Chapitre 7
Lyon. Bureaux du quotidien Jour de Lyon. Mercredi, 18 h 30.
Alexandra Decaze ne tenait pas en place. Elle parcourait de long en large le vaste bureau très lumineux de sa rédactrice en chef et amie Françoise Eynac. Elle lui avait tout expliqué : Fallière, le coup de téléphone, le rendez-vous, l’assassinat en pleine rue, sa fuite avant l’arrivée de la police. Elle la harcelait depuis dix minutes, lui proposant une multitude d’approches pour mettre au clair cette affaire, et, pourquoi pas, en tirer un scoop.
– Alex, tu veux bien te calmer et t’asseoir ! Et arrêter de toucher à tout sur mon bureau !
La journaliste reposa le cadre photo et s’approcha du fauteuil comme pour s’asseoir, mais se ravisa au dernier moment, ses yeux bleu clair brillant d’impatience :
– Bon d’accord, je suis calme. On fait quoi alors ?
– Assieds-toi s’il te plaît, répéta Françoise en détachant bien les mots. Si tu veux que nous parlions, tu dois te calmer un peu, d’accord ?
Alexandra obéit enfin, s’installa sur le bord du fauteuil, posa ses mains sur ses genoux et souffla longuement pour ralentir les battements de son cœur, s’efforçant d’afficher une attitude maîtrisée. Malgré la climatisation, son ensemble lui collait à la peau. Elle regretta de ne pas être rentrée chez elle pour se changer.
Sa chef l’observa attentivement et attendit quelques secondes avant de demander :
– Tu es sûre que tu vas bien ? Tu n’es pas blessée ? Je ne t’ai jamais vue dans cet état de nerfs, tu t’es regardée ?
Dès qu’elle était sortie du parking, Alexandra s’était dirigée vers le Rhône pour retourner vers l’immeuble qui abritait le journal, non loin de la halle Tony Garnier. Arrivée devant l’entrée du parking privé du journal, Alex avait fait demi-tour, encore trop choquée pour définir clairement ce qu’elle comptait faire, comment présenter la chose à sa chef. Elle combattait la voix en elle qui lui soufflait de retourner sur les lieux et de donner la ceinture à la police. Elle se résolut à rouler au hasard dans la ville, pendant près d’une heure, avant de recouvrer un semblant de calme. En entrant dans le bureau de sa chef, elle avait bien senti que le calme apparent qu’elle souhaitait afficher aurait bien du mal à ne pas voler en éclats.
Elle aurait aimé que Françoise abonde immédiatement dans son sens, mais elle n’ignorait pas que celle-ci était à ce poste aussi parce qu’elle conservait son calme, sa capacité d’analyse et de décision, quel que soit l’événement auquel elle était confrontée. Alexandra observa son amie qui réfléchit un instant avant de prendre son téléphone :
– Que fais-tu ? l’interrompit-elle.
– J’appelle la police, je crois que c’est la seule chose à faire. Tu aurais pu être tuée dans l’histoire. Nous ne pouvons pas faire notre enquête tranquillement sans au moins témoigner de ce que tu as vu, et remettre cette ceinture. Il peut s’agir de pièces clés pour l’enquête de police.
– Non !
Alexandra se releva et posa son doigt sur l’appareil pour couper la communication :
– Non, on ne peut pas ! Tu ne m’as pas écoutée. Fallière m’a parlé d’un complot. J’ai vu la vidéo de la fusillade de la semaine dernière. Il apparaît clairement que l’homme qui a été abattu n’était pas armé, et qu’il n’était vraisemblablement pas un terroriste. Les autorités, la police ont menti. Et nous avons relayé cette version sans rien vérifier, comme tous les autres médias d’ailleurs. L’homme qui nous apporte ces preuves vient d’être assassiné sous mes yeux. Il avait sur lui une serviette que le tueur a dérobée, des preuves, certainement, qu’il comptait me remettre.
Elle marqua une courte pause, le doigt toujours posé sur le téléphone. Elle reprit, tentant de maîtriser son souffle et ses émotions :
– D’après toi, pourquoi Fallière a-t-il voulu me rencontrer, au lieu d’aller voir la police ? Si nous nous en remettons aux forces de l’ordre, j’ai bien peur que ce qu’il cherchait à rendre public ne retourne dans l’ombre. Il est mort pour dévoiler un complot. Je sais que tu détestes ce mot, que tu le remplaces par « légende urbaine ». Mais il a été assassiné devant moi, ce n’est pas une légende. Si tu avais été là, place Bellecour, tu aurais trouvé ça très concret. Il m’a demandé de l’aider et c’est ce que je compte faire, au moins un temps, jusqu’à ce que je comprenne.
Françoise hésita. Devait-elle hausser le ton, pour forcer Alexandra à abandonner ses idées de complot, ou devait-elle l’aider à surmonter le choc ? Même si l’idée d’un complot lui semblait complètement loufoque, elle devait reconnaître que les premiers éléments étaient troublants. Avant même qu’Alex ne revienne au journal, quelqu’un avait appelé pour informer la rédaction du fait divers. Françoise avait envoyé un reporter et un photographe sur les lieux, sans se douter que son amie faisait partie des témoins de l’assassinat.
