Chapitre 33
Guérande. Vendredi, 3 h 25.
Philippe Darlan recoupait les informations auxquelles il avait accès. Il commençait maintenant à comprendre pourquoi on n’hésitait pas à assassiner pour couvrir ce secret. Même si beaucoup d’informations lui manquaient encore, il entrevoyait les méandres d’un complot à l’échelle nationale. Fallière avait dit vrai. Darlan parcourait les pages, sidéré que quelqu’un puisse avoir décidé une telle monstruosité.
Les nombreuses heures qu’il passait sur les ordinateurs, et son activité de hacker l’avaient habitué à découvrir la part d’ombre de ceux qu’il espionnait. Des malversations, des arnaques, des pots-de-vin, du chantage jusqu’au plus haut niveau de l’échelle sociale… Mais jamais il n’avait imaginé que quelque chose de cette ampleur puisse être possible en France. Il ouvrait les fichiers un peu au hasard, mais rien que la note de synthèse qui décrivait le fonctionnement de la carte ne laissait pas d’équivoque sur l’utilisation qui pouvait être faite du composant inventé par Fallière. Encore que Darlan ne fût pas convaincu que les ingénieurs d’Eltrosys savaient réellement qu’elles étaient les capacités du microprocesseur en question.
Un bip se fit entendre dans sa poche intérieure, accompagné d’une vibration courte : un SMS.
Absorbé par sa lecture, sa première réaction fut d’ignorer le signal. Après quelques dizaines de secondes pendant lesquelles son cerveau lui susurrait que ce message pouvait être important, il sortit enfin son téléphone portable et prit connaissance des quelques mots :
« Philippe, le bureau sait où tu es et ce que tu fais. Tu dois partir tout de suite avec tes amis, la police sera là dans quelques minutes. Je te rappelle un peu plus tard. Amitiés, Patrick. »
Darlan relut le message trois fois sans bouger avant d’être certain d’avoir bien perçu son sens et l’identité de son expéditeur. À deux reprises déjà, Patrick Brune l’avait aidé, et là, malgré le fait qu’il se soit mis hors la loi, il lui offrait encore son aide. Il se promit de le remercier par un repas dans un grand restaurant, connaissant le penchant de Brune pour les bonnes tables.
Une minute s’était déjà écoulée depuis le bip d’arrivée du texto. Il prit enfin conscience de l’avertissement. Comment ses collègues l’avaient-ils trouvé ici, alors qu’il était certain d’avoir pris toutes les précautions nécessaires ? Il se leva et se précipita par l’ouverture, arrachant au passage un morceau de plâtre, se demandant pêle-mêle où se situaient ses amis, comment sortir de l’usine si la police arrivait ou s’il existait une porte sur l’arrière du bâtiment. Il s’arrêta après quelques mètres en jurant : il avait oublié sur la machine la clé USB de stockage. L’aller et retour lui fit perdre encore quelques précieuses secondes.
Alexandra remonta le couloir principal qui menait aux zones de production, s’éclairant avec sa lampe frontale. Elle cherchait ses compagnons dans le dédale de bureaux et de pièces. Ils n’avaient plus besoin de s’éterniser chez Eltrosys. Le dossier qu’elle tenait à la main suffisait pour comprendre ce que l’entreprise fabriquait exactement. Elle savait maintenant pourquoi Fallière avait parlé des élections présidentielles. Elle avait hâte de livrer ses informations à Fred et Darlan. Elle pressa le pas.
Au moment où elle atteignait la double porte qui séparait les zones d’activités, celle-ci s’ouvrit avec violence. Alex se protégea instinctivement avec la main, laissant échapper son dossier. Les papiers qu’il contenait s’envolèrent et se répandirent autour d’elle. Elle releva la tête pour apercevoir le policier, manifestement pressé, bredouiller une excuse.
– Tu as des moments dans la journée où tu es normal ou tu fais ça exprès pour moi ? s’emporta-t-elle.
Darlan s’en voulut, mais ne chercha pas à s’excuser, la priorité n’était pas là. Il arrêta la journaliste qui commençait à se baisser pour ramasser ses papiers en la tenant par le bras et dit d’un ton autoritaire qu’il ne se connaissait pas :
– Laisse ça. Nous devons partir tout de suite, les flics arrivent, nous n’avons que quelques minutes. Où est Fred ?
