Chapitre 21
Lyon. Jeudi, 7 h 25.
Le jour filtrait par les rideaux de la chambre lorsqu’Alexandra ouvrit les yeux. La nuit n’avait pas suffi à faire descendre la température ambiante à un niveau raisonnable. Le drap dont elle s’était couverte gisait au pied du lit. Elle ne reconnut pas immédiatement les lieux, le temps que les brumes du sommeil s’évanouissent. Une voix dans la pièce à côté, Darlan…
…L’assassinat de Fallière, l’agression dans l’appartement, le feu… Le flot des souvenirs de la veille resurgissait telle une déferlante. Ils avaient décidé de partir pour la Bretagne le jour même.
Après avoir contacté son ami qui les attendait avec enthousiasme et mis au point les détails pour rejoindre la Bretagne, Darlan lui avait gentiment offert sa chambre alors qu’elle insistait pour dormir sur le canapé. « Je dors peu, lui avait-il dit, je vais travailler encore un peu et je parie que je serai levé avant vous demain matin. »
Puis il lui avait ouvert son dressing :
– Vous vous demandiez quels vêtements vous alliez mettre dans les jours à venir ? Eh bien, faites votre choix.
Le dressing, presque une pièce à part en fait, présentait deux grandes penderies, des étagères cloisonnées et des tiroirs sur la partie basse. D’un côté, soigneusement rangés et alignés, les habits du policier. De l’autre, Alexandra découvrit une impressionnante collection de vêtements féminins.
– Quand ma fiancée est partie, elle a tout laissé. Pendant presque six mois, je n’ai touché à rien, espérant qu’elle reviendrait, au moins pour reprendre ses fringues. Mais elle n’a jamais rappelé, aucun message non plus. Depuis, je me dis tous les jours qu’il faut que je vide tout ça.
Alexandra le trouva touchant dans la gêne manifeste qu’il éprouvait à en parler. « Il est encore amoureux », se dit-elle. Elle décida de pousser un peu plus loin, par curiosité.
– Et vous espérez toujours qu’elle revienne, n’est-ce pas ?
Darlan la regarda, amusé :
– Non, en fait je suis guéri, enfin je pense. C’est juste que je n’ai jamais trouvé un moment pour aller refourguer tout ça dans un vide-grenier. Mais n’allez pas vous plaindre. Au moins, vous n’avez que l’embarras du choix. Et ça tombe bien, vous avez presque la même taille.
Alexandra remarqua que le policier la détaillait un peu plus que nécessaire, ce qui, ajouté à l’exiguïté du dressing, créait une situation ambiguë.
– Vous êtes restés ensemble longtemps ? demanda-t-elle en retournant dans la chambre.
– Vous travaillez pour des magazines people maintenant ? répondit-il en la suivant des yeux. On est resté ensemble presque huit mois, un record en ce qui me concerne.
***
La journaliste évacua ce souvenir de la veille et se redressa dans le lit. Vêtue uniquement d’un tee-shirt appartenant au policier. Les seuls vêtements de nuit de l’ex-fiancée de Darlan qu’elle avait trouvés dans le dressing se limitaient à des nuisettes quasi transparentes dont certaines frisaient l’indécence. Elle avait fini par aller chercher du côté des rayonnages de son hôte. Elle s’était amusée de la collection de jeans, tee-shirts et vestes, quasiment tous identiques.
Dans le salon, Darlan discutait avec animation. Le ton de la voix du policier laissait percer une certaine colère contenue.
Elle se leva et alla choisir sa toilette du jour. Sa tenue de la veille ayant terminé à la poubelle sans regret. Elle avait apprécié l’instant où elle avait enfin pu s’en débarrasser avant de prendre une douche bien méritée. Elle pénétra dans le dressing. Si la taille des vêtements féminins correspondait effectivement à ses mensurations, les goûts vestimentaires de l’ex-maîtresse des lieux ne ressemblaient vraiment pas aux siens.
