Chapitre 3
Le matin même.
Le bureau d’Alexandra se situait dans un coin du plateau où travaillaient tous les acteurs qui contribuaient à l’élaboration et à la création du contenu éditorial du quotidien : du reporter au photographe en passant par les maquettistes et les correcteurs et vérificateurs. Les différents métiers n’étaient pas regroupés par zones, comme on aurait pu s’y attendre, mais répartis un peu au hasard. Cette disposition devait favoriser les échanges, aux dires de la rédactrice en chef. Le résultat semblait plus incertain dans cet open space où peu de salariés se sentaient vraiment à leur aise. Beaucoup regrettaient les anciens locaux, certes vétustes, mais moins impersonnels.
Alexandra s’en accommodait, sauf lorsqu’elle passait beaucoup de temps au téléphone, activité assez pénible en raison du bruit ambiant et du manque d’intimité. Jean-Michel, le responsable images situé dans le box à côté du sien, adorait s’intéresser à ses conversations sans la moindre gêne. Depuis qu’elle préparait cette série d’articles sur les complots, elle supportait encore moins bien cette proximité pesante. Étant donné la teneur de certaines interviews au téléphone, auprès de personnalités parfois décalées, chefs de sectes ou d’associations marginales, voire loufoques, elle se serait bien passée des commentaires de son collègue sur la santé mentale de ses correspondants.
En plein travail rédactionnel sur son ordinateur, Alex s’évertuait à faire tenir l’article dans le nombre de signes impartis sans en dénaturer le contenu, tout en respectant les réserves pour les photos et les dessins d’illustration. Elle laissa le téléphone sonner le temps de finir de caler le paragraphe. À la troisième sonnerie, Jean-Michel passa la tête pour lui faire remarquer, tout sourire, que quelqu’un essayait de la joindre. Agacée par son intervention, elle lâcha la souris pour attraper le combiné. Elle inspira un grand coup pour se calmer et répondit d’une voix posée :
– Alexandra Decaze, Jour de Lyon…
– Bonjour… Je sais que votre temps est précieux, aussi j’irai droit au but : l’homme qui a été abattu vendredi dernier n’a jamais été terroriste, il a été assassiné et j’en ai la preuve.
Alex réfléchit un bref instant en silence. La voix et les intonations de son correspondant avaient des accents de sincérité. Comme souvent, elle se fiait à son intuition pour savoir si elle devait accorder de l’attention à son interlocuteur ou abréger la conversation. D’un autre côté, elle recevait ce genre de coups de fil assez régulièrement et, la plupart du temps, cela ne menait nulle part. Elle connaissait les grandes lignes de ce fait divers, ayant été informée lors des conférences de rédaction quotidiennes de cette histoire de terroriste abattu. N’ayant eu aucun accès à des éléments tangibles, la presse avait dû se contenter de publier les communiqués officiels. Tout le reste était classé secret. Les rédacteurs s’étaient bien essayés à quelques suppositions, sans vraiment de conviction.
– Vous êtes là ? insista l’homme au bout du fil.
– Je vous écoute, finit-elle par dire.
– L’homme qui est présenté comme un terroriste s’appelait Samir Majri, un très bon ami à moi, un homme bien. Il travaillait chez ArG, une entreprise d’électronique pour des programmes militaires. Il a découvert que son entreprise produisait sans autorisation, dans le cadre d’un programme pour le ministère de l’Intérieur, un composant électronique dont j’ai déposé le brevet. Samir l’a reconnu parce qu’il m’avait assisté pendant le développement du microprocesseur. On l’a tué parce qu’il m’a aidé à trouver des preuves du vol de mon brevet. Il a été assassiné.
Par réflexe, Alexandra avait déjà commencé à noter les mots clés sur son carnet.
– Vous allez un peu vite, vous ne pensez pas ? Que fait-il de si particulier ce composant ?
– Il s’agit d’un microcontrôleur qui a la particularité d’être reprogrammable à la volée en fonction d’un événement extérieur, et de pouvoir contenir plusieurs codes sources. Je ne veux pas entrer dans les détails, mais il a été conçu pour être utilisé dans le cadre de certains programmes militaires et d’espionnage. Le ministère de la Défense s’intéresse à mon projet, mais nous n’avons pas encore signé. Légalement, personne ne peut fabriquer ce composant sans mon accord, pas même l’État.
– De quelles preuves disposez-vous ?
– Je n’ai pas encore tous les éléments, mais vous pouvez m’aider. Si je ne me trompe pas sur l’utilisation qui est faite de mon invention… Vous n’imaginez pas les conséquences… Je ne veux rien dire au téléphone. Vous devez savoir que, si j’ai raison, nous dévoilerons au grand jour un complot qui dépasse de loin ceux dont vous régalez vos lecteurs chaque semaine ces derniers temps.
