Chapitre XXXIX
De temps à autre, Salinas, repue, rotait. Du haut de la chaise ou du fauteuil présidentiel de la Ligue civique de la Femme s’élevait une éructation sonore et fleurant bon le moralisme. L’estomac a ses soupapes, les communautés ont les leurs. Invariablement, c’étaient les maisons de jeu qui faisaient les frais. Et pour cause ! On pouvait en discuter ouvertement, ce qui était impossible pour la prostitution. C’était un péché flagrant, et la plupart des maisons de jeu étaient tenues par des Chinois. On avait peu de chance d’écraser les doigts de pied d’un parent. Et, à chaque fois, c’était le même processus.
Après l’Eglise et la Ligue, les deux journaux de la ville s’embrasaient. Les éditoriaux exigeaient un nettoyage. La police répondait qu’elle ne demandait pas mieux, mais qu’elle manquait de crédits. Elle en profitait pour demander un budget plus élevé, ce qui réussissait parfois.
Lorsqu’on en arrivait au stade de l’éditorial, tout le monde savait que les dés étaient jetés. Ce qui suivait était aussi soigneusement réglé qu’un ballet. La police se préparait, les maisons de jeu se préparaient, et les journaux se préparaient à imprimer des éditoriaux de victoire. Puis, venait la rafle qui allait droit au but, sans coup férir. Une vingtaine de Chinois importés pour l’occasion de Pajaro, quelques imbéciles, et cinq ou six innocents commis voyageurs tombaient dans les filets de la police, étaient inscrits sur les registres, enfermés, et, au matin, relâchés après paiement d’une amende. La ville, après ce bain, respirait, et les maisons perdaient une nuit d’affaires, plus les amendes. Triomphes de l’être humain qui sait, mais refuse de croire.
Un soir d’automne, en 1916, Cal regardait le fan-tan chez Petit Lim lorsqu’il fut pris dans une rafle. Dans l’obscurité, personne ne le remarqua, et le sergent fut très embarrassé lorsque, le lendemain matin, il trouva le garçon dans une cellule. Il téléphona à Adam qui prenait son petit déjeuner.
Adam fit le trajet à pied, libéra Cal, traversa la rue pour aller chercher son courrier à la poste, et ramena son fils à la maison.
Lee avait mis au chaud les œufs d’Adam et en avait préparé deux pour Cal.
Aron traversa la salle à manger, s’apprêtant à sortir pour aller à l’école.
« Tu veux que je t’attende ? demanda-t-il à Cal.
– Non », répondit Cal.
Il baissa les yeux et mangea ses œufs.
Adam n’avait pas encore parlé, sauf pour dire : « Suis-moi », après avoir remercié le sergent.
Cal engloutit son petit déjeuner sans appétit, lançant derrière ses cils baissés des regards vers son père. Il ne comprenait pas ce que signifiait l’expression d’Adam. Il semblait à la fois embarrassé, furieux, pensif et triste.
Adam gardait lui aussi la tête baissée sur sa tasse de café. Le silence grandit jusqu’à atteindre une taille encombrante.
Lee passa la tête par la porte.
« Café ? » demanda-t-il.
Adam fit non de la tête. Lee disparut et referma la porte de la cuisine. Dans le silence, coupé par le seul tic-tac de la pendule, Cal sentit la peur le gagner. Une force qu’il n’avait jamais soupçonnée se dégageait de son père. Des fourmillements lui parcouraient les jambes, et il avait peur de les bouger pour rétablir la circulation. Il laissa tomber sa fourchette dans son assiette pour faire du bruit, et le tintement fut avalé par le silence. La pendule sonna neuf coups qui furent avalés à leur tour. Avec la peur naissait le ressentiment. Cal était comme le renard qui, pris au piège, éprouve de la colère pour la patte qui le retient.
Soudain, Cal bondit. Il ne savait pourtant pas qu’il allait bouger. Il hurla, et il n’avait pas su qu’il allait parler.
« Fais-moi ce que tu veux me faire, va, que l’on n’en parle plus ! »
Et son hurlement fut avalé lui aussi.
Adam releva lentement la tête. Cal n’avait jamais regardé son père dans les yeux. Bien des gens n’ont jamais regardé leur père dans les yeux. Adam avait l’iris bleu clair avec des lignes radiales foncées qui convergeaient vers la pupille. Au fond des deux yeux. Cal vit sa propre image déformée, comme si deux Cal l’avaient regardé.
Adam dit lentement :
« Je t’ai trahi, n’est-ce pas ? »
C’était pire qu’une attaque.
« Que veux-tu dire ? demanda Cal.