– Je suis là, annonça une voix derrière lui. Tu n’imagines pas ce que j’ai trouvé. Je peux te dire qu’avec ça, on va faire les gros titres des journaux. Regarde ça, c’est…
– Pas le temps Fred, faut qu’on se casse tout de suite, on y va.
Sans rien ajouter, ils parcoururent rapidement les couloirs qui les séparaient du hall d’entrée, franchirent sans encombre la porte et se précipitèrent sur la pelouse pour rejoindre le mur d’enceinte, sans même chercher la discrétion.
***
Les deux voitures de police s’arrêtèrent sur la route, en vue du portail d’entrée. Toutes les portières s’ouvrirent et aussitôt les agents se séparèrent en deux groupes. Fléchet prit la tête de la première équipe qui vint se mettre en poste de part et d’autre du portail. La deuxième équipe se déporta sur la droite, sur la route qui contournait le terrain, se déployant tous les dix mètres, l’arme pointée vers l’entrée principale d’Eltrosys. Posté contre un des piliers en béton qui soutenaient le portail, Fléchet tentait de se faire une idée de la situation. Il observait la porte à travers ses jumelles. Rien ne semblait bouger dans l’enceinte de l’usine. Les projecteurs éteints, seule la lune éclairait le paysage. Il aurait donné cher pour avoir une paire de jumelles de vision nocturne, qui lui aurait permis de voir quasiment comme en plein jour. Le portail était fermé. Aucun signe d’activité à l’intérieur. De l’endroit où ils se trouvaient, il ne parvenait pas à voir si la porte d’entrée du bâtiment était ouverte ou fermée.
Il s’adressa par radio au chef de l’autre équipe :
– Quelqu’un a vu le responsable de la sécurité ? Il devrait être là depuis cinq minutes, bordel !
– Rien pour l’instant, lieutenant…Mais il m’a semblé voir une ombre en mouvement dans le parc, à droite de la porte, du côté des arbres.
Fléchet porta son regard vers la droite et balaya les arbres présents entre le bâtiment et le mur d’enceinte avec ses jumelles. La lune éclairait certes le terrain, mais augmentait dans le même temps le contraste entre les zones éclairées et les zones d’ombre.
– Je ne vois rien, continue de surveiller.
Puis, s’adressant à ses collègues autour de lui :
– Apparemment, ils ne sont pas entrés par le portail. Pour tout dire, je ne suis même pas certain qu’il y ait encore quelqu’un à l’intérieur.
– On fait quoi ? demanda la jeune femme brigadier-chef, sans quitter des yeux le bâtiment qu’elle distinguait.
Le lieutenant Fléchet n’aimait pas qu’un de ses subordonnés lui mette la pression, encore moins une femme. Il ne montra pas son énervement. Elle avait raison, il devait décider d’une action. Le scénario qu’il avait élaboré pendant la route reposait sur le fait que le responsable de la sécurité ouvre les portes. Pour le reste, il aviserait en fonction de la réaction des cambrioleurs. Il avait prévu trois fusils Flash-Ball en plus des armes de services. Il avait rappelé les consignes sur l’application de la légitime défense, ce qui n’avait pas contribué à rassurer les agents.
– On attend le gars de la sécurité encore cinq minutes, ordonna-t-il pour finir. Tout le monde garde ses positions. S’il n’arrive pas, on entre sans lui par le grillage.
***
Alex et ses amis s’étaient arrêtés à l’ombre du premier bouquet d’arbres dès que Fred avait donné l’alerte :
– Attention ! Tous au sol, les flics sont au portail !
Darlan et Alex se jetèrent à plat ventre et cessèrent de bouger.
– On est dans l’ombre de l’arbre, ils ne doivent pas nous voir.
– Si on avait gardé les cagoules, je ne dis pas, compléta Fred, venant de se souvenir qu’il l’avait posée sur un bureau et oubliée.
– Moi je l’ai encore, lança Alex en la remettant rapidement sur son visage.
– Dans tous les cas, ils ne vont pas rester dehors pendant des heures à attendre qu’on bouge. Ça va se compliquer.