Le mot clé « complot » stoppa la journaliste dans son élan. Elle arrêta d’écrire. « Encore un allumé qui voit des complots partout », se dit-elle, déçue une fois de plus. Depuis qu’elle avait commencé sa série d’articles sur le sujet, elle recevait chaque jour des dizaines de mails ou de lettres de gens qui paraissaient très sérieux et qui avaient des révélations à faire sur des complots plus terrifiants les uns que les autres. Lorsque le mot « complot » arrivait dans la conversation, Alexandra remerciait en général son interlocuteur très rapidement plutôt que de perdre son temps à écouter une histoire farfelue.
– Monsieur, je suis désolée de ne pouvoir poursuivre cette conversation, coupa-t-elle. Je suis très occupée, mon temps est précieux comme vous l’avez dit. C’est gentil de vouloir m’aider à réaliser mes articles, mais sachez que je ne manque pas de matériel. Je vous souhaite une bonne journée.
Alexandra ne lui laissa pas le temps de répondre et raccrocha d’autorité, satisfaite d’avoir ainsi écourté la conversation. « Cette histoire de composant volé à l’origine d’un complot national, cet homme perdait son temps, ça ne ferait même pas une bonne histoire », se dit-elle.
Elle referma son carnet d’un geste brusque, agacée à l’idée d’être perçue par son public comme une journaliste de second plan, prête à croire toutes les histoires de complot du monde. En proposant cette rubrique, elle imaginait recevoir des commentaires de lecteurs constructifs. Elle s’était trompée. Lorsqu’elle releva la tête, elle se retrouva en face de son voisin Jean-Michel qui lui adressa son sourire le plus charmeur :
– Dis donc, comment tu l’as éjecté, celui-là ! T’es en progrès.
Elle soupira :
– Toi en tout cas, tu ne progresses pas, t’as rien à faire d’autre que d’écouter mes conversations ?
– Ne te fâche pas, rigola-t-il, j’aime t’entendre parler avec ta voix douce et la fermeté qui convient, je suis très impressionné.
– Tes flatteries à deux balles n’ont aucune chance de me toucher, tu devrais le savoir…
Elle l’avait trouvé plutôt sympa lorsqu’il était arrivé dans la rédaction six mois plus tôt, pas pour son physique (look queue-de-cheval, barbe de trois jours et propreté douteuse), mais pour son humour, qui était de ceux auxquels il est difficile de résister. Elle regrettait maintenant de lui avoir manifesté trop d’attention, d’avoir trop ri de ses blagues. Elle se doutait qu’il avait des vues sur elle. Elle avait déjà refusé poliment plusieurs invitations, espérant qu’il se lasserait. Elle ne souhaitait pas de nouvelle relation pour l’instant, après son énième échec sentimental trois mois plus tôt. Par ailleurs, Jean-Michel était de deux ans plus jeune qu’elle et il portait les cheveux longs, ce qu’elle détestait. Elle ne se sentait attirée que par des hommes plus mûrs et assez conformistes.
Elle se concentra à nouveau sur son article, relisant une fin de chapitre, lorsqu’un message en bas de son écran lui apprit l’arrivée d’un nouveau mail. Le nom ne lui disait rien : Patrick Fallière. Elle cliqua sur le message :
Je ne m’attendais pas à ce que vous me croyiez si rapidement. Je vous invite à ouvrir les pièces jointes et à vous poser la question : est-ce que la version présentée par la police et relayée par vos confrères est crédible ?
Patrick Fallière
« Il ne manque pas de ténacité, celui-là, c’est déjà ça », se dit-elle. Alex ouvrit la pièce jointe, elle contenait deux images et une vidéo. La première était un scan d’un article d’un quotidien concurrent qui traitait de la fusillade ayant opposé les terroristes à l’équipe d’intervention antiterroriste de la police nationale.
Suite à une enquête méticuleuse de la Direction Centrale du Renseignement Intérieur, division antiterroriste, une information aurait été recueillie selon laquelle un groupe de terroristes ayant très probablement un rapport avec l’attentat du TGV préparait une nouvelle opération dans une usine d’équipement relevant de la Défense nationale, dans la banlieue nord de Lyon. Il semble que l’embuscade des forces de l’ordre ait mal tourné et qu’au lieu du coup de filet escompté, la DCRI n’ait pu procéder à aucune interpellation. Plusieurs terroristes ont réussi à prendre la fuite. L’un d’entre eux, blessé lors de la fusillade, est décédé pendant son transfert à l’hôpital Desgenettes. L’homme, d’origine algérienne, n’était pas connu des services de police. Les enquêteurs doivent maintenant s’efforcer de déterminer quels étaient ses liens avec l’organisation terroriste AQMI, comment il avait été recruté, et d’identifier les autres membres de ce groupe. Depuis l’attentat du dix février, huit membres de ce réseau ont été interpellés. Le coup de filet promis à de nombreuses reprises et qui aurait dû permettre d’appréhender les têtes pensantes du réseau, se fait toujours attendre.
