ou les passer comme un film. En pensant au gibier, il s’était mis à examiner le salon et se disait qu’il y avait là quelque chose d’étrange : fauteuils recouverts d’un chintz à fleurs, rideaux de dentelle, dessus de table blanc exécuté au crochet, et des coussins du canapé recouverts d’un tissu à motifs voyants et impudents. C’était une pièce féminine dans une maison où ne vivaient que des hommes.

Il pensa à son propre salon. C’était Mrs. Quinn qui avait choisi et acheté tout ce qui s’y trouvait, à part le porte-pipes. D’ailleurs, en y repensant, elle avait aussi acheté le porte-pipes. Le salon des Trask était féminin, mais trop, trop féminin, une pièce de femme conçue par un homme. C’était outré. Ce devait être l’œuvre de Lee. Adam ne s’en rendait sans doute pas compte.

Horace Quinn se rappela l’interrogatoire qu’il avait fait subir à Adam bien des années auparavant, Adam à l’agonie, avec son regard horrifié. Adam, d’une honnêteté foncière. Au cours des années, ils avaient eu souvent l’occasion de se voir. Ils appartenaient tous deux à la franc-maçonnerie. Horace avait suivi Adam comme maître de loge, et ils portaient tous deux les insignes de leur distinction. Et puis, Adam s’était retiré de la communauté, un mur invisible l’avait coupé du monde, un mur infranchissable derrière lequel il était prisonnier. Mais ce jour-là, le jour de l’interrogatoire, le mur n’était pas encore construit.

Par sa femme, Adam avait fait connaissance avec le monde vivant. Horace s’imagina Kate sous les tubes de formaline, grise et lavée, des aiguilles dans la gorge.

Adam était incapable de malhonnêteté, car il ne désirait rien. Il faut avoir des besoins à satisfaire pour être malhonnête. Le shérif se demanda ce qu’il se passait derrière le mur, quelles angoisses, quels plaisirs, quelles douleurs ?

Il changea de position dans son fauteuil pour soulager le poids qui appuyait sur sa jambe. La maison était silencieuse. Seule la cafetière faisait du bruit. Adam mit longtemps à revenir de son bureau. Le shérif pensa avec amusement :

« Je deviens vieux. Et cela ne me déplaît pas. »

Puis il entendit la porte d’entrée. Lee aussi.

« Le shérif est là », dit-il, en guise d’avertissement peut-être.

Adam entra en souriant et tendit sa main :

« Bonjour, Horace… Vous avez un mandat d’arrêt ? »

S’il n’était pas réellement gai, c’était parfaitement imité.

« Ça va ? demanda Quinn. Tout à l’heure on m’avait parlé d’une tasse de café… »

Lee, dans sa cuisine, fit un bruit de vaisselle.

Adam demanda :

« Rien de grave, Horace ?

– Rien n’est jamais léger dans mon travail. Je vais attendre mon café, si vous permettez.

– Ne vous gênez pas pour Lee. Il entend tout. Même à travers une porte fermée. Je ne lui cache rien, cela m’est impossible. »

Lee entra avec un plateau. Il avait un petit sourire satisfait et, lorsqu’il eut versé le café et qu’il fut sorti, Adam reposa sa question :

« Rien de grave, Horace ?

– Je ne crois pas. Adam, étiez-vous toujours marié à cette femme ? »

Adam s’immobilisa.

« Oui, dit-il. Pourquoi ?

– Elle s’est suicidée la nuit dernière. »

Le visage d’Adam se contracta, ses yeux se gonflèrent de larmes, il essaya de garder la bouche fermée, mais renonça, laissa tomber sa tête entre ses mains, et il pleura.

« Ma pauvre chérie. »

Quinn se rassit sans faire de bruit. Après quelques instants, Adam releva la tête :

« Excusez-moi, Horace. »

Lee entra, posa une serviette entre les mains d’Adam qui s’essuya les yeux et rendit la serviette à Lee.

« Je ne m’attendais pas à cela, dit Adam. (Il avait l’air honteux.) Que vais-je faire ? Je vais réclamer son corps, je l’enterrerai.

– C’est inutile, dit Horace. À moins que vous n’en sentiez l’envie. Je ne suis pas venu pour cela. »

Il sortit le testament plié, de sa poche, et le tendit.

Adam eut un geste de répulsion.

« Est-ce… son sang ?