– Tu as été ramassé dans une maison de jeu. Je ne sais pas comment tu y es allé, ni pourquoi, ni ce que tu y faisais. »
Cal se rassit maladroitement et fixa son assiette.
« Est-ce que tu joues au fan-tan ?
– Non, papa. Je regarde.
– Y étais-tu déjà allé ?
– Oui, souvent.
– Pourquoi y vas-tu ?
– Je ne sais pas. J’ai envie de bouger la nuit… comme les filles de joie. »
Il pensa à Kate et sa mauvaise plaisanterie lui parut horrible.
« Quand je ne peux pas dormir, je me promène, dit-il. J’essaie de me fatiguer. »
Avant de parler, Adam pesa chacun de ses mots.
« Est-ce que ton frère se promène aussi ?
– Oh non ! Ça ne lui viendrait pas à l’idée. Il n’est pas… nerveux.
– Tu comprends, je ne sais rien de vous deux », dit Adam.
Cal aurait voulu jeter les bras autour de son père, l’étreindre, être étreint par lui. Il aurait voulu une grande démonstration de sympathie et d’amour. Il prit son anneau de serviette en bois et y glissa son doigt.
« Tu le saurais si tu le demandais, dit-il doucement.
– Mais je ne l’ai pas demandé. Je suis un aussi mauvais père que l’était le mien. »
Cal n’avait jamais entendu Adam parler avec cette voix. Elle était cassée, brisée par l’émotion. Adam butait sur des mots qui semblaient se refuser à être prononcés.
« Mon père m’a construit un moule et il m’y a fait entrer de force, dit Adam. J’ai été une mauvaise pièce, mais je ne pouvais pas être refondu. Personne ne peut être refondu. Et je suis demeuré une mauvaise pièce. »
Cal dit :
« N’aie pas de peine. Tu as assez souffert.
– Vraiment ? Peut-être… Mais de la mauvaise manière, sans doute. Je ne connais pas mes fils et je me demande si je pourrai les connaître.
– Je te dirai tout ce que tu voudras. Tu n’as qu’à demander.
– Où dois-je commencer ? Au début ?
– Est-ce que tu m’en veux ? Es-tu triste parce que je suis allé en prison ? »
À la surprise de Cal, Adam rit.
« Tu te trouvais là, n’est-ce pas ? Tu ne faisais rien de mal ?
– Peut-être que de se trouver là était mal. »
Cal cherchait le châtiment.
« Moi aussi, une fois, il m’est arrivé de me trouver là, dit Adam. Et je suis resté en prison pendant près d’un an pour m’être trouvé là. »
Cal essaya de digérer cette hérésie.
« Je ne le crois pas, dit-il.
– Moi non plus, quelquefois. Mais je sais que lorsque je me suis évadé, j’ai cambriolé un magasin et volé des vêtements.
– Je ne le crois pas », dit faiblement Cal.
Mais la chaleur, l’intimité du moment étaient si délicieuses qu’il s’y accrocha. Il respira doucement pour ne pas diminuer la chaleur.
Adam dit :
« Te rappelles-tu Samuel Hamilton ? Oui, évidemment. Alors que tu n’étais qu’un bébé, il m’a dit que j’étais un mauvais père. Il m’a frappé, il m’a assommé pour que je ne l’oublie jamais.
– Ce vieil homme ?
– Il était solide. Aujourd’hui, je comprends ce qu’il voulait dire. Je suis ce que mon père a été. Il m’a défendu d’être une personne, et je n’ai pas su voir que mes enfants étaient des êtres humains. Voilà ce que Samuel voulait dire. »
Il regarda Cal droit dans les yeux et sourit. Cal ressentit tant d’affection pour lui que c’en était douloureux.
Cal dit :
« Nous ne pensons pas que tu sois un mauvais père.
– Pauvres gosses, dit Adam. Comment te sauriez-vous ? Vous n’en avez jamais eu d’autre.
– Je suis content d’être allé en prison, dit Cal.
– Moi aussi, moi aussi. (Adam rit.) Nous sommes tous les deux allés en prison. Nous pouvons en parler. (Une gaieté grandissante l’envahissait.) Est-ce que tu peux me dire quel garçon tu es ?
– Oui, papa.
– Vraiment ?
– Oui.
– Alors dis-le-moi. Tu vois, il faut prendre certaines responsabilités lorsque l’on est une personne. Cela ne consiste pas uniquement à prendre la place de l’air dans l’espace. Qui es-tu ?
– Sans rire ? demanda timidement Cal.
– Sans rire. Oh ! Je te le garantis, sans rire. Parle-moi de toi… enfin, si tu veux. »
Cal commença :
« Eh bien… Je… (Il s’arrêta.) C’est difficile dès que l’on essaie.