Alexandra jeta un coup d’œil vers le mur, qu’elle distinguait sans trop de difficulté malgré l’obscurité relative :
– Il faut que nous arrivions au mur, il ne reste que dix mètres, nous pouvons faire ça en quelques secondes. La difficulté, ça va être pour remonter.
– On n’aura pas le temps, intervint Darlan, ils pourront nous cueillir de ce côté-ci ou de l’autre côté dès qu’ils auront compris ce qu’on veut faire… Nous allons être très visibles pendant quelques secondes. Ensuite, il faudra une bonne minute pour franchir le mur. C’est plus qu’il ne leur en faudra pour nous repérer et nous coincer.
– Dans ce cas, passons par le grillage, continua-t-elle. On se moque de l’alarme, maintenant. Si on prend les trois pinces coupantes, on pourra passer en quelques secondes.
Darlan regarda Alexandra, dont il ne distinguait que les formes en contre-jour. Elle le surprenait par sa capacité de réaction et sa vivacité d’esprit, même dans les moments difficiles. Il acquiesça :
– Tu as raison, mais allons-y en rampant, si nous nous relevons ici, ils nous verront à coup sûr.
– Ok, allons-y tout de suite. Faut pas traîner. À mon avis, ils ne vont pas mettre longtemps à se pointer du côté de la route, termina Fred.
Restant le plus possible dans les zones d’ombres, ils commencèrent à se déplacer lentement, l’un derrière l’autre, en épousant le sol, limitant au maximum les mouvements. Fred fermait la marche et suivait la journaliste, dont il ne put s’empêcher d’observer les formes onduler avec grâce et se maudit des pensées grivoises qui encombraient son esprit. Il se promit néanmoins d’en toucher un mot à son ami dont il ne comprenait pas la distance qu’il maintenait en permanence vis-à-vis de la jeune femme.
Dès qu’ils arrivèrent au grillage, Darlan et Fred commencèrent à le découper par le bas. Ils repérèrent facilement les fils reliés à l’alarme, situés tous les dix centimètres. Ils les couperaient en dernier. Seul le claquement sec de leurs pinces couvrait le bruit de leur respiration. Chacun avait l’impression que tout le monde, aux alentours, pouvait percevoir ce bruit et ils frissonnaient chaque fois que les pinces sectionnaient le métal.
Dès que le trou dans le grillage fut assez grand pour leur permettre de passer, Darlan donna l’ordre de couper les fils d’alarme. Aussitôt, une sirène retentit à l’intérieur du bâtiment.
– On passe, vite, lança-t-il en écartant le bord pour laisser la place à Alexandra.
La jeune femme se faufila rapidement, suivie de Darlan. Ils écartèrent à leur tour le grillage pour permettre à Fred de les rejoindre.
– On ne bouge plus !
La voix forte les fit se retourner. Ils furent d’abord éblouis par le faisceau d’une lampe torche. Ils ne distinguaient rien d’autre.
– Sortez de là et allongez-vous par terre. Pas de connerie. Je vous préviens, je touche un sanglier à cinquante mètres, alors je n’aurai aucun mal à vous trouer la peau.
Richard Chenot, responsable de la sécurité de la société Eltrosys, ne cachait pas sa joie. Il venait d’arrêter tout seul les cambrioleurs alors que les flics attendaient toujours comme des ploucs devant l’entrée. Un mètre soixante-dix pour près de cent kilos, Richard Chenot aimait la bagarre, la chasse et les tournées de bière le soir au bar avec ses amis. À cinquante ans passés, il se vantait d’être toujours célibataire et revendiquait haut et fort sa misogynie.
***
Lorsque son patron l’avait appelé vingt minutes plus tôt pour lui signaler qu’un cambriolage avait lieu dans la société, il ne dormait pas et finissait une dernière bière chez lui en regardant un film de guerre sur son écran géant.
– Richard, je viens d’être informé que des cambrioleurs se sont introduits dans la société. La police nous demande de venir immédiatement pour ouvrir les locaux et leur donner toutes les informations dont ils pourraient avoir besoin. Je compte sur vous pour les aider.
– Je ne pense pas que quelqu’un soit entré, monsieur, répondit-il d’une voix plus grave que sa voix naturelle. Instinctivement, il prenait cette intonation et se redressait, presque au garde-à-vous, chaque fois qu’il s’adressait à son patron. Je n’ai pas reçu de message d’alarme sur mon téléphone et vous savez que je suis très attentif à ça.