– Non. Absolument pas. Lisez. »

Adam lut les deux lignes, et son regard resta fixé sur le papier, puis au-delà.

« Il ne sait pas… qu’elle est sa mère.

– Vous ne le lui avez jamais dit ?

– Non.

– Seigneur ! » Dit le shérif.

Adam continua avec une sorte de conviction :

« Je suis sûr qu’il ne voudrait rien accepter venant d’elle. Déchirons cela et oublions-le.

– Je crains que ce soit impossible, dit Quinn. J’ai déjà commis quelques illégalités. Elle avait un coffre-fort. Inutile de vous dire où j’ai eu le testament et la clef. Je suis allé à la banque. Je n’ai pas attendu un arrêté de la Cour. »

Il ne voulait pas dire à Adam qu’il craignait d’y trouver d’autres photographies.

« Le vieux Bob m’a laissé ouvrir le coffre. Nous pourrons toujours le nier. Il y avait plus de cent mille dollars en liquide. Il y avait aussi des actions, mais absolument rien d’autre.

– Rien ?

– Si… un acte de mariage. »

Adam se laissa aller dans son fauteuil. Après avoir fait quelques pas dans le monde extérieur, il retournait derrière son mur. Il vit son café et en but une gorgée.

« Quel conseil me donnez-vous ? demanda-t-il d’une voix indifférente.

– Je ne puis vous donner qu’un avis personnel, répondit Quinn. Vous n’êtes pas forcé de le suivre. Faites appeler votre fils immédiatement. Racontez-lui tout en détail. Dites-lui pourquoi vous le lui avez caché jusqu’à présent. Quel âge a-t-il ?

– Dix-sept ans.

– C’est un homme. Il faudra bien qu’il encaisse un jour ou l’autre. Autant qu’il apprenne tout d’un coup.

– Cal est au courant, ait Adam. Je me demande pourquoi elle a testé en faveur d’Aron ?

– Dieu seul le sait ! Alors que faites-vous ?

– N’ayant pas d’idée, je vais suivre la vôtre. Pouvez-vous rester avec moi ?

– Evidemment.

– Lee ! Appela Adam. Dites à Aron que je voudrais le voir. Il est rentré, n’est-ce pas ? »

Lee s’arrêta à la porte. Ses lourdes paupières se fermèrent un instant, puis se rouvrirent.

« Pas encore. Peut-être est-il reparti pour le collège ?

– Il me l’aurait dit. Vous comprenez, Horace, nous avons bu beaucoup de Champagne pour le Thanksgiving. Où est Cal ?

– Dans sa chambre, dit Lee.

– Dites-lui de descendre. Il saura, lui. »

Cal avait le visage fatigué et les épaules affaissées, mais son expression était dure, fermée, méfiante, agressive.

Adam lui demanda :

« Sais-tu où est ton frère ?

– Non, je ne sais pas, dit Cal.

– Tu ne l’as pas vu du tout ?

– Non.

– Il n’est pas rentré depuis deux nuits. Où est-il ?

– Je n’en sais rien, dit Cal. Est-ce que je suis là pour veiller sur lui ? »

Adam baissa la tête, son corps se tassa, il sembla frissonner. Dans le fond de ses yeux une petite étincelle, d’un bleu incroyablement brillant, s’alluma. Il dit d’une voix sourde :

« Peut-être est-il retourné au collège. (Ses lèvres articulaient comme des lèvres gercées, et son timbre était celui d’un somnambule.) Crois-tu qu’il soit retourné au collège ? »

Le shérif Quinn se leva.

« Nous ne sommes pas pressés. Reposez-vous, Adam. Vous avez reçu un choc. »

Adam leva les yeux sur lui :

« Un choc… On ! Oui. Merci, George, merci beaucoup !

– George ?

– Merci beaucoup », dit Adam.

Après le départ du shérif, Cal retourna dans sa chambre. Adam se tassa dans son fauteuil et, bientôt, il s’endormit. La bouche ouverte, il se mit à ronfler.

Lee l’observa un moment avant de retourner dans sa cuisine. Il souleva la corbeille à pain et prit un petit volume, relié pleine peau, dont le titre, en lettres d’argent, était presque complètement effacé. C’était une traduction anglaise des Méditations de Marc Aurèle. Lee essuya ses lunettes à monture d’acier avec un torchon. Il ouvrit le livre et le feuilleta. Puis il sourit, cherchant consciencieusement à se rassurer.