– Je suppose que ce doit être… impossible. Parle-moi de ton frère.
– Que veux-tu savoir de lui ?
– Ce que tu en penses. C’est tout ce que tu peux me dire. »
Cal dit :
« Il est bon. Il ne fait rien de mal. Il n’a pas de mauvaises pensées.
– Maintenant tu me parles de toi.
– Comment ?
– Tu admets que tu fais et que tu penses des choses mauvaises. »
Les joues de Cal s’empourprèrent.
« C’est vrai.
– Très mauvaises ?
– Oui, papa. Veux-tu que je te les dise ?
– Non, Cal. J’ai compris. Ta voix et tes yeux disent que tu luttes contre toi-même. Mais n’aie pas honte. C’est affreux d’avoir honte. Aron a-t-il jamais honte ?
– Il ne fait rien pour cela. »
Adam se pencha en avant.
« En es-tu sûr ?
– Tout à fait.
– Dis-moi, Cal… est-ce que tu le protèges ?
– Comment cela ?
– Supposons que tu entendes dire quelque chose de mal, de cruel ou de laid, est-ce que tu le lui cacherais ?
– Je crois.
– Il est trop faible pour supporter ce que tu peux supporter ?
– Ce n’est pas cela, papa. Il est bon, vraiment. Il ne fait jamais de mal à personne. Il ne dit jamais de mal de qui que ce soit. Il n’est pas méchant. Il ne se plaint jamais et il est brave. Il n’aime pas se battre mais il le fait quand c’est nécessaire.
– Tu aimes ton frère, n’est-ce pas ?
– Oui. Et quelquefois je lui fais mal. Je le trompe, je l’induis en erreur. Quelquefois même je le blesse sans raison.
– Et après tu es malheureux ?
– Oui.
– Aron est-il parfois malheureux ?
– Je ne sais pas. Lorsque j’ai refusé d’aller à l’église, il a eu l’air désespéré. Et une fois, quand Abra s’est mise en colère et lui a dit qu’elle le haïssait, il a eu l’air malheureux. Il est tombé malade, il a eu la fièvre. Tu ne te rappelles pas ? Lee a appelé le médecin. »
Adam dit avec étonnement :
« Comment ai-je pu vivre avec vous et ignorer tout cela ? Pourquoi Abra était-elle en colère ?
– Je ne sais pas si je dois le dire.
– Ne le dis pas alors.
– Cela n’a rien de terrible. Tu comprends, papa, Aron veut être pasteur. Mr. Rolf a parlé à Aron, et Aron a dit qu’il ne se marierait jamais et que peut-être il se retirerait du monde.
– Comme un moine ?
– Oui, papa.
– Et cela n’a pas plu à Abra ?
– Pas plu ? Elle est devenue folle furieuse. Ça lui arrive quelquefois. Elle a pris le stylo d’Aron, elle l’a jeté sur le trottoir, et elle l’a écrasé à coups de pied. Et puis elle a dit qu’elle avait perdu la moitié de sa vie par la faute d’Aron. »
Adam rit.
« Quel âge a-t-elle ?
– Bientôt quinze ans. Mais pour certaines choses elle est plus vieille que ça.
– Je m’en rends compte. Et qu’a fait Aron ?
– Il n’a rien dit, mais il a eu l’air blessé. »
Adam dit :
« Tu aurais pu profiter de l’occasion pour la lui prendre.
– Abra appartient à Aron. »
Adam regarda intensément Cal dans les yeux, puis il appela :
« Lee ! (N’obtenant pas de réponse, il appela à nouveau) : Lee ! (Puis il dit) : Je ne l’ai pas entendu sortir. Je voudrais encore du café. »
Cal bondit.
« Je vais en faire.
– Mais tu devrais être à l’école, dit Adam.
– Je ne veux pas y aller.
– Tu devrais. Aron y est.
– Je suis heureux, dit Cal. Je veux rester avec toi. »
Adam baissa la tête et regarda ses mains.
« Fais le café », dit-il doucement d’une voix timide.
Pendant que Cal était dans la cuisine, Adam s’examina avec étonnement. Une sorte d’appétit tendait ses nerfs et ses muscles, ses doigts avaient envie d’agripper, ses jambes de courir. Il jeta un regard avide sur la pièce. Il vit les chaises, les tableaux, les roses rouges du tapis, et bien des choses nouvelles qui semblaient animées d’une vie propre, mais amicale. Il avait envie de vivre les minutes suivantes, plaisantes et chaleureuses comme si elles devaient apporter le ravissement. Une aube agréable se levait en lui, préparant un jour doré et calme. Il joignit les mains derrière sa tête et étira ses jambes.