Beaucoup de robes colorées, en madras pour certaines, des petits hauts laissant le nombril largement dénudé, aux bretelles très fines et largement décolletées, le tout toujours dans des teintes vives. Alex restait très mesurée quant à l’originalité de ses toilettes. Toujours tirée à quatre épingles, elle ne s’autorisait des tenues décontractées que lorsqu’elle s’adonnait à ses multiples activités sportives. Le reste du temps et surtout à son travail, elle portait le plus souvent des tailleurs stricts. « Très femme et très pro », comme elle se plaisait à le dire à ceux ou celles qui lui conseillaient de se laisser aller de temps en temps. Elle se savait suffisamment jolie pour attirer le regard des hommes sans devoir choisir des tenues provocantes. Elle évitait de porter des toilettes dites sexy, ayant l’impression de se sentir dans la peau d’une marchandise bien emballée pour la vente.
Alex se fit violence et choisit enfin une robe légère, couleur fuchsia, dont le décolleté restait à un niveau presque raisonnable selon ses critères.
En sous-vêtements, elle s’apprêtait à l’enfiler lorsque la porte de la chambre s’ouvrit en grand, juste après un léger coup frappé :
– Levez-vous vite, ordonna le policier en même temps.
La journaliste, surprise de cette intrusion, n’eut que le temps de plaquer la robe contre elle.
– On ne vous a jamais appris à frapper avant d’entrer ?
– Désolé, mais c’est urgent. Nous devons partir, et tout de suite.
Sans même la regarder, il traversa la pièce et sortit deux sacs de voyage du dressing. Il en posa un sur le lit et entreprit de remplir l’autre avec ses propres affaires :
– Prenez autant de vêtements que ce sac peut en contenir. Je ne sais pas quand nous pourrons revenir ici.
– Si vous m’expliquiez, une fois de plus, s’énerva-t-elle, offusquée par le fait qu’il ose entrer dans la chambre sans même frapper, ou peut-être vexée qu’il ne lui ait pas prêté un minimum d’attention ni même accordé le moindre regard. « Un goujat », se dit-elle.
– J’ai bien peur que dans moins d’une heure, mes collègues ne soient remontés jusqu’à moi. Tout le monde au centre est passé au crible. Le commissaire est convaincu d’avoir une taupe dans son service. Je suis censé être au travail depuis trente minutes. Il ne lui faudra pas longtemps pour comprendre. Heureusement, j’ai encore des copains dans le service.
Pendant qu’il parlait, Darlan s’activait à remplir son sac, empilant des vêtements, sans avoir à choisir, vu le côté minimaliste de sa garde-robe, et sans se préoccuper de la jeune femme.
Elle le regarda faire pendant un moment, toujours bêtement cachée derrière sa robe, ne sachant pas comment réagir, persuadée qu’il allait lui laisser un moment d’intimité pour qu’elle puisse s’habiller. Mais à force d’attendre et de l’observer, elle se rendit à l’évidence, l’idée de la laisser seule un instant pour qu’elle puisse finir de se vêtir ne lui viendrait pas. Sur un coup de tête, elle enfila la robe devant lui. Il ne lui accorda pas le moindre regard, trop occupé à courir dans la chambre pour terminer son sac. À la fois soulagée et perturbée par le comportement du policier, Alexandra se lança également dans la préparation du voyage. Elle n’avait que quelques minutes pour achever ce qui lui prenait en général plusieurs heures. Elle préparait scrupuleusement le moindre de ses déplacements, choisissant chaque vêtement, coordonnant dans sa tête chaque tenue, listant chaque objet qui pourrait lui manquer. Elle se trouvait prise au dépourvu. Même lors des stages de sports extrêmes auxquels elle participait régulièrement, que ce soit pour la grimpe à main nue, pour le parachutisme ou le kitesurf, elle préparait toujours chaque détail avec soin.
Elle se rendit compte, en cherchant quelque chose de mettable dans le rayon tee-shirts, que, pour la première fois depuis longtemps, elle n’avait pas la moindre idée de l’endroit où elle allait se trouver le soir même, le lendemain, et les jours suivants. Alex balançait entre deux états d’esprit. D’un côté, le besoin de tranquillité, de retrouver son cocon, ses repères, et de l’autre cette envie de nouveauté, de frissons, qui la dévorait parfois et qu’elle comblait en pratiquant des sports forts en émotions.