Il lut lentement en bougeant les lèvres : Tout n’existe que pour un jour, ce qui se souvient et ce dont on se souvient.

Observe que toute chose ne prend place que par changement, et accoutume-toi à considérer que la nature n’aime rien tant que de changer ce qui est, pour le remplacer par ce qui lui ressemble. Car tout ce qui existe est la semence de ce qui sera.

Lee jeta un coup d’œil au bas de la page : Tu mourras bientôt et tu n’es pas pour autant simple et libéré des perturbations. Tu n’es pas sans chercher à l’extérieur les raisons de tes blessures. Tu n’es pas bien disposé à l’égard de tous et la sagesse ne consiste point à agir avec équité.

Lee leva les yeux et il répondit au livre, comme il aurait répondu à l’un de ses vénérables parents. « C’est vrai, dit-il, c’est très dur. Excusez-moi. Mais n’oubliez pas que vous avez dit aussi : « Prends toujours le chemin le « plus court, car c’est le chemin naturel. » Ne l’oubliez pas. » Il laissa filer les pages le long de son pouce et s’arrêta à la page de garde sur laquelle était écrit, avec un gros crayon de charpentier : Samuel Hamilton.

Lee se sentit mieux. Il se demanda si Samuel avait cherché son livre, s’il savait qui le lui avait volé. Lee avait trouvé que c’était le moyen le plus pur et le plus propre de se l’approprier. Il n’éprouvait aucune honte. Du bout de ses doigts, il caressa le cuir doux avant de remettre le livre sous le panier à pain. Puis il se dit : « Je suis bien sûr qu’il savait. Qui d’autre aurait pu voler Marc Aurèle » ? Il retourna dans le salon et tira une chaise auprès d’Adam endormi.

Dans sa chambre, Cal était assis à son bureau, la tête entre les mains, les paumes sur les tempes. Il avait la nausée, et l’odeur aigre-douce du whisky l’enveloppait. Elle habitait les pores de sa peau, ses vêtements, elle traçait un cercle de feu autour de sa tête.

Cal n’avait jamais bu. Il n’en avait jamais ressenti le besoin. La visite chez Kate n’avait pas soulagé sa douleur, et sa revanche n’avait pas été un triomphe. Ses souvenirs n’étaient que des nuages tourbillonnants, des fragments de son, de vision et de sensation. Il n’arrivait pas à définir ce qui était vrai et ce qu’il avait imaginé. En sortant de chez Kate, il avait mis la main sur l’épaule secouée de sanglots de son frère, et Aron l’avait envoyé rouler à terre d’un coup de poing. Aron était resté debout dans l’obscurité, puis il était parti en courant, pleurant comme un enfant malheureux. Cal se rappelait les sanglots rauques et les pas éperdus. Cal était resté allongé là où il était tombé à côté du grand troène, dans le jardin de Kate. Il avait entendu les locomotives souffler et siffler, et le bruit sourd des wagons sur les butoirs, il avait fermé les yeux, mais en entendant des pas légers, il les avait rouverts. Quelqu’un s’était penché sur lui, peut-être Kate. La silhouette s’était éloignée sans bruit.

Alors Cal s’était relevé, avait frotté ses vêtements et s’était dirigé vers Main Street, surpris d’avoir le cœur à chanter : Il pousse une rose dans le no man’s land, et il est merveilleux de voir…

Le vendredi, Cal traîna toute la journée. Le soir, Joe Laguna acheta la bouteille de whisky. Cal était trop jeune. Joe aurait bien accompagné Cal, mais il se jugea satisfait avec le dollar que Cal lui donna pour acheter une bouteille de grappa.

Cal se dirigea vers la ruelle derrière la maison des Abbot, et retrouva le coin d’ombre d’où il avait vu sa mère la première fois. Assis à terre, malgré la nausée et le dégoût, il se força à boire le whisky. Il vomit deux fois, mais continua de boire jusqu’à ce que la terre se mette à danser et que les réverbères entament une valse majestueuse.