« Rien de nouveau, se dit Alex. Nous avons écrit la même chose, mais en mieux », pensa-t-elle non sans une pointe de chauvinisme. Elle passa au deuxième fichier.
Il s’agissait du scan d’un dossier médical concernant Samir Majri. Il décrivait son état de santé après un très grave accident de moto survenu deux ans plus tôt. Quatre mois de coma. Il avait mis presque un an avant de pouvoir mettre un pied par terre et marchait aujourd’hui avec la plus grande difficulté et uniquement avec des béquilles, se déplaçant le plus souvent en fauteuil roulant.
Alexandra tourna une page et se remit à écrire sur son carnet. Comment un homme autant diminué pouvait-il être un activiste soupçonné de terrorisme ? Quoi qu’il en soit, c’était intrigant. Le troisième fichier ne contenait qu’un lien. Sans attendre, Alex cliqua sur le raccourci et une vidéo en streaming apparut sur son écran : une image de mauvaise qualité, en noir et blanc. Très probablement une caméra de vidéo surveillance.
L’image montrait un parking, avec en arrière-plan des grillages hauts et des bâtiments bas plus loin. On distinguait également un sas permettant de pénétrer dans la zone. À côté, un grand portail et une enseigne : « ArG - Groupe défense ».
La scène se déroulait de nuit et l’éclairage était assuré par des projecteurs répartis le long de la clôture. Sur la droite de l’écran, une Toyota Prius apparut dans le champ de la caméra et alla se garer sur un emplacement réservé aux handicapés, en fait la place de parking la plus proche du sas.
Alexandra crut percevoir un flash lumineux très bref en bordure de la clôture, à une cinquantaine de mètres de la voiture, dans une zone d’ombre. Le plafonnier du véhicule s’alluma et on distingua une silhouette qui s’agitait à l’intérieur. Puis la porte s’ouvrit côté conducteur. L’homme, toujours assis, sortit une jambe puis brandit un objet long qu’Alexandra prit pour un fusil. Soudain, un éclair vif du côté de la clôture. Au même instant le pare-brise de la voiture explosa. « Un coup de feu », pensa la journaliste. L’homme tombé à terre semblait vouloir se relever quand la fusillade éclata. Tout d’abord, un nouveau coup de feu du côté de la clôture toucha le conducteur qui retomba au sol, puis des éclairs beaucoup plus nombreux, visibles en bordure de l’écran à droite. L’échange dura près de trente secondes pendant lesquelles la voiture sembla animée d’une vie propre : les vitres volaient en éclats, les pneus éclataient. Quelques objets atterrirent autour de la Prius et une épaisse fumée envahit tout l’espace en quelques instants.
La vidéo s’arrêta. Alexandra essayait de comprendre ce qu’elle venait de voir. La mauvaise qualité du film et la séquence des événements rendaient quasi impossible une interprétation évidente. Elle regarda à nouveau l’article de presse. Était-il censé relater la fusillade à laquelle elle venait d’assister ? Il ne lui avait pas semblé que l’homme ait utilisé son arme avant d’être abattu.
La sonnerie du téléphone la sortit de ses réflexions. Elle décrocha aussitôt.
– Qu’en pensez-vous ? demanda sans préambule le même homme qu’elle avait éconduit quelques minutes plus tôt,.
– Je ne sais pas trop quoi en penser en fait. D’où tenez-vous cette vidéo ?
– Un collègue de Samir me l’a procurée. Elle vient du réseau de surveillance de ArG.
– C’est lui dans la voiture, n’est-ce pas ? Pourquoi avait-il une arme s’il n’avait rien à se reprocher ?
– Vous n’êtes pas très futée pour une journaliste, vous avez vu son dossier médical ?
Alexandra comprit à ce moment son erreur.
– Il sortait des béquilles, c’est ça ? C’est insensé, il a été tué pour ça, c’est vraiment une bavure alors.
– Non, ce n’est pas une bavure, répondit Fallière, Samir Majri a été délibérément assassiné. On l’a fait taire parce qu’il a découvert quelque chose qu’il n’aurait pas dû savoir. Il a compris quelle allait être l’utilisation des composants. Au début je pensais qu’il s’agissait d’un simple vol de propriété intellectuelle, mais ça va beaucoup plus loin que ça.
Alexandra notait aussi vite qu’elle pouvait. Le cerveau en ébullition, elle s’efforçait d’analyser rapidement les informations et de préparer des questions qui allaient lui permettre d’en savoir plus.
– Vous avez gagné, votre sujet peut m’intéresser. Dites-m’en plus !
– Pas par téléphone.
– Vous pouvez venir au journal ? Tout de suite ?
– Non, pas maintenant. Je pense que je suis surveillé, je ne vous appelle pas de chez moi, je sais que mon téléphone est sur écoute, je dois prendre certaines précautions. Je vous rappelle.
Dix minutes plus tard, elle recevait un mail lui fixant un rendez-vous l’après-midi même au café Bellecour.