Chapitre 24
Guérande. Jeudi, 18 h 10.
Darlan et Fred marchaient en discutant d’un pas rapide vers la porte Saint-Michel. Ce solide bastion flanqué de deux tours de garde surmontées de toits en ardoises constituait la porte principale de l’ancienne cité médiévale. De part et d’autre, les remparts, impeccablement restaurés, donnaient aux visiteurs l’impression de pénétrer dans une ville hors du temps. La vieille ville, ainsi ceinturée de ce mur d’enceinte partiellement entouré de douves, était accessible uniquement par une des quatre portes fortifiées. Plutôt bien préservée des assauts des bétonneurs patentés, la cité médiévale offrait un cachet unique qui attirait des milliers de touristes chaque année.
Alexandra suivait les deux hommes quelques mètres derrière, bien décidée à joindre à l’utile un moment de balade agréable. Depuis toujours attirée par les vestiges du passé, elle ne se lassait pas du charme des endroits chargés d’histoire. En cela, la cité et ses alentours, rehaussés de légendes bretonnes, lui correspondaient à merveille.
Le passage de la porte leur offrit un courant d’air qui les rafraîchit brièvement de la chaleur lourde qui régnait partout dans le pays depuis presque deux semaines. Alexandra apprécia tout particulièrement la caresse du vent qui se prit dans la robe légère et courte qu’elle avait enfilée à la hâte avant de rejoindre les deux hommes qui l’attendaient déjà dans la voiture. Elle ne regrettait pas son choix et se surprit même à apprécier de porter les toilettes de l’ancienne copine créole de Darlan.
La chaussée pavée de la rue principale de la vieille ville était bordée, de chaque côté, de commerces très orientés tourisme pour la plupart. Heureusement, on y trouvait également des boutiques artisanales qui présentaient des produits de la région et quelques galeries qui exposaient des œuvres d’artistes locaux. Alexandra fut surprise par le nombre de touristes déambulant dans la rue, un jour de semaine, en dehors des vacances scolaires. Elle se prit à envier ces chanceux qui pouvaient se permettre d’apprécier la balade sans devoir se presser. L’ombre des maisons commençait à repousser le soleil jusqu’au milieu de la rue. Les passants se déplaçaient instinctivement du côté gauche afin de gagner quelques précieux degrés de fraîcheur.
***
Fred les avait conduits dans la cité pour rechercher les équipements et produits indispensables au bon déroulement de leur mission nocturne. Devant la liste impressionnante que Fred et Marie leur avaient présentée, Darlan s’était gentiment moqué en prétendant qu’ils allaient faire concurrence à L’agence tous risques, en référence à la célèbre série. Il les avait mis au défi de trouver tous les ingrédients listés.
– Je ne connais pas de meilleur endroit qu’un petit magasin situé dans la vieille ville pour dénicher ce dont nous avons besoin pour notre expédition, avait répondu Fred.
Depuis le coup de fil de Darlan, la veille au soir, leur hôte s’était lancé dans la préparation de leur mission comme si sa vie en dépendait. Il avait été aidé par son épouse Marie et ses connaissances dans les systèmes de sécurité, indispensables pour déjouer les systèmes d’alarme et la surveillance des caméras vidéo. Une heure plus tôt, il avait exposé son plan d’action et les moyens à mettre en œuvre pour parvenir au résultat. Alex et Darlan s’étaient montrés attentifs et avaient fini par se persuader que le plan de Fred pouvait raisonnablement marcher. Chaque question qu’ils posaient trouvait sa réponse dans l’instant :
– Comment allons-nous passer le grillage ?
– Nous n’aurons pas à le passer, nous pénétrerons dans l’enceinte par la falaise. C’est le seul endroit qui n’est pas sous alarme.
– À quoi va servir la meuleuse sur batterie ?
– Si nous avons à ouvrir une armoire forte, ça peut suffire à couper les gonds.
– Comment couper l’alarme de l’entrée principale ?