La bouteille lui glissa des mains et il sombra dans l’inconscience, continuant à vomir. Un chien bâtard à poils ras, l’air sérieux, la queue en l’air, descendit la ruelle, faisant une station à chaque pilier. Lorsqu’il eut senti Cal, il l’évita en faisant un grand cercle. Joe Laguna trouva Cal et le sentit à son tour. Puis il prit la bouteille couchée à côté de la jambe de Cal et l’éleva dans la lumière. Elle était encore pleine au tiers. Il chercha le bouchon et ne le trouva pas. Alors il s’éloigna, son pouce sur le goulot pour que le whisky ne gicle pas à l’extérieur.

À l’aube, Cal fut réveillé par la gelée. Il ouvrit les yeux sur un monde de cauchemar et il se traîna chez lui comme un pantin désarticulé. Sa maison était proche. Il n’avait que l’allée à remonter et la rue à traverser.

Lee l’entendit entrer, buter contre tous les meubles et tomber sur son lit. La tête de Cal semblait sur le point d’exploser, mais il était parfaitement conscient. Il n’offrait aucune résistance à la douleur et n’avait aucun moyen de se protéger contre la honte. Il fit de son mieux. Il prit un bain glacial, se racla le corps avec un bloc de pierre ponce, et la brûlure lui parut bienfaisante.

Il savait qu’il devait avouer sa faute à son père et demander son pardon. Il savait qu’il devait s’humilier devant Aron, non seulement aujourd’hui, mais jusqu’à la fin de sa vie. À ce prix-là seulement, il pourrait vivre. Et pourtant, lorsqu’on l’appela et qu’il se trouva devant le shérif Quinn et son père, il était aussi féroce qu’un chien affamé, et il projetait sur tout ce qui l’entourait la haine qu’il éprouvait pour lui-même. Il n’était qu’un roquet vicieux, mal aimé, mal aimant.

Lorsqu’il fut de retour dans sa chambre, son crime l’assaillit et il n’avait pas d’armes pour lutter.

Soudain, il eut peur pour Aron. Il était peut-être blessé ? Aron ne pouvait pas se défendre. Il devait aller le chercher, le retrouver et reconstruire le monde qu’il avait détruit. Même si Cal devait y perdre la vie. Alors, l’idée de sacrifice s’implanta en lui et fleurit comme dans toute conscience coupable. Peut-être un sacrifice ramènerait-il Aron ?

Cal prit le paquet plat caché sous ses chemises. Il chercha dans la pièce et trouva une soucoupe de porcelaine qu’il posa sur son bureau. Il respira avidement l’air frais du matin. Il prit un des billets craquants, le plia en deux, puis gratta une allumette et enflamma le billet. L’épais papier se gondola et noircit. La flamme monta, et c’est seulement quand elle fut près d’atteindre ses doigts que Cal lâcha le billet dans la soucoupe. Il prit un autre billet et l’enflamma. Au sixième, Lee entra sans frapper.

« J’ai senti de la fumée, dit-il. (Puis il vit d’où elle provenait.) Oh ! » Fit-il.

Cal se retourna, prêt à la lutte. Mais Lee croisa les mains sur son ventre et resta debout, silencieux, attentif. Cal enflamma billet après billet, jusqu’à ce qu’ils fussent tous brûlés, puis il écrasa les cendres pour en faire une poudre noire, et attendit les commentaires de Lee. Mais Lee ne parla ni ne bougea.

Enfin Cal dit :

« Vas-y. Tu veux me parler ? Eh bien, parle !

– Non, dit Lee. Tu te trompes. Et si tu n’as pas besoin de me parler, je resterai un moment et puis je m’en irai. Je vais m’asseoir là. »

Il se posa sur une chaise, croisa les mains et attendit. Une sorte de sourire intérieur l’illuminait, il avait cette expression que l’on dit « impénétrable ».

Cal lui tourna le dos.

« Je peux rester assis plus longtemps que toi.

– Si nous faisons un match, peut-être, dit Lee. Mais, dans le cours des jours, des ans et, qui sait, des siècles, peut-être, non, Cal, je te battrai. »

Après quelques instants, Cal lança aigrement :

« Tu peux commencer ton sermon.

– Ce n’est pas mon intention.

– Qu’est-ce que tu viens foutre ici, alors ? Tu sais ce que j’ai fait et tu sais que je me suis soûlé hier soir.

– Je soupçonnais ton premier crime ; quant au second, je le sens.

– Tu le sens ?

– Tu empuantis.

– C’est la première fois, dit Cal, et je n’aime pas ça.

