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Mato Grosso do Sul, sud du Brésil
17 avril 2001
Évitant d’une centaine de mètres la clôture du périmètre, Manuel lâcha son paquetage au bout du filin et poursuivit sa descente à l’intérieur du complexe. Il décelait la présence de ses coéquipiers qui planaient au-dessus de lui, conscient du sol qui se précipitait vers lui à toute vitesse.
Il tira alors la suspente gauche pour se replacer dans la légère brise d’ouest, reprendre un poil d’altitude, attendit d’avoir senti le paquetage atterrir au-dessous de lui avec un choc sourd, et saisit aussitôt le mousqueton de largage rapide pour le libérer. Quelques secondes après, il ramenait doucement les deux suspentes à hauteur de sa taille pour rabattre la corolle. Elle se dégonfla d’elle-même en se vidant de son air.
Il atterrit en douceur sur la pointe des pieds.
Le menton baissé, Manuel se laissa légèrement basculer en avant et partit au petit trot, tout en gardant son équilibre pour se dégager du point de chute de la toile. Dans l’intervalle, les autres s’étaient posés en silence de chaque côté de lui. La plupart étaient arrivés debout, mais un ou deux avaient atterri un peu plus rudement, sur le dos ou le côté.
Bien vite, ils se relevèrent tous et se dégagèrent de leur harnais. Puis ils se précipitèrent pour récupérer leur paquetage et en vérifier le contenu : grenades, charges de plastic, fusil FAMAS amélioré, les mêmes que ceux que devait utiliser l’unité d’extraction. Troquant alors casque et lunettes de saut contre des casques de combat équipés d’afficheurs optiques, ils coiffèrent la visière fumée spéciale avant de coupler le viseur électronique de leur fusil à leur affichage tête haute, rabaissèrent l’œilleton du monoculaire puis progressèrent à pas furtifs au signal de leur commandant d’unité, après s’être séparés en trois groupes de quatre.
Si les renseignements qu’on leur avait fournis étaient corrects, il ne faudrait que quelques dizaines de secondes, au mieux quelques minutes, avant que leur présence ne soit détectée.
En même temps que d’autres éléments d’un intérêt vital pour leur employeur, cette information n’allait pas manquer d’être mise à l’épreuve des faits au cours de cette nuit.
La plupart des employés de l’usine les avaient surnommés les « hérissons ».
Rollie Thibodeau, qui était à la tête du détachement de sécurité nocturne, préférait quant à lui le terme de « petits salopiots », et il ne cessait de bougonner que leur façon de réagir à certaines situations lui faisait à son goût un peu trop penser au comportement humain. Mais Rollie était technophobe à l’extrême, et comme tout bon Cajun de Louisiane, il avait une propension innée à se montrer à la fois volubile et contrariant.
Malgré tout, quand il était d’humeur généreuse, il reconnaissait bien volontiers leur valeur en précisant que c’étaient de « rudement futés petits salopiots ».
En fait, les robots mobiles de sécurité n’étaient pas vraiment très malins, vu qu’ils possédaient en gros l’intelligence de scarabées et autres insectes dont les hérissons, les vrais, faisaient leur régal. Et alors qu’ils pouvaient se substituer aux hommes pour accomplir des tâches matérielles, des cybernéticiens à tendance asimovienne auraient argué qu’il était impropre, ou à tout le moins bien imprécis, de les définir même comme des robots, puisqu’ils étaient incapables de pensée et d’action autonome, étant esclaves d’ordinateurs de contrôle à distance et en définitive pilotés et surveillés en permanence par dés gardes humains.
D’authentiques robots, vous auraient affirmé ces experts, auraient eu la capacité de prendre des décisions autonomes et d’agir en conséquence sans l’aide de leurs créateurs, ce qui n’était sans doute envisageable que d’ici vingt ou trente ans. Ce qui existait à l’heure actuelle, et que le profane qualifiait à tort de robots, c’était en fait des machines à l’ aspect de robots.