Dans la cuisine, Cal observait avec impatience l’eau qui passait lentement sur le café, et pourtant il était heureux d’attendre. Un miracle, lorsqu’il devient familier, n’est plus un miracle. La nouveauté des rapports avec son père ne l’étonnait plus, mais le plaisir restait. Le poison de la solitude et l’envie rongeante du mal aimé l’avaient quitté, et il se savait lavé et pacifique. Il essaya de réveiller une vieille haine pour se mettre à l’épreuve, et il s’aperçut qu’il ne savait plus haïr. Il eut envie de servir son père, de lui offrir un énorme cadeau, d’accomplir une tâche gigantesque en son honneur.
La cafetière déborda, et Cal passa quelques minutes à nettoyer le fourneau. Et il se dit qu’il n’aurait pas fait cela la veille.
Adam lui sourit lorsqu’il apporta le café fumant. Il renifla et dit :
« Voilà une odeur qui me ferait lever de la tombe.
– La cafetière a débordé, dit Cal.
– Le café n’en sera que meilleur, dit Adam. Je me demande où est Lee.
– Dans sa chambre peut-être. Veux-tu que j’aille voir ?
– Non. Il aurait répondu.
– Quand je sortirai de l’école, est-ce que je pourrai aller à la ferme ?
– Tu fais déjà des projets ? Et Aron ?
– Il veut continuer ses études. Ne lui dis pas que je t’ai prévenu. Attends qu’il te le dise et aie l’air surpris.
– D’accord, dit Adam. Mais ne veux-tu pas aussi continuer tes études ?
– Je crois que je pourrai gagner de l’argent à la ferme, assez pour payer le collège de Aron. »
Adam but son café.
« C’est une pensée généreuse, dit-il. Je ne sais pas si je dois te le dire, mais lorsque je t’ai demandé tout à l’heure quelle sorte de garçon était Aron, tu l’as si mal défendu que j’ai cru un instant que tu le haïssais.
– -Je l’ai haï, dit Cal véhémentement. Et je lui ai fait mal aussi. Mais est-ce que je peux te dire quelque chose ? Maintenant, je ne hais plus. Je ne haïrai plus jamais. Je crois que je ne haïrai plus personne, même ma mère… »
Il s’arrêta, étonné d’avoir fait ce faux pas, et son esprit se figea dans une immobilité défensive.
Adam ne cilla pas. Il continua de regarder droit devant lui. Puis il se passa la main sur le front et finit par dire calmement :
« Tu sais tout sur ta mère. »
Ce n’était pas une question.
« Oui… oui, papa.
– Absolument tout ?
– Oui. »
Adam se raidit sur sa chaise.
« Aron est-il au courant ?
– Non. Oh ! Non. Il ne sait rien.
– Pourquoi dis-tu cela ainsi ?
– Je n’oserais pas le lui apprendre.
– Pourquoi ? »
Désemparé, Cal dit :
« Je ne crois pas qu’il pourrait le supporter. Il n’a pas assez de mal en lui. » (Il voulut continuer) : « Ni toi non plus. »
Mais il se tut.
Adam sembla las. Il hocha la tête.
« Ecoute-moi, Cal. Crois-tu qu’Aron puisse continuer à l’ignorer ? Pense bien à ce que je te demande. »
Cal répondit :
« Il ne va jamais dans des endroits où il pourrait l’apprendre. Il n’est pas comme moi.
– Et si quelqu’un le lui disait ?
– Il ne le croirait pas. Il assommerait quiconque le lui dirait. Il penserait que c’est un menteur.
– Es-tu allé là-bas ?
– Oui papa. Il fallait que je sache. »
Puis, il continua, très ému :
« Si Aron quittait cette ville pour aller dans un collège, s’il n’y revenait plus jamais…
– Oui, c’est possible, mais il a encore deux ans à passer ici, répondit Adam en hochant la tête.
– Peut-être que je pourrais lui dire de se dépêcher et de terminer en une année. Il est intelligent.
– Mais tu l’es plus que lui…
– Pas de la même manière », dit Cal.
Adam sembla grandir au point d’emplir toute la pièce. Son visage était sévère, et son regard bleu était aigu et pénétrant.
« Cal, dit-il brusquement.
– Papa ?
– J’ai confiance en toi. »
Le changement de rapports avec son père amena un ferment de bonheur chez Cal. Sa démarche se fit plus légère, un sourire éclaira son visage. Il s’extériorisa.
Lee, ayant remarqué le changement, lui demanda :
« Aurais-tu une petite amie, par hasard ?
– Non. Qui est-ce qui a besoin d’une petite amie ?
– Tout le monde », répondit Lee.