– Prenez ce que vous voulez dans la salle de bains, l’interrompit Darlan, Flora y a laissé de quoi ouvrir une parfumerie. Ça me fera ça de moins à jeter. Dès que vous avez terminé, rejoignez-moi dans la cuisine, je prépare un petit déj. Thé ou café ?
– Café. Merci de tant d’attentions. Je suis heureuse de pouvoir vous rendre service en vous débarrassant des vieilleries de votre copine, répliqua-t-elle avec une pointe d’ironie.
– Ex-copine !… Elles vous vont plutôt bien, les vieilleries, non ? termina-t-il en quittant la chambre. Ne traînez pas, nous partons dans vingt minutes.
Elle passa dans la salle de bains et s’arrêta devant le reflet que lui renvoyait le miroir. La robe mettait ses formes en valeur beaucoup plus qu’elle ne l’avait imaginée. Sentant Darlan pressé de partir, elle décida d’abréger la séance de coiffage et de maquillage. D’ordinaire, le matin, elle consacrait au minimum une demi-heure à s’occuper d’elle… Elle opta pour un rouge à lèvres beaucoup plus coloré qu’à son habitude et en accord avec sa robe. Un trait sous ses yeux bleu clair. Elle renonça à sa coiffure habituelle et laissa ses cheveux mi-longs libres sur les épaules. Le résultat la surprit. La femme qui lui souriait dans le miroir ne lui ressemblait plus vraiment. Un mélange entre celle qui pratiquait des sports extrêmes et la journaliste, toujours stricte et professionnelle. « C’est amusant, se dit-elle, j’ai l’impression d’emprunter l’identité d’une autre. »
Alexandra posa son sac dans l’entrée de l’appartement. Elle marqua un temps d’arrêt, se demandant quels objets, accessoires ou vêtements elle avait pu oublier. Mis à part les goûts vestimentaires, de son point de vue discutables, de l’ex de Darlan, elle devait reconnaître que celle-ci lui avait laissé largement de quoi remplir son sac, dont les fermetures menaçaient d’ailleurs de craquer.
Elle trouva enfin ce qui lui manquait, quelque chose qui l’accompagnait systématiquement dans tous ses déplacements : des livres. Elle s’aperçut à ce moment qu’elle n’en avait vu nulle part dans l’appartement. Elle entra dans la cuisine où elle fut accueillie par une bonne odeur de café :
– Vous n’avez pas de livres ? demanda-t-elle à son hôte. Vous ne lisez jamais ?
– Si bien sûr, mais je ne lis pas souvent, et pratiquement que des romans policiers ou d’espionnage. Je sais, c’est pas très original pour un flic dans ma spécialité… Pour ce qui est des bouquins papier, j’ai tout donné depuis que j’utilise ça.
Sur ces entrefaites, il exhiba un iPad. Alexandra manipula l’objet comme si elle tenait une chose qui ne devrait pas exister. Elle connaissait l’existence de ces tablettes numériques qui permettaient, entre autres, de lire des livres téléchargés, sans avoir jamais compris comment ces objets pouvaient remplacer les livres papier ni même susciter autant d’intérêt dans le grand public.
– Pardonnez-moi, mais j’ai beaucoup de mal à adhérer à ce truc. Pour moi, un livre c’est une couverture, des pages en papier, de l’encre, une odeur. Certainement pas ça.
– Vous avez essayé de partir en voyage avec votre bibliothèque ? Moi je peux, et j’ai en plus des dictionnaires, une vidéothèque bien pourvue, de la musique pour des centaines d’heures et un accès illimité au monde. Essayez d’en faire autant avec un bouquin.
Alexandra tourna encore l’objet dans ses mains pendant quelques instants et se demanda quelle serait la réaction du policier si elle le laissait tomber par terre, juste pour comparer avec un livre papier, puis le rendit à son propriétaire.
– Je pense que mon bouquin papier n’a pas besoin d’être rechargé et ne risque pas de se refermer tout seul au milieu d’un passage palpitant, faute de pile.