– Moi non plus, dit Lee. Mon estomac ne supporte pas l’alcool. Et puis, cela me rend badin. Intellectuel, mais badin.

– Comment cela, Lee ?

– -Je puis te donner un exemple. Lorsque j’étais jeune, je jouais au tennis, cela me plaisait, et c’est une excellente distraction pour un domestique. Il peut jouer en double avec son maître et, même s’il n’est pas remercié pour les fautes qu’il rattrape, il y gagne quelques dollars. Un jour, où j’avais trop goûté aux cerises à l’eau-de-vie, je développai la théorie que l’animal le plus rapide et le plus fuyant de la terre est la chauve-souris. Je fus appréhendé au milieu de la nuit dans le clocher de l’église méthodiste de San Leandro. J’avais une raquette à la main et je crois que j’expliquai à l’agent de police qui m’arrêta que je voulais améliorer mon revers sur les chauves-souris. »

Cal rit avec tant de plaisir que Lee regretta que son histoire ne fût pas vraie.

Cal dit :

« Je me suis assis derrière un pilier et j’ai bu comme un cochon.

– Les animaux…

– J’avais peur de me tirer une balle dans la tête si je ne me soûlais pas, interrompit Cal.

– Tu n’aurais jamais fait cela. Tu as l’âme trop noire, dit Lee. Au fait, où est Aron ?

– Il est parti en courant, et je ne sais pas où.

– Il a l’âme blanche, lui !

– Je sais. J’y ai pensé. Tu crois qu’il se serait tué ? »

Lee dit avec dédain :

« C’est admirable ! Chaque fois que quelqu’un veut se rassurer, il demande à un ami de partager son opinion. Ça revient à demander à un boucher si sa viande est bonne. Comment veux-tu que je te réponde ? »

Cal demanda :

« Pourquoi ai-je fait cela ?

– Ne complique pas les choses, répondit Lee. Tu sais bien pourquoi. Tu lui en voulais parce que ton père t’avait blessé. Ce n’est pas difficile. Tu as agi bassement.

– Pourquoi ? Je ne veux pas faire le mal. Aide-moi, Lee.

– Une seconde, j’ai cru entendre ton père. »

Lee se précipita vers la porte.

Cal entendit des voix en bas, puis Lee revint.

« Il va à la poste. Nous ne recevons jamais de courrier l’après-midi. Personne n’en reçoit. Et pourtant tous les hommes de Salinas vont à la poste l’après-midi.

– Ils boivent peut-être un verre en chemin.

– C’est plutôt une habitude. Et une sorte de repos. Ils voient leurs amis. (Puis, Lee ajouta) : Cal, ton père m’inquiète. Il a l’air hébété. Oh ! J’oubliais. Tu ne sais pas, ta mère s’est suicidée hier soir.

– Ah ! oui, dit Cal. (Puis il ricana.) J’espère qu’elle a souffert. Non ! Je ne voulais pas dire cela. Je ne veux pas le penser. Voilà que ça recommence. Non ! Je ne veux pas. »

Lee se gratta un endroit de la tête et cela lui déclencha une démangeaison de tout le cuir chevelu. Alors, il se gratta toute la tête, en prenant son temps. Cela lui donnait l’air de réfléchir profondément. Il demanda :

« Est-ce que d’avoir brûlé tous les billets t’a procuré un grand plaisir ?

– Je… Je crois.

– Et est-ce que tu prends plaisir à te châtier comme tu le fais ? Est-ce que tu te complais dans ton désespoir ?

– Lee !

Tu es très présomptueux. Tu t’émerveilles au spectacle tragique qu’offre Caleb Trask. Caleb le magnifique ! L’unique Caleb ! Caleb dont les souffrances devraient avoir leur Homère. T’es-tu jamais dit que tu n’étais qu’un morveux, mesquin parfois, incroyablement généreux d’autres fois, souillé par ses actes, et d’âme innocente ? Peut-être possèdes-tu plus d’énergie – mais seulement de l’énergie – que bien d’autres, mais à part cela tu ressembles à tous les autres morveux. Est-ce que tu te prends au sérieux ? Est-ce que tu te prends pour un personnage sublime parce que ta mère est une prostituée ? Et si quelque chose était arrivé à ton frère, est-ce que tu endosserais le costume brillant de l’assassin ? Morveux ! »

Cal retourna lentement s’asseoir à son bureau. Lee l’observa, retenant sa respiration, comme un médecin qui attend l’effet de sa piqûre. Cal, transparent, exprimait tout ce qu’il ressentait. Le frémissement sous l’insulte, la belligérance, puis la vexation et, enfin… un début d’apaisement.