Puis Lee demanda à Adam :
« Que se passe-t-il chez Cal ?
– Il sait tout sur elle, répondit Adam.
– Vraiment ? (Lee fut soulagé.) Rappelez-vous, je vous avais dit qu’il fallait leur dire la vérité.
– Je ne lui ai rien dit. Il savait déjà.
– Tiens, tiens, tiens ! dit Lee. Mais ce n’est tout de même pas pour cela qu’il sifflote en faisant ses devoirs et qu’il jette sa casquette en l’air en marchant. Et Aron ?
– C’est pour lui que je m’inquiète. Je ne voudrais pas qu’il l’apprenne.
– Il sera peut-être trop tard.
– Je pourrais peut-être avoir une conversation avec Aron », dit Adam.
Lee examina Adam.
« Vous aussi, vous avez quelque chose de changé.
– C’est vrai ? Peut-être ! »
Cal ne se contentait pas de siffloter, d’envoyer sa casquette en l’air et de faire rapidement ses devoirs. Au cœur de sa nouvelle joie, il se nomma défenseur du bonheur de son père. Lorsqu’il avait dit qu’il ne haïssait pas sa mère, il ne mentait pas. Mais elle avait blessé Adam. Ce qu’elle avait fait une fois, elle pouvait le refaire. Il se promit d’en apprendre le plus possible sur elle. Un ennemi que l’on connaît est moins dangereux et ne risque pas de vous surprendre.
La nuit, il se sentait attiré par la maison de l’autre côté de la voie du chemin de fer. Parfois, l’après-midi, il se cachait dans l’herbe haute sur le trottoir d’en face. Il voyait les femmes sortir, sévèrement habillées de sombre. Elles quittaient toujours la maison par deux, et Cal les suivait des yeux jusqu’au coin de Castroville Street, où elles tournaient à gauche vers Main Street. Il s’aperçut que si l’on ignorait d’où elles venaient, on ne pouvait pas dire qui elles étaient. Mais ce n’était pas ces femmes qu’il attendait. Il voulait voir sa mère à la lumière du jour. Il finit par apprendre que Kate sortait tous les lundis à une heure et demie.
Cal obtint des permissions du lundi après-midi en fournissant un travail excellent à l’école. Il répondit aux questions d’Aron en disant qu’il préparait une surprise qui devait rester secrète. Il faut dire qu’Aron n’était pas très intéressé. Immergé en lui-même, il oublia bientôt.
Cal, après qu’il eut suivi Kate de nombreuses fois, connut son itinéraire par cœur. Elle allait toujours aux mêmes endroits : d’abord à la banque de Monterey où elle passait un quart d’heure derrière les barreaux brillants qui défendaient la section des coffres-forts ; puis, elle longeait Main Street en regardant les étalages ; elle entrait chez Porter et Irvine, regardait les robes, et faisait parfois un achat – des épingles de sûreté, un voile, une paire de gants ; vers deux heures et quart elle entrai ! À l’institut de beauté de Minnie Franken, elle y restait une heure, et elle en ressortait avec les cheveux bouclés et un foulard de soie noué autour de la tête.
À trois heures et demie, elle gravissait les marches qui menaient chez le docteur Rosen. Ensuite, elle s’arrêtait chez Bell, le confiseur, et achetait deux livres de chocolats assortis. C’était immuable. En sortant de chez Bell, elle se dirigeait directement vers Castroville Street et sa maison.
Elle s’habillait comme tout le monde, comme n’importe quelle bourgeoise de Salinas faisant ses courses un lundi après-midi. Mais elle portait toujours des gants, ce qui était rare à Salinas.
Sous les gants, ses mains semblaient boudinées. Elle se déplaçait comme sous une cloche de verre. Elle n’adressait la parole à personne, ne semblait voir personne… Parfois, un homme tournait la tête sur son passage, puis continuait son chemin, troublé. Mais, pour la plupart des passants, elle glissait comme un être invisible.
Cal suivit Kate pendant plusieurs semaines. Il essaya de ne pas se faire remarquer. Et, comme Kate marchait toujours en regardant droit devant elle, il était convaincu qu’elle ne soupçonnait rien.
Lorsque Kate entrait dans son jardin, Cal continuait sa route d’un air dégagé. Il n’aurait pas pu dire au juste pourquoi il la suivait, sinon qu’il voulait tout savoir à son sujet.
La huitième semaine, il la suivit comme d’habitude, mais ne continua pas son chemin lorsqu’elle fut entrée dans son jardin.
Il attendit un moment, puis poussa à son tour la porte disjointe.
Kate était cachée derrière un troène. Elle se démasqua et dit froidement :
« Que voulez-vous ?