– C’est bien possible, mais je suis pour le progrès et vouloir ignorer le progrès conduit à l’obscurantisme. Avec ce type de joujou, n’importe qui a accès à la plus grande bibliothèque du monde sans se déplacer. L’évolution de l’espèce humaine est dans l’ordre des choses.
– Je pense que le jour où ces machins remplaceront les livres papier, nous entrerons dans une phase de déclin. Une toute petite part de l’humanité aura accès à la connaissance et les autres n’auront même plus le choix de s’instruire avec un livre. Parce qu’à mon avis, on ne trouve pas ce gadget au milieu du désert. Par ailleurs, aux endroits où la culture et la connaissance n’arrivent pas encore, il n’y a pas d’électricité.
Darlan s’apprêtait à répondre puis se ravisa : il était temps de partir.
– Bon, prenez la tablette si vous voulez lire, ou laissez-la si vous voulez rester fidèle à vos convictions. Vous êtes chez moi, je n’ai pas de bouquins papier, alors faut faire avec.
Il regarda sa montre :
– On part dans dix minutes, si vous voulez avoir le temps d’avaler un café, c’est maintenant.
Alexandra s’attabla sans un mot, se demandant comment l’ex du policier avait pu tenir huit mois avant de le quitter.
Les premières notes de Hells Bells de AC/DC retentirent du portable de Darlan, à une puissance sonore suffisante pour être entendue de l’autre côté de la rue. Darlan se saisit de son téléphone et regarda l’origine de l’appel avant de répondre. Il esquissa une grimace. Alex demanda :
– Un problème ?
– Un collègue du boulot ! C’est pas bon signe.
Il mit le haut-parleur avant de prendre la communication en faisant signe à Alex de garder le silence.
– Rebonjour Patrick, tu ne peux plus te passer de moi ?
– Ne plaisante pas, Darlan, que se passe-t-il ? demanda son correspondant d’une voix étouffée, comme s’il parlait tout bas pour ne pas être entendu. Giraud vient de nous demander de vérifier toutes les actions que tu as passées de ta console, t’as fait quelque chose de pas clean ?
– De quoi tu parles ?
– Tu devrais te ramener ici avant que ça chauffe. Le commissaire a déjà mis en alerte une équipe pour venir débarquer chez toi.
– C’est quoi ce délire ? Je ne sais pas ce qui lui prend, reprit Darlan d’un ton désinvolte, comme si cette affaire ne le concernait pas. Ne t’inquiète pas, j’arrive d’ici dix minutes. O.K., je suis un peu en retard. Rappelle-lui que j’ai empilé des journées de douze heures depuis deux semaines, alors il ne va pas me gonfler pour une demi-heure. Un peu speed le commissaire en ce moment, tu ne crois pas ?
– Je ne sais pas. Je n’ai jamais vu ça ici. Tout le monde soupçonne tout le monde. Il est persuadé que c’est quelqu’un du service qui se rencardait sur Fallière hier soir. Pietri a lancé l’idée que tu en serais capable. Il a dit ça comme un exemple, mais Giraud l’a compris comme une éventualité possible.
– Pietri n’en manque jamais une. Je vais lui dire ce que je pense, de ses idées débiles. M’envoyer une équipe… Sans rire, il a rien trouvé d’autre ?
– Tu lui diras toi-même, je vais essayer de le faire patienter, alors ramène-toi vite.
– O.K., merci d’avoir appelé, et à tout de suite.
Il raccrocha et resta quelques instants sans réaction. Il venait de comprendre que sa vie bien calée allait changer sans espoir de retour. Ils devaient quitter l’appartement dans les plus brefs délais. L’équipe d’intervention finirait forcément par fracturer sa porte et découvrir son matériel. Il était grillé définitivement. Il leva les yeux vers Alexandra qui attendait impatiemment que le policier lui traduise en action la conversation à laquelle elle venait d’assister. Elle lisait sur son visage la gravité de la situation.
– Nous devons être partis dans cinq minutes au plus, une équipe va débouler ici.