Ces problèmes de définitions mis à part, les « hérissons » étaient des gadgets perfectionnés et polyvalents qui avaient trouvé à s’employer utilement : patrouiller les deux mille hectares du complexe de fabrication de composants pour la station spatiale installé dans le Mato Grosso do Sul. Grâce à un accord compliqué passé avec le gouvernement brésilien et la demi-douzaine de pays engagés dans la construction de l’ISS, Uplink International avait réussi à obtenir la direction et la gestion administrative de l’usine, tout en assumant de facto la responsabilité de sa protection : on avait réussi à convaincre les négociateurs brésiliens qu’il s’agissait là d’une concession coûteuse de la part d’Uplink, mais elle avait été en vérité loin de déplaire à Roger Gordian et à Pete Nimec, son chef de la sécurité. Si leur travail avec des pays au régime instable leur avait appris une chose, c’était bien que vous étiez toujours le mieux placé pour assurer votre propre sécurité.
Les hérissons contribuaient incontestablement à faciliter cette tâche. « Des R2D2 sous stéroïdes », comme les appelait plaisamment Thibodeau, et à sa manière imagée, c’était en fait une assez bonne définition. La caméra vidéo couleur omnidirectionnelle encastrée dans une tourelle hémisphérique articulée sur une tige verticale au bout de leur « cou » leur donnait en effet une allure vaguement anthropomorphe que bien des membres du personnel féminin trouvaient choute – comme du reste bon nombre d’employés mâles, même s’ils étaient plus rares à l’admettre ouvertement. Montés sur des plates-formes 6 6 chenillées, ils étaient rapides, silencieux et capables d’évoluer dans n’importe quel environnement, des coursives étroites aux escaliers, en passant par les terrains inégaux, escarpés et truffés d’obstacles à l’extérieur des bâtiments. Fruits du département R & D d’Uplink, ils exploitaient toute une palette de matériels et logiciels. Ils étaient dotés d’une large batterie de détecteurs d’incidents et d’intrusions : capteurs à large spectre de gaz, fumée, température, flammes, faisceaux radar micro-ondes, sonar, infrarouges passifs, détecteurs de vibrations et de lumière ambiante. Leurs bras munis de griffes rétractables étaient assez robustes pour soulever des objets de douze kilos tout en ayant une précision suffisante pour récupérer délicatement au sol la plus petite pièce de monnaie.
Mais les hérissons ne se contentaient pas de sonner l’alarme lorsqu’ils découvraient quelque chose d’anormal. Ils faisaient office à la fois de veilleurs de nuit et de brigade de première intervention, prêts à neutraliser sur ordre toute menace, des feux chimiques aux intrusions. Leur châssis était équipé de canons à eau capables de projeter un jet à haute pression mais aussi des filets de Superglue à base de polymère comme des super lubrifiants anti-traction ; de tubes lance-cartouches de gaz d’autodéfense ; de faisceaux laser aveuglants, de projecteurs d’hologrammes destinés à brouiller le champ visuel et autres gadgets, fruits de l’ambitieux programme d’armes de défense non létales élaboré par Uplink.
Le complexe brésilien était doté en tout et pour tout de six hérissons : quatre postés aux angles du terrain de forme grossièrement rectangulaire, et les deux derniers en renfort pour garder les bâtiments centraux. Chaque élément de la protection extérieure avait la responsabilité d’une zone qui s’enfonçait jusqu’à cent mètres à l’intérieur du périmètre et chacune de ces sentinelles mécaniques s’était vu affubler d’un pseudonyme dont les initiales évoquaient le point cardinal dont elle avait la charge : Ned longeait la clôture nord, Sammy, le flanc sud du complexe, Ed sa bordure est, Oscar la partie ouest. Les deux sentinelles intérieures étaient respectivement baptisées Alfred en référence aux ateliers et Bernard aux bureaux. En moyenne, un hérisson patrouillait huit à dix heures d’affilée avant de devoir aller recharger ses batteries nickel-métal-hydrure à l’un des postes idoines installés sur son itinéraire, les pauses étant plus fréquentes en cas de surcharge de travail.