Cal se figea sur place. Le temps semblait arrêté. Cal n’osait plus respirer. Très jeune, il avait appris à se discipliner pour reconquérir son calme. Il observa des détails qui n’avaient rien à voir avec l’objet principal. Il remarqua comme le vent couchait les petites feuilles du troène, regarda le sentier tracé par de nombreux pas, et les pieds de Kate qui se tenaient loin de la boue, il écouta une locomotive du Pacifique Sud qui s’époumonait en sifflements aigus, il goûta l’air frais sur les poils naissants qui lui couvraient les joues, sans toutefois cesser de garder Kate dans son angle visuel. Il vit dans la forme et la couleur des yeux, dans les cheveux et même dans la façon dont elle tenait ses épaules, – une sorte de haussement – que Aron lui ressemblait beaucoup. Il ne connaissait pas assez bien son propre visage pour reconnaître ses traits dans cette bouche, ces petites dents et ces pommettes largement écartées. Ils restèrent ainsi une éternité, séparés par des bouffées de vent du sud.
Kate dit :
« Ce n’est pas la première fois que vous me suivez. Que voulez-vous ? »
Il baissa la tête.
« Rien.
– Qui vous a demandé de me suivre ?
– Personne… madame.
– Vous ne voulez pas le dire, n’est-ce pas ? »
Cal entendit sa propre phrase avec stupéfaction. Il la prononça avant d’avoir songé à la retenir :
« Vous êtes ma mère et je voulais savoir comment vous étiez. »
C’était l’exacte vérité, et elle avait bondi comme un serpent qui darde sa tête.
« Comment ? Qu’est-ce que c’est ? Qui êtes-vous ?
– Je m’appelle Cal Trask », dit-il.
Il vit un imperceptible changement s’opérer en elle. Leurs positions s’inversèrent. Elle avait toujours la même expression, mais Cal comprit qu’elle était sur la défensive.
Elle le regarda attentivement, observant chaque trait. Une image brouillée et obscure de Charles surgit du passé. Elle dit soudain :
« Viens avec moi. »
Elle fit demi-tour et s’engagea le long du sentier, tout en évitant de mettre les pieds dans la boue.
Cal n’hésita qu’un instant avant de la suivre. Il se rappela la grande pièce sombre, mais le reste lui était étranger. Kate le précéda jusqu’au bout du couloir et dans sa chambre. En passant devant la cuisine, elle lança :
« Du thé. Deux tasses. »
Dans sa chambre, elle sembla avoir oublié le visiteur. Elle enleva son manteau, tirant sur les manches avec ses doigts gantés et maladroits. Puis elle se dirigea vers une porte nouvellement ouverte dans le mur, dans le coin de la pièce où était son lit. Elle ouvrit la porte et entra.
« Viens ici, dit-elle. Apporte ta chaise. »
Il pénétra à son tour dans la pièce nue qui ressemblait à une boîte. Il n’y avait pas de fenêtre. Les murs étaient gris sombre. Un tapis gris couvrait le sol. Les seuls meubles de la pièce étaient un large fauteuil aux coussins de soie grise, une table de lecture inclinée, et un luminaire couvert d’un abat-jour épais. De sa main gantée, Kate tira la chaîne du commutateur, faisant un large cercle avec son pouce et son index, comme si la main eût été artificielle.
« Ferme la porte », dit-elle.
La lampe projetait un cercle sur la table de lecture et ne diffusait qu’une clarté maigre dans la pièce. On aurait dit que le gris absorbait la lumière et la détruisait.
Kate s’installa dans les épais coussins et enleva lentement ses gants. Les doigts des deux mains étaient bandés. Elle dit violemment :
« Ne regarde pas comme ça. C’est de l’arthrite. Bon, tu veux voir ? »
Elle défit le bandage de toile huilée qui entourait son index droit et tendit le doigt déformé sous la lumière.
« Tiens, regarde, dit-elle. Voilà ce que c’est que l’arthrite. »
Elle grimaça de douleur en enveloppant à nouveau le doigt.
« Ces gants me font un mal, dit-elle. Assieds-toi. »
Cal s’installa sur le bord de sa chaise.
« Tu en auras un jour, dit Kate. Ma grand-tante en avait et ma mère commençait à en avoir… »
Elle s’arrêta. La pièce était insonore.