– Tu l’as encore, cette vidéo ?
– Non hélas, c’était sur un lien Internet en streaming, mais lorsque j’ai voulu la revoir en début d’après-midi, le lien était rompu. Je n’ai pas pu faire de copie.
Françoise reposa le combiné sur son socle et se recula dans son fauteuil, fixant son amie dans les yeux.
La rédactrice en chef semblait minuscule dans le grand bureau. La quarantaine, mesurant un mètre cinquante-cinq, visage mince au teint pâle, cheveux courts, très brune, sa silhouette frêle ne l’empêchait pas d’être crainte et respectée. Elle menait la rédaction avec fermeté, tout en s’efforçant de toujours rester à l’écoute des autres.
– Tu sais ce qu’on risque en ne témoignant pas ? Si tu as été identifiée, tu risques même d’être mise en examen pour complicité. Personne ne rigole avec les attentats en ce moment.
– Il nous faut juste un peu de temps. Dès que nous aurons trouvé ce que Fallière voulait qu’on sache, nous irons témoigner, juste après avoir publié.
Elle prit en main la ceinture portefeuille qu’elle avait prise sur le cadavre de l’ingénieur et entreprit de l’ouvrir sans plus de cérémonie. Elle vida le contenu sur le bureau de sa chef toujours impeccablement rangé. S’il elle n’apprécia pas, celle-ci n’en fit pas la remarque.
Elles découvrirent un jeu de cinq clés sur un trousseau, une clé USB, un ticket cartonné avec un code-barres pour toute inscription et un composant électronique noir sans inscription qu’Alexandra avait comparé tout d’abord à un carré de chocolat. De la taille d’un carré de un centimètre de côté, il était doté de milliers de plots argentés sur sa face inférieure.
– C’est tout ? s’étonna la rédactrice en chef. Je m’attendais à autre chose. Le contenu de mon sac à main est certainement plus intrigant que ça.
– Essayons la clé USB.
– Donne.
Alexandra garda l’objet en main et fit le tour du bureau pour introduire la clé directement sur l’écran design de l’ordinateur. Le temps que le système reconnaisse le média, elle ne put s’empêcher d’admirer la vue dont Françoise bénéficiait de son bureau situé au dernier étage de la tour, à travers trois grandes baies vitrées : de l’extrémité sud de la presqu’île où la Saône se jetait dans le Rhône à la colline de Fourvière en fond de panorama, plus à droite.
La fenêtre de l’explorateur afficha le contenu de la clé USB.
– Ça ne donne rien, la clé est vide.
– Regarde la taille.
Françoise s’exécuta et constata que la place restante était très inférieure à la capacité de la clé.
– Il doit y avoir des fichiers cachés, tu devrais demander à Jérôme, l’administrateur réseau, de regarder ça. Peut-être pourra-t-il en lire le contenu.
Déçue, Alexandra se pencha sur l’ordinateur et renouvela l’opération, espérant que la machine allait lui ouvrir le contenu de la clé, simplement pour avoir réessayé. Elle ne connaissait pas grand-chose aux ordinateurs et leur vouait une méfiance sans bornes.
– Rien à faire. Je vais demander à Jérôme.
Elle s’intéressa aux autres objets, sous le regard circonspect de Françoise.
– Et le reste… Ça, on dirait que ce sont des clés d’appartement, probablement les siennes, c’est sans doute ce qu’il voulait me dire, finit Alexandra avec un air énigmatique.
La rédactrice en chef dévisagea son amie et fronça les sourcils :
– J’espère que tu n’as pas l’intention de t’y rendre !
– Eh bien, je me souviens qu’en me donnant cette ceinture, il m’a dit : « Les preuves, chez moi. » C’est ce que Fallière voulait que je fasse. Je ne peux pas lui refuser ça.
Elle prit ensuite le composant électronique et l’examina. Aucune marque ni signe ni numéro de série :
– C’est certainement de ce composant qu’il m’a parlé. Celui qui peut être utilisé pour des applications militaires et d’espionnage.
– C’est maigre. Ça peut vouloir dire n’importe quoi. Et puis je ne vois pas l’État se lancer dans le vol ou l’exploitation de brevets sans autorisation. Ça finirait toujours par se savoir. Qu’a-t-il dit d’autre avant de mourir ?
– Rien, si ce n’est d’empêcher quelqu’un de faire quelque chose. Il a aussi précisé « dimanche ».
La rédactrice en chef prit le composant des mains de son amie et l’examina attentivement, comme si la réponse pouvait y être gravée.
Alexandra ne s’offusqua pas de ce manque d’attention. Ce besoin de toucher des objets en donnant l’impression de s’y intéresser trahissait chez sa chef une intense réflexion. Françoise continua :
– Dimanche ? Ça veut dire quoi ? Qu’il faut empêcher quelqu’un de faire quelque chose avant dimanche ? C’est un peu vague, non ?
– C’est peut-être ce qu’il essayait de dire effectivement.
– Je ne vois pas où ça nous mène.