– Apparemment, nous n’avons pas affaire à des amateurs ni à des petits délinquants. Le lieutenant Fléchet, que je viens d’avoir, a parlé de terroristes. Vous n’ignorez pas le caractère sensible de certaines de nos activités. Alors, foncez à l’usine et voyez comment vous pouvez les aider. Compris ? Dernière chose, ne prenez aucun risque inconsidéré et n’intervenez pas vous-même.
– Bien, monsieur, j’y vais tout de suite.
Dès qu’il eut raccroché, Richard Chenot sentit que c’était le moment pour lui de montrer au monde ses vraies capacités. Les brumes d’alcool du litre de bière qu’il s’était avalé pendant la soirée s’éclaircirent. Il se sentait parfaitement lucide. Au lieu de foncer vers l’usine pour ouvrir aux forces de l’ordre, il fit un crochet par son garage pour s’équiper de sa tenue de chasse puis revint dans son salon pour prendre un de ses fusils. Ses armes figuraient en bonne place dans un râtelier, sur le mur à côté de l’imposante cheminée au-dessus de laquelle était accroché un trophée de cerf. Il possédait cinq fusils déclarés, exposés dans son salon, et quelques autres dissimulées dans le fond d’une armoire, dans la remise. Il y conservait quelques grenades offensives, un pistolet mitrailleur Uzi et une kalachnikov achetée à un copain militaire qui l’avait rapportée d’Afrique. Il possédait également des armes de poing, mais sa passion allait aux fusils de chasse. Il choisit la carabine à pompe Remington 7600, saisit une boîte de munitions correspondantes. Avec ça, il se sentait invulnérable.
Il habitait la vieille maison de famille où il avait vécu avec sa mère jusqu’à son décès l’année passée. Enfant unique, il en avait hérité et n’avait aucune intention d’en bouger. La vue sur l’étang de Sandin et les réserves de chasse alentour lui suffisait. Son salaire de chef de la sécurité lui permettait amplement de vivre. Il trouvait juste qu’il ne se passait pas grand-chose d’excitant à son travail. La sécurité du site ne l’occupait pas vraiment, depuis qu’il avait subi plusieurs rappels à l’ordre de son patron, tant son zèle excédait les employés… Un travail trop calme… jusqu’à cette nuit.
Il sortit son 4x4 Land Rover de la cour et s’engagea sur la route. En coupant par-derrière, il pouvait y être en moins de cinq minutes. Avec un peu de chance, il serait sur place avant les flics. Il connaissait par cœur chaque route, chaque chemin de la région et, régulièrement, il se permettait de rouler sur les chemins agricoles, qu’ils soient privés ou non. Personne n’osait en général s’opposer à lui lorsqu’il descendait de sa voiture avec son arme. Son patron, chasseur également, l’avait recruté après avoir partagé avec lui quelques battues dans la région. Richard s’était toujours montré de bon conseil et il rapportait souvent plus de gibier que les autres. Il subissait en revanche les critiques de certains chasseurs qui considéraient qu’il ne respectait pas toutes les mesures de sécurité. Selon son point de vue, sa façon de chasser était la bonne dans la mesure où il n’avait jamais eu le moindre problème, sauf peut-être cette fois où, chassant près d’une maison en bordure de forêt, il avait abattu le chien d’un particulier par erreur. Le propriétaire du chien s’était pointé et l’avait menacé de porter plainte. Il lui avait suffi de refermer son arme et de la diriger vers l’homme pour obtenir gain de cause. Il racontait souvent cette histoire à ses copains de beuverie, se souvenant avec plaisir de la tête du gars lorsqu’il avait vu en face le canon de son arme, prêt à faire feu.