– Les alarmes ont été installées par ma société, nous savons exactement comment contourner les protections.
– Je commence à me demander si vous êtes vraiment les novices que vous prétendez être dans le métier de cambrioleurs, s’interrogea Alex.
– Nous allons inaugurer cette sympathique activité ce soir. J’ai vraiment hâte de découvrir ce qui se cache derrière cette série de meurtres. Je pense qu’après ça, mon blog va s’enrichir d’une nouvelle page qui va faire couler de l’encre…
***
Alexandra se retourna pour prendre une photo de la porte de la vieille ville, vue de la rue. Elle remarqua, sur le toit, le drapeau noir et blanc de la Bretagne. Dans la tour de gauche s’ouvrait une porte qui menait au musée de la ville par un escalier en colimaçon dont on apercevait les premières marches.
Darlan et Fred s’arrêtèrent quelques secondes pour l’attendre :
– Désolé d’avoir à vous dire ça, Alexandra, commença le policier sans chercher à masquer son impatience, mais nous n’avons pas de temps pour le tourisme ; je vous rappelle que tout doit être prêt pour cette nuit et que nous avons encore le repérage à faire avant le coucher du soleil.
– À vos ordres, lieutenant, répondit la jeune femme du tac au tac avant d’ajouter : Y a pas à dire, vous savez parler aux femmes !
– Désolé, répondit-il avec un sourire forcé qui traduisait son exaspération. Je n’ai pas de temps pour les ronds de jambe. On a décidé ensemble de récupérer des infos chez Eltrosys. Tout le monde a beaucoup travaillé pour que nous ayons une petite chance de réussir, alors oui, nous devons rester concentrés et ne pas nous laisser distraire par cette jolie cité.
Fred assista à l’échange sans intervenir. Darlan lui avait confié, quelques minutes avant de partir, qu’il regrettait d’avoir embarqué Alexandra dans cette aventure. Il la trouvait futile et ne voyait pas bien en quoi elle allait pouvoir les aider. Fred l’avait finalement convaincu que les compétences de la jeune femme allait immanquablement leur apporter un plus. Il se demanda si le discours du policier n’avait pas pour but de dissuader la jeune femme de les accompagner.
Leurs pas les amenèrent vers le haut de la rue Saint-Michel. Quelques dizaines de mètres avant d’arriver à la grande place où s’élevait la collégiale, ils s’arrêtèrent à la hauteur d’une boutique sur la gauche. Derrière une devanture en bois peint en bleu et des vitrines à l’ancienne, ils découvrirent un étonnant bric-à-brac. Certains objets, disparus depuis longtemps des cuisines, figuraient encore en bonne place dans cette boutique hors du temps : du presse-purée au moulin à légumes mécanique en passant par des lampes à pétrole et des moulins à café manuels. Une autre spécificité du magasin résidait dans l’offre bricolage. Loin des présentoirs dépouillés des supermarchés où tout est vendu en sachet, on pouvait ici acheter des vis à l’unité et des clous et pointes au poids, du fil électrique au mètre…
Devant les yeux ébahis d’Alexandra, Fred présenta au couple de quinquagénaires qui tenait le magasin une liste qu’elle pensait impossible à satisfaire, puisqu’on y trouvait pêle-mêle : de la corde, un grappin, une meuleuse sur batterie, un pied-de-biche, des talkies-walkies, du papier d’aluminium, de la pâte à coller, des lampes frontales et quelques autres objets divers.
Le commerçant s’intéressa un instant à la liste, regarda Fred par-dessus ses lunettes et déclara avec le sourire :
– Hé bien ! monsieur Berthoin, d’habitude j’arrive à deviner ce que vous bricolez, mais là j’avoue que je sèche !
Avec le même sourire, Fred répondit du tac au tac, sur le ton de la confidence :
– En fait, c’est pour un cambriolage, j’espère que nous n’avons rien oublié.
Sans sourciller, l’homme regarda attentivement la liste puis répondit sur le même ton, sans rire :
– Pour le coffre, il vous faudrait de l’explosif, mais je n’en ai plus en stock.