Ils faisaient donc ainsi leur tournée, infatigables et silencieux, réagissant ici à un mouvement anormal, là à une variation de température incongrue, enquêtant sur tout ce qui semblait sortir de la norme, relayant un flot de données environnementales aux postes de contrôle derrière lesquels officiaient leurs superviseurs humains, et leur donnant l’alerte au moindre signe de danger ou d’intrusion non autorisée dans le périmètre assigné à leur surveillance.
Quant aux intrusions par le ciel, en revanche, c’était une tout autre histoire.
Le hérisson était à mi-parcours de son troisième circuit du secteur ouest du périmètre quand ses capteurs infrarouges détectèrent un signal dans la bande de douze à quatorze micromètres – signature caractéristique d’un corps humain –, cinquante mètres environ devant lui.
Le robot marqua un temps pour repérer la source d’émission mais celle-ci était déjà ressortie de son champ de détection.
Ses ordinateurs embarqués ayant calculé par triangulation la trajectoire de retraite prévisible de l’objet, le hérisson se mit aussitôt en chasse, cahotant sur le sol rocailleux.
Soudain, une autre source d’émissions infrarouges d’origine humaine apparut dans son périmètre de détection. Cette fois, elle était située derrière.
Puis une troisième se matérialisa sur sa droite, et une quatrième sur sa gauche.
Le robot s’immobilisa de nouveau, coincé. Il ne fallut qu’un instant à ses multiples capteurs montés sur tourelle pour opérer un balayage circulaire d’une portée de cinquante mètres. Dans le même temps, son illuminateur infrarouge projetait un faisceau pour permettre à son équipement vidéo de nuit de récupérer des images dans l’obscurité complète.
Une fois encore, les quatre sources de rayonnement incongrues entrèrent et sortirent du champ de détection des capteurs du petit robot : mais elles l’encerclaient toujours et leur trajectoire les laissait à peu près toutes à la même distance de lui.
Dès que ses systèmes logiques eurent corrélé les diverses entrées de ses sondes, le hérisson conclut de manière définitive que les objets l’encerclant étaient des entités humaines et constituaient des menaces potentielles. Mais de par sa conception même, ses programmes ne disposaient d’aucune option pour les traiter. Ils se contentaient de transmettre les données collationnées vers le site de contrôle, via une liaison radio cryptée, laissant à ses maîtres de chair et de sang la responsabilité de décider de la marche à suivre.
« Qu’est-ce qu’il nous fait, l’Oscar ? demanda Jezoïrski. T’as vu comment il se mit à flairer dans tout le secteur ?
– Ouaip, répondit Delure, préoccupé. Et ça ne me plaît pas du tout, mais alors pas du tout. »
À côté d’eux, Cody, le responsable de l’équipe, était penché, songeur, sur ses moniteurs de surveillance, sans mot dire.
Installés dans leur poste de contrôle situé dans les entrailles de l’usine ISS brésilienne, les gardes avaient sous les yeux tout un arsenal complexe de cadrans, jauges et écrans cathodiques qui les plaçaient au cœur même du dispositif de sécurité. Tous trois portaient des uniformes indigo dotés (une nouveauté) d’épaulettes représentant une épée de chevalier d’où jaillissaient en cercle des ondes radio : le symbole de la force internationale de sécurité et de contre-mesures d’Uplink, baptisée l’« Épée* » par référence au fameux nœud gordien qu’Alexandre le Grand aurait tranché d’un grand coup de lame. C’était une méthode qui s’apparentait à la manière pragmatique qu’avait Roger Gordian de gérer les crises, à laquelle s’ajoutait fort à propos un jeu de mots sur l’instigateur même de cette section.
Jezoïrski s’avança sur son siège. Ses traits étaient soulignés par l’éclat vert pâle du moniteur vidéo affichant les images infrarouges, tandis que ses yeux étaient rivés sur le détecteur placé juste en dessous.