Lee soupira. Il avait agi durement, tendrement et son remède semblait bienfaisant. Il dit doucement :

« Nous sommes un peuple violent, Cal. Trouves-tu étrange que je me compte parmi vous ? Oui, nous descendons des inquiets, des fous, des criminels, des batailleurs et des fanfarons, mais nous avons aussi le sang des braves, des indépendants et des généreux. Le sang de ceux qui ont refusé de mourir dans le vieux monde sur une terre fatiguée. »

Cal tourna la tête vers Lee et son visage était détendu. Il sourit, et Lee comprit que le garçon n’était pas complètement dupe. Cal savait que Lee lui avait administré un remède, un excellent remède, et il était reconnaissant.

Lee continua :

« Voilà pourquoi je me compte parmi vous. Nous avons tous cet héritage, quelle que soit la vieille terre d’où sont partis nos pères. Les Américains, métissés ou mélangés, présentent à peu près les mêmes traits de caractère. C’est une race – sélectionnée par accident. Nous sommes inutilement braves et froussards. Nous sommes doux et cruels comme des enfants. Nous lançons notre amitié à la tête des gens et, en même temps, nous nous méfions des étrangers. Nous bluffons et nous nous en laissons conter. Nous donnons dans la sensiblerie et nous sommes réalistes. Nous sommes fleur-bleue et matérialistes, et connais-tu un autre peuple qui, plus que le notre, obéisse à des idéaux ? Nous mangeons trop, nous n’avons ni goût ni sens des proportions. Nous gaspillons notre énergie. Dans les vieux continents, on dit de nous que nous passons de la barbarie à la décadence, sans l’apogée intermédiaire de la culture. N’y a-t-il donc pas de canons de notre langage et de notre culture ? Voilà ce que nous sommes, Cal. Tous autant que nous sommes. Et tu n’es pas très différent.

– Continue, dit Cal. (Et il sourit.) Continue à passer le temps.

– Ce n’est plus nécessaire, dit Lee. J’ai fini. Je voudrais bien que ton père revienne. Il m’inquiète. »

Et Lee sortit nerveusement.

Dans l’entrée, à côté de la porte, il trouva Adam adossé au mur, son chapeau rabattu sur les yeux, les épaules tombantes.

« Qu’y a-t-il, Adam ?

– Je ne sais pas. Je me sens fatigué, fatigué. »

Lee le prit par le bras et le guida vers le salon. Adam se laissa tomber dans son fauteuil et Lee lui enleva son chapeau. Adam frotta le dos de sa main gauche avec sa main droite. Il avait un regard étrange, très lumineux, mais fixe. Ses lèvres étaient sèches, gonflées et sa voix semblait venir de très loin. Il se frotta violemment la main.

« C’est bizarre, dit-il. Je me suis évanoui à la poste. Ça ne m’était jamais arrivé. Mr. Pioda m’a aidé à me relever. Cela n’a duré qu’une seconde. Je ne m’étais jamais évanoui. »

Lee demanda :

« Y avait-il du courrier ?

– Oui… oui, je crois qu’il y en avait. (Il porta sa main gauche à sa poche puis la ressortit.) Ma main est comme engourdie », dit-il comme pour demander qu’on l’excusât.

Et il fouilla dans sa poche de sa main droite. Il tendit une carte jaune, en franchise militaire.

« Je croyais l’avoir lue, dit-il. Je dois l’avoir lue. (Il la porta devant ses yeux, puis la laissa tomber sur ses genoux.) Lee, il va falloir que je porte des lunettes. Je n’en avais jamais eu besoin. Je ne peux pas lire. Les lettres se mettent à danser.

– Voulez-vous que je lise ?

– C’est drôle… il va falloir que je me procure des lunettes. Que dit cette carte ? »

Lee lut : « Cher papa, je suis dans l’armée. J’ai dit que j’avais dix-huit ans. Tout ira bien. Ne t’inquiète pas. Aron. »

– C’est drôle, dit Adam, j’ai l’impression de l’avoir déjà lue. Mais je dois me tromper. »

Il se frotta la main.