Il arrivait à proximité du terrain où était située l’entreprise, par la petite route qui donnait sur le côté. La lumière des phares éclairait les bordures plantées d’arbres. Concentré sur sa conduite, il aperçut en vision périphérique une voiture garée dans un petit chemin sur la gauche. Il freina brutalement, éteignit ses phares et fit marche arrière pour vérifier. Il sortit du 4x4, le fusil à la main et s’approcha de la BMW. Il regarda son emplacement par rapport à la clôture extérieure de l’entreprise. La plaque d’immatriculation ne précisait pas le département. Il pestait régulièrement contre cette loi ridicule qui ne permettait plus de distinguer immédiatement ceux qui étaient du coin et les « étrangers et touristes ». Il fut néanmoins convaincu d’avoir trouvé le véhicule des cambrioleurs. Il sentait le truc, comme à la chasse, un début de piste fraîche. La chance lui souriait. Ils leur réservaient un comité d’accueil à sa manière. Le responsable de la sécurité, dans un sursaut de lucidité, se demanda pendant un instant s’il devait prévenir le flic dont son patron lui avait donné le numéro de portable. Il décida finalement qu’il l’appellerait uniquement quand il aurait arrêté lui-même les cambrioleurs. Peut-être pourrait-il même s’amuser un peu. Sa notion de la légitime défense comportait un volet selon lequel il restait seul maître pour décider des moyens à employer, dès lors qu’il œuvrait pour le bien. La mission que son patron lui avait confiée entrait bien évidemment dans cette catégorie. Il regrettait parfois de ne pas être entré dans la police ou dans l’armée. Cela lui aurait certainement permis d’exprimer tout son talent. S’il n’avait jamais franchi le pas, c’est qu’il avait conservé un très mauvais souvenir de son service militaire, effectué à Verdun, dans un régiment d’infanterie. Son mauvais caractère et son aversion pour la discipline lui avaient valu de vivre une année qu’il préférait oublier.
Le véhicule était vide. Pas de bruit ni de mouvement aux alentours. Son oreille aiguisée percevait facilement le craquement significatif d’une branche cassée, le froissement de fougères qui s’écartent, le bruit des feuilles qui s’écrasent sous les pas.
Ils étaient encore à l’intérieur.
Il rangea sa propre voiture sur le côté, un peu en retrait de la route et chercha un endroit d’où il pourrait les surprendre. Il progressa lentement vers l’enceinte de la société, légèrement courbé, le fusil pointé vers l’avant, prêt à faire feu. Il en connaissait chaque mètre. Il faisait chaque jour une ronde pour vérifier que le grillage était intact sur toute sa longueur, et accessoirement pour relever les collets avec lesquels il attrapait régulièrement quelques beaux lièvres. Alors qu’il approchait du mur, il observa un mouvement de l’autre côté de la clôture. Il se figea. Il se déplaça lentement vers l’ombre des arbres qui bordaient la route. Il distingua bientôt le son sec d’une pince qui coupe un câble. Les intrus devaient essayer de sortir par le grillage pour éviter les flics qui les attendaient à l’entrée. Il sentit l’excitation, presque sexuelle, monter en lui. Le chasseur venait de fixer le gibier.
Richard Chenot s’avança lentement, sans bruit, ainsi qu’il le faisait régulièrement lorsqu’il traquait un cerf ou un sanglier. Il se positionna à quelques mètres seulement des cambrioleurs. Il ressentait cette excitation profonde qui précède le premier coup de fusil, avec quelque chose de plus. Le gibier qu’il visait ce soir était d’un autre calibre. Il pointa son fusil, juste pour le plaisir. Le surplus d’alcool qui coulait dans ses veines rendait la visée hasardeuse, mais, à cette distance, il ne pourrait les manquer. Même s’il n’avait pas l’intention d’utiliser son arme de sang-froid, il espérait pourtant qu’il aurait l’occasion de faire feu en état de légitime défense. Juste pour savoir ce que ça faisait. Il fit encore un pas et se découvrit :
– Sortez de là et allongez-vous par terre. Pas de connerie. Je vous préviens, je touche un sanglier à cinquante mètres, alors je n’aurai aucun mal à vous trouer la peau.
***
Fred termina de franchir le grillage à son tour et sans lever les yeux, et resta allongé sur le sol comme l’exigeait l’homme au fusil.
– Alors comme ça, vous avez pensé que vous pouviez venir foutre la merde dans mon domaine sans problème ? C’est pas de chance, je suis là. Vous savez quoi, vous êtes dans la merde. Je suis le gardien du domaine et quand la société est fermée, c’est moi qui décide. Franchement, c’est con, avec moi vous n’aviez aucune chance. Qu’est-ce que vous avez volé ?
– Nous n’avons rien volé. Ce n’est pas ça, laissez-nous vous expliquer, hasarda Alexandra, la tête toujours couverte de sa cagoule noire.