– Nous devons aller visiter son appartement, voilà ce que nous devons faire, conclut Alexandra. Et je te propose d’y aller dès maintenant.
– Quand tu as quelque chose en tête, toi, articula la rédactrice en chef en la regardant fixement dans les yeux comme lorsqu’on gronde un enfant. T’es-tu seulement demandé si ça n’était pas dangereux ? Apparemment dans cette affaire, nous flirtons avec des assassinats, du terrorisme et je ne sais encore trop quelle autre forme de violence.
Alexandra leva les yeux et regarda à nouveau par la baie vitrée. Son regard se perdit au loin :
– J’ignore la raison pour laquelle Fallière a décidé de me faire confiance. Mais je ne peux pas moralement lui faire défaut maintenant qu’il est mort pour ses convictions. S’il y a vraiment un complot autour de l’utilisation du composant de Fallière, nous devons le découvrir et nous n’avons que cinq jours.
– Je regrette que tu te sois lancée dans cette série d’articles sur les complots et les légendes urbaines, Alex. J’ai l’impression que tu as attrapé le virus. O.K., tu as été témoin d’un meurtre et je comprends que tu sois bouleversée, mais tu vas trop loin. La curiosité et l’investigation sont l’essence même de notre métier, mais il faut aussi y mettre des bornes. Tu risques ta vie, tu en as conscience ?
– Notre métier est aussi d’informer, parfois de prendre des risques pour ça. Dois-je te rappeler la liste des grands reporters morts en faisant leur métier ? Rassure-toi, je n’ai aucune envie d’allonger cette liste. Notre devoir est d’informer le public et c’est juste ce que j’ai l’intention de faire. Puisque tu veux t’assurer que je ne fais pas de bêtise, le mieux est que tu viennes avec moi… non ? Je t’en prie, Françoise, viens avec moi chez cet homme. Il faut agir sans tarder. Nous faisons notre métier de journaliste, c’est tout. Si nous ne trouvons rien, je te promets de revenir à mes gentils petits articles.
– Et tu penses que je vais te croire ? Je te connais, tu aimes l’investigation, tu aimes les mystères, tu veux savoir si derrière cet assassinat en pleine rue il y a un complot national !
– Je ne te demande qu’une heure de ton temps, ce soir. C’est comme si je t’invitais au cinéma.
Les deux femmes s’octroyaient en effet quelques soirées spectacle chaque année, bien que Françoise rechigne souvent, ses enfants étant encore scolarisés.
– Tu en as de bonnes ! Comme soirée cinéma, tu me proposes de pénétrer dans l’appartement de quelqu’un qui vient d’être assassiné en pleine rue.
– Allez, Françoise ! Tu restes trop dans ton bureau. Retourner pendant une heure sur le terrain ne peut pas te faire de mal…
– Bon, O.K., O.K. Mais c’est bien parce que je sais que si je ne t’accompagne pas, tu vas y aller de toute façon et te fourrer dans je ne sais quel pétrin. Mais pas maintenant, fit-elle en regardant à nouveau sa montre, nous avons une réunion dans dix minutes pour planifier la couverture des élections de dimanche prochain. Tu n’as pas reçu l’invitation ?
Alexandra souffla pour manifester son mécontentement. Elle bouillait de ne pas poursuivre l’enquête sans attendre, à chaud. Elle craignait également de ne plus avoir la même motivation dans quelques heures, ou même que la peur ne la rattrape et qu’elle n’ait plus le courage de se rendre chez Fallière.
Françoise redevint en un instant la rédactrice en chef et reprit un ton plus direct, ayant toujours eu des difficultés à garder un discours amical lorsqu’elle dirigeait son équipe :
– Je veux également que tu aides Thomas et Yan à rédiger leur article avant le bouclage. Je les ai dépêchés sur place après ton départ. Tu leur fournis tous les détails, sauf ton rendez-vous avec Fallière, bien sûr. Autre précision, je ne veux pas que ton nom soit cité. Tu n’étais pas là-bas. Envoie également l’info pour une brève sur le site Web.
– Tu étais au courant de l’attentat avant que j’arrive ?
– Évidemment, qu’est-ce que tu crois ! Nous nous devons d’être réactifs, surtout quand l’événement se passe quasiment au pied de l’immeuble. Bon, tu as du travail, je crois…
– C’est tout ? répliqua Alex plus sèchement qu’elle ne l’aurait voulu.
– Ah oui ! Et… quand tu as un moment, tu me téléphones pour me donner le lieu et l’heure de notre escapade nocturne de ce soir fit Françoise, moitié sérieuse, moitié amusée. Mais pas avant vingt et une heures trente. Je veux pouvoir m’occuper des enfants avant qu’ils ne me disent une fois de plus que je ne suis jamais là.
– Là, je te reconnais ! répondit Alexandra avec un grand sourire.
– Tu sais où il habite au fait, ton Fallière ?
– Dans le 5e arrondissement, à dix minutes d’ici à peine. Aussi bien, on voit son appartement de ton bureau, ce n’est vraiment pas loin, si on partait maintenant...
– J’ai dit ce soir. J’y serai, ne t’inquiète pas.