On frappa discrètement à la porte. « C’est toi. Joe ? cria Kate. Pose le plateau dans ma chambre. Joe, tu es là ? »
Un murmure parvint à travers la porte. Kate débita d’une voix monotone : « Il y a des saletés dans le salon. Nettoie-les. Anne n’a pas fait sa chambre. Donne-lui un nouvel avertissement. Dis-lui que c’est le dernier. Eva a fait la forte tête hier soir. Je me charge d’elle. Tu diras au cuisinier que s’il nous sert encore une seule fois des carottes cette semaine, il peut demander son compte. Tu m’entends ? » Un nouveau murmure traversa la porte. « C’est tout, dit Kate. Tas de cochons ! murmura-t-elle. Ils pourriraient dans leur crasse si l’on ne les surveillait pas. Sors, et rapporte le thé. »
La chambre était vide lorsque Cal ouvrit la porte. Il revint dans la petite pièce attenante et posa en équilibre sur la table de lecture un grand plateau d’argent sur lequel étaient disposés une théière, deux tasses fines comme du papier, un sucrier, un pot de crème et une boîte de chocolats.
« Verse le thé, dit Kate. Mes mains me font mal. » Elle mit un chocolat dans sa bouche. « J’ai vu que tu regardais cette pièce, continua-t-elle lorsqu’elle eut avalé sa friandise. La lumière me fait mal aux yeux. Je viens ici pour me reposer. »
Elle vit le coup d’œil rapide que Cal lançait à ses yeux et elle dit d’un ton sans réplique : « La lumière me fait mal aux yeux. » Puis, brusquement :
« Qu’est-ce qu’il y a ? Tu ne veux pas de thé ?
– Non, madame, répondit Cal. Je n’aime pas le thé. » Elle prit la fine tasse avec ses doigts bandés.
« Bon. Qu’est-ce que tu veux ?
– Rien, madame.
– Tu voulais me regarder ?
– Oui, madame.
– Tu es content ?
– Oui, madame.
– Et de quoi ai-je l’air ? »
Elle lui lit un sourire ignoble et découvrit ses petites dents pointues.
« Pas mal, répondit Cal.
– J’aurais dû me douter que tu ne dirais rien. Où est ton frère ?
– À l’école, je pense, ou à la maison.
– Comment est-il ?
– Il vous ressemble.
– Vraiment ?
– Il veut être pasteur, dit Cal.
– C’est parfait, dit Kate. Il me ressemble et il veut entrer dans les ordres. Un homme peut y faire beaucoup de dégâts. Lorsque l’on vient ici, on est sur ses gardes, tandis qu’à l’église on se découvre.
– Il veut vraiment être pasteur », dit Cal.
Elle se pencha vers lui. Son regard était vif.
« Remplis ma tasse. Est-ce que ton frère est bête ?
– Il est gentil, dit Cal.
– Je t’ai demandé s’il était bête ?
– Non, madame », dit Cal.
Elle se replongea dans ses coussins et leva sa tasse.
« Et ton père ?
– Je ne veux pas parler de lui, dit Cal.
– Ah ! Non ? C’est que tu l’aimes alors ?
– Oui, je l’aime. »
Kate scruta le jeune visage et un spasme étrange la secoua, une sorte de douleur au creux de la poitrine. Elle reprit aussitôt possession d’elle-même.
« Tu veux un chocolat ? demanda-t-elle.
– Oui, madame. Pourquoi avez-vous fait ça ?
– Qu’est-ce que j’ai fait ?
– Vous avez tiré un coup de revolver sur papa et vous nous avez abandonnés.
– Est-ce lui qui vous a dit cela ?
– Non. Il ne nous a rien dit. »
Elle mit une de ses mains sur l’autre et la retira aussitôt comme si le contact avait éveillé une brûlure. Elle demanda :
« Est-ce que ton père reçoit des jeunes femmes chez lui ?
– Non, dit Cal. Pourquoi lui avez-vous tiré dessus et êtes-vous partie ? »
Tous les muscles de son visage se durcirent comme si un filet les eût emprisonnés. Elle leva la tête, ses yeux étaient implacables.
« Tu m’as l’air bien avancé pour ton âge, mais pas suffisamment. Tu ferais mieux de t’en aller, d’aller jouer aux billes et de moucher ton nez.
– Quelquefois je fais marcher mon frère, dit-il. Je le fais trébucher et même pleurer. Il ne sait pas comment je m’y prends. Je suis plus malin que lui. Mais je ne veux pas en profiter. Ça me rend malade. »
Kate parla comme si elle répondait à une question.
« Ils se croyaient intelligents. Ils me regardaient et ils pensaient me connaître. C’est moi qui les connaissais. Je me suis jouée de chacun d’eux. Quand ils croyaient pouvoir me donner des conseils, c’est là que je les jouais le mieux. Charles, je les ai vraiment trompés.
– Mon nom est Caleb, dit Cal. Caleb a atteint la Terre Promise. C’est ce que m’a dit Lee, et c’est dans la Bible.