Le faisceau de la torche se déplaça vers elle et balaya rapidement sa silhouette.
– Une femme ! Tiens donc… Mets-toi à genoux et enlève ton masque puisque tu veux parler. Et garde bien les mains en l’air.
Alexandra se releva lentement, en s’écartant de Darlan. Elle enleva sa cagoule, libérant ainsi ses cheveux avec grâce, en se déplaçant à nouveau, obligeant l’homme à pointer le faisceau de sa lampe sur elle, laissant les deux autres dans la zone d’ombre. Le policier remarqua la manœuvre de la jeune femme. Il se demanda un instant si c’était bien intentionnellement qu’elle s’écartait de lui de la sorte. Que voulait-elle faire ? Allongés de la sorte, ils ne pouvaient pas bouger sans être immédiatement trahis. Quelle que soit son intention, il aurait du mal à l’aider.
Le faisceau de la torche s’attarda un instant sur le visage d’Alexandra. Ses yeux bleus reflétèrent la lumière, puis la lampe torche parcourut son corps avec indécence, s’attardant sur les rondeurs de sa poitrine et sur ses hanches :
– Mais tu es bien foutue, dis donc. Tu vas pouvoir m’expliquer ce que tu fous avec les deux autres, là. Je suis certain que je vais trouver un moyen de te convaincre d’être gentille.
– Laissez-la ! intervint Darlan, faisant mine de se relever.
Le faisceau de la lampe se déplaça et le policier évita de justesse un coup de crosse sur la tête. Il étouffa un cri de douleur lorsque le fusil toucha son épaule.
– Toi le bronzé, tu bouges pas ! ordonna le responsable de la sécurité… sauf si je te le dis, c’est compris ?
– O.K., O.K., on bouge pas.
Le gardien savoura l’instant, il aimait être obéi :
– Bien. Maintenant, vous vous mettez à genoux tous les trois et vous déposez votre artillerie.
Richard Chenot aurait aimé profiter de la situation, du pouvoir que lui conférait ce flagrant délit, mais il ne parvenait pas à trouver un scénario satisfaisant. Il s’était imaginé qu’il tirerait un grand plaisir de les abattre dans un cadre de légitime défense. Il ne s’en sentait pas capable dans la situation actuelle. Ils ne se défendaient pas, ne portaient apparemment pas d’armes. Le vêtement moulant de la femme ne pouvait manifestement pas cacher grand-chose. Quant aux autres, ils ne semblaient pas agressifs, encore qu’il trouvait que le plus bronzé des trois avait un air louche. Un regard qui ne trompait pas sur ses intentions. Il dirigea le faisceau de la lampe ainsi que son fusil sur les trois protagonistes. Il essayait de se rappeler quels gestes et quelles paroles il était supposé dire pour être crédible, se référant à sa culture policière cinématographique et des séries télé. Il voulait que ses prisonniers soient persuadés qu’ils avaient affaire à un membre des forces d’élite policières. Il voulait avoir l’air d’un pro.
– J’ai dit : jetez vos armes !
– Ça va être compliqué, nous n’en avons pas, intervint Darlan qui commençait à se demander si l’intervention de la police ne serait pas préférable que de rester aux mains de ce gros bras manifestement imbibé d’alcool qui pouvait tirer à tout instant.
– Et vous croyez que je vais croire ça. Les flics avaient l’air très remontés et ils ont bien précisé que vous étiez dangereux et armés. Des terroristes, qu’ils ont dit. Alors, ne vous foutez pas de ma gueule.
Alexandra se releva lentement, redressant une jambe, puis l’autre, avec grâce, tout en conservant les mains derrière la nuque. Son mouvement l’écarta encore imperceptiblement de ses deux compagnons :
– Écoutez, vous croyez vraiment que je pourrais cacher une arme habillée comme ça ?