Moins de vingt minutes plus tard, ils repartaient chargés de leurs emplettes et à la grande surprise d’Alexandra, il ne manquait rien. Le simple fait d’acheter tout ce matériel lui fit prendre la mesure de la mission qu’ils s’étaient assignée : rentrer par effraction dans une entreprise protégée et y rester suffisamment longtemps pour découvrir l’usage des composants spécifiques inventés par Fallière. Sans se faire prendre si possible. Elle se demanda un instant s’ils allaient vraiment en être capables, s’ils n’avaient pas sous-estimé les difficultés. Elle ne doutait pas tant des capacités des deux hommes que des siennes. Les sports extrêmes qu’elle pratiquait lui conféraient l’assurance de la maîtrise de ses gestes, mais elle ignorait si cette expérience l’aiderait à vaincre son stress lors d’une action illégale, comme celle qu’ils s’apprêtaient à commettre.
Après avoir fait quelques pas sur la place de la collégiale Saint-Aubin, à la demande d’Alexandra, Darlan insista pour repartir au plus vite. La journaliste aurait volontiers aimé flâner dans les rues, entrer dans la collégiale d’où montait le son des grandes orgues qui portait jusque dans la rue. Elle répondit sur un ton un peu sec :
– On n’est pas aux pièces, la nuit ne tombe qu’à vingt-deux heures et nous avons prévu de passer à l’action à deux heures du matin.
Se méprenant sur les intentions de la jeune femme, et convaincu qu’elle paniquait à l’idée de s’introduire chez Eltrosys, Darlan regarda son ami Fred d’un air entendu avant de s’adresser à Alexandra.
– Désolé de vous brusquer, mais on doit s’en tenir à nos plans. Si vous voulez renoncer, vous le pouvez encore. Je comprends que tout cela vous fasse peur, mais Fred est convaincu que vous pouvez nous être utile. Nous ne serons pas trop de trois pour fouiller les locaux et trouver ce que nous cherchons. Ne vous inquiétez pas, vous n’aurez rien à faire que de nous suivre lorsque nous vous aurons ouvert.
La journaliste soutint le regard du policier, vexée de s’entendre dire qu’elle pouvait avoir peur même si, en vérité, ce sentiment étrange la tenaillait. Elle pensait pourtant s’en être définitivement débarrassée après son premier saut à l’élastique, dix ans plus tôt :
– N’imaginez pas que vous allez me mettre sur la touche, je ne vous ai pas attendu pour entrer chez Fallière et je ne pense pas m’être dégonflée.
– Oui, sans doute, mais dans le même temps, j’ai quand même dû venir vous récupérer avant que vous ne finissiez carbonisée.
Frédéric Berthoin s’interposa :
– Bon, ça va, tous les deux ? Si vous voulez mon avis, vous commencez par la fin. On dirait un vieux couple. À tel point que quand je vous vois vous chamailler comme ça, j’ai beaucoup de mal à croire que vous vous êtes rencontrés hier soir pour la première fois.
Fred se plaça entre la journaliste et Darlan :
– Alexandra, je vous promets que quand tout cela sera fini, je vous inviterai à passer une semaine ici et je vous ferai découvrir notre belle région. Vous aurez tout le temps nécessaire pour visiter. Ça vous va ?
La journaliste retrouva le sourire et prit le bras de Fred pour marcher à ses côtés :
– Bon d’accord, Fred, la mission d’abord, mais n’imaginez pas que je vais oublier votre promesse. J’aurai beaucoup de plaisir à revenir… seule, pour découvrir votre belle région, finit-elle en posant un regard appuyé sur le policier.
– Je n’ai qu’une parole.
Darlan haussa les épaules en regardant son ami, se demandant comment il faisait pour supporter cette fille :
– Bon, maintenant que ces bonnes résolutions sont prises, j’imagine que nous allons pouvoir nous concentrer sur la mission.