– Le Chinois, dit Kate. (Et elle continua avec violence) : Adam a cru m’avoir. Quand j’étais blessée, toute cassée, il m’a fait entrer, il m’a servie, il m’a nourrie. Il a essayé de m’attacher à lui. La plupart des gens se laissent attacher comme cela. Ils sont reconnaissants, ils ont une dette. Quelle paire de menottes ! Personne ne peut m’attacher. J’ai attendu, attendu jusqu’à ce que je fusse forte, et puis je me suis libérée. On ne me prend pas au piège, dit-elle. Je le regardais et j’attendais. »
Dans la pièce grise, le silence fut meublé par la respiration haletante de Kate.
« Pourquoi lui avez-vous tiré dessus ? demanda Cal.
– Parce qu’il était sur mon chemin. J’aurais pu le tuer, mais je ne l’ai pas fait. Je voulais seulement qu’il me laissât passer.
– Vous n’avez jamais regretté d’être partie ?
– Seigneur, non ! Même quand j’étais toute petite, je pouvais faire tout ce que je voulais. Ils ne savaient jamais comment je m’y prenais. Jamais. Ils étaient toujours si sûrs d’avoir raison. Ils n’ont jamais su. Personne n’a jamais su. »
Elle semblait dessiner son portrait devant ses propres yeux.
« Tu es de ma race. Peut-être me ressembles-tu ? Pourquoi pas, après tout ? »
Cal se leva et joignit les mains derrière le dos. Il demanda :
« Quand vous étiez petite… (Puis il s’arrêta pour mettre ses pensées en ordre.) Vous n’avez jamais eu l’impression qu’il vous manquait quelque chose ? Comme si les autres connaissaient quelque chose et vous pas ? Comme un secret qu’ils auraient refusé de vous dire ? Avez-vous jamais senti ça ? »
Pendant qu’il parlait, le visage de Kate se figea, et, lorsque Cal s’arrêta, elle en profita pour couper le fil qui les unissait. Elle dit :
« Voilà que je me mets à discuter avec des gosses ! »
Cal dégagea ses mains et les enfouit dans ses poches.
« Je parle à des morveux, dit-elle. Je dois être folle. »
Le visage de Cal était tendu, ses veux grands ouverts.
Kate dit :
« Qu’est-ce qu’il te prend ? »
Il resta immobile, le front inondé de sueur, les poings fermés.
Kate, par habitude, essaya d’enfoncer une lame brillante mais rigide. Elle rit doucement :
« J’aurais pu te donner des choses intéressantes comme ceci… (Elle montra ses mains difformes.) Mais si tu es épileptique, tu ne le tiens pas de moi. »
Elle fixa son regard sur lui, attendant le choc et cherchant à deviner l’inquiétude qui allait le gagner.
Cal parla joyeusement.
« Je pars, dit-il. Je m’en vais. Je suis très content. Lee avait raison.
– Qu’est-ce qu’il a dit ?
– J’avais peur de vous avoir en moi.
– J’y suis, dit Kate.
– Non. Je suis moi. Je n’ai pas besoin d’être vous.
– Comment le sais-tu ? demanda-t-elle.
– Je le sais, c’est tout. Je viens de le comprendre. Si je suis méchant, c’est ma méchanceté à moi.
– Ton Chinois t’a bien bourré le crâne. Pourquoi me regardes-tu comme ça ? »
Cal répondit :
« Ce n’est pas vrai que la lumière vous fait mal aux yeux. Dans le fond, vous avez peur.
– Sors d’ici, hurla-t-elle. Veux-tu sortir d’ici.
– Je pars. (Il posa sa main sur la poignée de la porte.) Je ne vous hais pas, dit-il, mais je suis content que vous ayez peur. »
Elle essaya de crier « Joe », mais sa voix s’étrangla.
Cal ouvrit la porte et la claqua derrière lui.
Joe était en conversation avec une des femmes, dans le salon. Ils entendirent des pas légers et rapides. Lorsqu’ils levèrent la tête, une silhouette imprécise avait déjà gagné la porte, l’avait ouverte, et s’était glissée dehors. Le lourd battant frémit. Ils n’entendirent qu’un pas sur le perron, puis le bruit sourd de deux pieds touchant le sol après un saut.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda la fille.
– Dieu seul le sait, répondit Joe. Il y a des jours où j’ai des hallucinations.
– Moi aussi, répondit la fille. Est-ce que je t’ai dit que Clara a les cuisses toutes piquetées ?
– Faut pas abuser de la seringue, dit Joe. Crois-moi, moins on en fait, mieux on se porte.
– C’est bien vrai », acquiesça la fille.