La torche se déplaça vers Alexandra qu’elle balaya une fois de plus de la tête aux pieds. La journaliste se cambra en écartant les bras, autant pour montrer qu’elle ne portait pas d’arme que pour perturber le gardien, parfaitement consciente de l’effet de sa tenue sur l’homme. La torche du gardien ainsi dirigée sur Alexandra, Darlan ne recevait plus la lumière dans les yeux. Il put distinguer enfin l’homme qui les menaçait. Un gros type bedonnant, mais dont la carrure trahissait une musculature en rapport. Il comprenait la tactique de la journaliste. Elle cherchait à attirer son attention afin de lui permettre d’agir. Mais il ne voyait pas comment parvenir à le désarmer et à le neutraliser sans que personne ne soit blessé. À genoux, et à plus d’un mètre de l’homme, il ne se sentait pas particulièrement bien placé pour intervenir. Fred, encore plus éloigné que lui, ne pourrait pas l’aider non plus dans la première seconde. Il se demanda si la jeune femme n’attendait pas un miracle de sa part. Au-delà de ce fait, et même s’il avait souvent été mêlé à des bagarres de rue dans sa banlieue étant plus jeune, il ne s’était pas entraîné au combat à main nue depuis sa sortie de l’école de police. Il espérait seulement que les vieux réflexes reviendraient en temps utiles. La force de son adversaire lui imposait de placer son premier coup avec précision pour empêcher toute riposte.
– Je vous répète que nous ne portons pas d’armes. Vous voulez vérifier ? insista la journaliste en commençant à ouvrir le Zip qui fermait l’avant de sa combinaison et tout en se décalant doucement encore sur la gauche, obligeant ainsi l’homme à tourner un peu plus sa torche pour la suivre.
Richard Chenot regardait le manège de la jeune femme et souriait. Elle le prenait pour un gamin qui allait perdre ses moyens à la vue d’un décolleté. Il surveillait du coin de l’œil les deux complices, encore à genoux au sol. Il pointait résolument le fusil dans leur direction, attendant qu’ils réagissent. Il aimait la difficulté d’une partie de chasse, lorsque le gibier faisait preuve d’intelligence, qu’il l’obligeait à donner le meilleur de lui-même pour remporter le combat.
Fred avait également compris le jeu d’Alexandra. Il hésitait à lui dire de laisser tomber, elle faisait tout pour permettre à Darlan d’intervenir. Depuis l’arrivée de l’homme, il s’était résolu à être arrêté. Il ne comprenait pas qu’Alexandra tente une manœuvre pour les sortir de là avec la complicité de Darlan. Il connaissait les antécédents de son ami, mais il doutait qu’il soit capable de lutter contre un homme qui devait dépasser les cent kilos. Il les regarda tous les deux, agissant sans parler. Il se demanda s’ils se connaissaient réellement depuis deux jours comme ils s’évertuaient à l’affirmer l’un et l’autre. Elle agissait comme si elle était certaine des réactions du policier, comme deux vieux complices qui n’ont plus besoin de se parler pour se comprendre. Fred attendait, s’apprêtant à aider Darlan à maîtriser le gardien dès qu’il bougerait, mais tremblant à l’idée que l’un d’entre eux puisse être touché.
Alexandra insista encore, écartant ostensiblement les pans de sa combinaison pour offrir une vue encore plus intéressante à l’homme dont elle surveillait les mouvements. Le chasseur détourna un instant le regard et la lampe vers la jeune femme et revint aussitôt vers les deux hommes, persuadé que son geste allait leur donner l’occasion de tenter quelque chose. Le doigt crispé sur la détente, il s’attendait à voir Darlan bondir et se délectait à l’idée de l’abattre froidement. Mais le coup vint d’ailleurs.
Alex attendait précisément cet aller et retour de la lampe. Comment un homme de sa trempe pouvait-il craindre quoi que ce soit de ses cinquante-cinq kilos ? Elle profita de l’instant et se détendit brusquement. Le coup de pied fouetté atteignit le chasseur à la gorge, juste sous le menton. Sous le choc, la trachée fut écrasée et l’homme fut déséquilibré vers l’arrière en étouffant un cri de douleur et de surprise. Il se crispa sur la détente, une détonation retentit.
Darlan avait réagi dès qu’il avait vu le pied de la jeune femme bouger, comprenant son intention folle. Fred se précipita également dans la mêlée, retrouvant ses instincts de rugbyman, et parvint à arracher le fusil des mains du chasseur. Pendant ce temps, Alexandra avait asséné au gardien deux autres coups de pied tout aussi précis, avec une rapidité d’exécution qui trahissait un entraînement très régulier.
Richard Chenot, concentré sur les hommes à terre, n’avait rien vu venir. Après quelques secondes seulement pendant lesquelles il avait subit sans riposter, il ne put qu’admettre qu’il s’était pris une raclée comme il n’en avait jamais reçue, même du temps où il se bagarrait dans les bals de la région, le samedi. La gorge en feu, le souffle coupé, une vive douleur dans les côtes. Plié en position fœtale, il ne parvenait pas à se remettre debout. Du fond de sa douleur, il espérait en avoir buté un quand même. Il regretta de ne pas être venu avec la kalach, en mode rafale, il les aurait eus.
– Tu es une grande malade ! s’emporta Darlan avec un accent particulier dans la voix, tu aurais pu nous faire tuer.
– J’attendais juste un « merci » répondit Alexandra essoufflée, encore sous le coup de la montée d’adrénaline. Mais si c’est tout ce que tu sais dire, ça me va.
– Vous êtes cinglés tous les deux, si vous voulez mon avis, coupa Fred. Putain, j’ai jamais vu un truc pareil, Alex. Tu es sûre que t’es journaliste ?
– Plus tard, répondit-elle. Je pense que nous devrions continuer cette intéressante conversation dans la voiture, vous ne croyez pas ? Toute la région a dû entendre le coup de feu et les flics à l’entrée ne vont pas tarder à rappliquer. Je garde le fusil, il a son compte, mais on ne sait jamais.
Ils parcoururent rapidement les deux cents mètres qui les séparaient de la BMW. Alexandra et Fred arrivèrent en premier à la voiture et se retournèrent pour voir où en était le policier, qui avait entre autres conservé les clés. Celui-ci avait arrêté de courir et semblait marcher avec difficulté.
***
Dès que la sirène avait retenti dans le bâtiment, au moment où Darlan sectionnait le fil de l’alarme, le lieutenant Christophe Fléchet avait donné l’ordre de couper le grillage. Ses hommes commençaient à entrer, et à se poster dans l’enceinte, lorsque le coup de feu les surprit.
Tous les policiers se jetèrent au sol et braquèrent leurs armes dans la direction de la détonation. Ils attendirent près d’une minute avant que Fléchet ne se décide à distribuer des ordres, poussé par la jeune brigadier-chef qui supportait mal de rester à découvert face à un ennemi armé :
– On fait quoi, lieutenant ? On ne peut pas rester ici à attendre qu’ils nous tombent dessus.
– Bon, O.K. On progresse en sécurité. Deux équipes à l’extérieur. Vous remontez la route et vous vous couvrez mutuellement tous les dix mètres. Les autres avec moi. On avance vers l’entrée en utilisant le masque des arbres… Go !
Avançant lentement, prenant de multiples précautions, il leur fallut cinq bonnes minutes de plus pour trouver le corps prostré du responsable de la sécurité de chez Eltrosys, incapable de parler malgré ses efforts. Les cartilages de la gorge enfoncés, il mettrait plusieurs semaines à s’en remettre après un séjour à l’hôpital. Il fut identifié uniquement après avoir présenté sa carte professionnelle aux policiers. Il se tordait de douleurs. Les secours furent demandés en urgence.
Pour le lieutenant, les premières constatations ne laissaient aucune place aux interprétations : le trou dans le grillage était sans équivoque, le gardien s’était trouvé pris dans la ligne de mire des cambrioleurs, au moment où ils sortaient. Convaincu qu’il était la victime du coup de feu, Fléchet avait attendu l’arrivée de l’ambulance pour le déplacer et constater qu’il ne portait aucune blessure par balle. Les cambrioleurs, ou présumés terroristes, avaient disparu sans laisser de traces. Il ne savait même pas dans quelle direction chercher ni donner un quelconque signalement des suspects ou de leur véhicule.
Fléchet entendait déjà la voix critique du commissaire lui expliquer qu’il avait raté l’occasion unique d’aider les forces antiterroristes et, par là même, l’occasion de montrer le potentiel de la police de La Baule. Il cherchait désespérément une explication logique à ce fiasco et envisageait déjà de faire porter le chapeau au responsable de la sécurité d’Eltrosys. Que faisait-il le long du grillage alors qu’il avait pour ordre de leur ouvrir le portail ?
Il décrocha son téléphone et décida de rendre compte immédiatement au commissaire.