« Merde, fit-il. Regardez cette émission de chaleur. Pas de doute, quelqu’un s’est introduit dans le périm… »
L’allumage d’un témoin d’alarme au tableau l’interrompit au milieu de sa phrase. Jezoïrski lança un regard à Delure qui s’empressa de noter l’incident puis indiqua de nouveau le moniteur.
Des images vert sur vert vacillaient sur l’écran : un groupe de silhouettes qui tournaient autour du robot de sécurité, s’en approchant et s’en éloignant à tour de rôle.
Cody songea à des limiers harcelant leur proie. Mais pourquoi ces fils de pute s’amuseraient-ils à jouer au chat et à la souris avec le hérisson ? Le principal intérêt de ces robots tenait à leur capacité d’alerte avancée et de blocage dans le cas d’une attaque périmétrique. Leur but était de gagner du temps avant l’arrivée de renforts en hommes, de repousser ou à tout le moins retarder dès le début toute tentative d’intrusion. Ils n’étaient en aucun cas destinés à se lancer dans une escarmouche, une fois le terrain déjà conquis. À ce stade en effet, il était aisé de les contourner ; quant à les neutraliser ou les détruire, ce n’était guère plus difficile.
Le front barré d’une ride profonde, Jezoïrski scruta l’écran radar devant lui. Sur l’image, le hérisson et les intrus qui l’encerclaient apparaissaient comme des formes codées en couleurs symboliques sur un fond de repères quadrillés portant des coordonnées numériques.
« Ça ne tient pas debout, commenta-t-il. Rien ne révèle nulle part de brèche dans la clôture extérieure…
– On pourra toujours voir ça plus tard. » Cody avait déjà saisi le téléphone. « Réglez-moi les robots pour une interdiction totale des intrus. Je veux le grand jeu. Moi, j’essaie d’avoir Thibodeau au bigophone. »
Sur ordre radio de Jezoïrski, Oscar lança un barrage visuel et sonore.
Sa première contre-mesure optique fut une salve du projecteur laser YAG-néodyme* monté sur sa tourelle. Pour les quatre hommes entourant le robot, ce fut presque comme si une petite nova venait de s’allumer au ras du sol, emplissant fugitivement la nuit d’un éclat de diamant.
Ils se dispersèrent aussitôt, reculant de plusieurs mètres – mais ils avaient prévu le flash. Ils savaient qu’une impulsion laser pouvait momentanément altérer leur vision ou leur brûler la rétine – éblouir ou aveugler, tout dépendait de la puissance, de l’intensité et de la longueur d’onde du faisceau. Ils savaient également que les armes utilisées par les défenseurs robots de l’Épée étaient calibrées pour n’engendrer aucun effet durable. Aussi avaient-ils muni leurs visières de filtres pour atténuer la brillance de la salve, considérant à juste titre que cela suffirait à en rendre les effets tolérables.
L’attaque sensorielle du hérisson n’était toutefois qu’un début. À peine le flash du laser s’était-il dissipé qu’un groupe de projecteurs halogènes bleus et rouges se mit à clignoter selon une séquence stroboscopique programmée : forme et fréquence reproduisaient avec précision celles des ondes cérébrales du cerveau humain. En synchronisme parfait, le générateur acoustique du robot s’était dans le même temps mis à émettre des ondes sonores à un niveau de cent décibels et selon une fréquence de dix hertz. C’était une résonance que les intrus parurent plus sentir qu’entendre, un grondement sourd, abrasif, juste sous le seuil d’audibilité, mais qui pénétrait le tréfonds du corps et vous soulevait le cœur, vous retournait les intestins et l’estomac.
Chaque arme à énergie dirigée travaillait suivant le même principe qui était de viser une cible précise à l’intérieur du corps humain, en accordant son spectre d’émission aux ondes de résonance caractéristiques de ces zones qui se trouvaient ainsi manipulées par hyper-stimulation. Les éclairs stroboscopiques s’attaquaient aux récepteurs visuels du cortex postérieur, déclenchant une tempête d’activité électrique analogue à celle qui survenait lors d’une brusque crise d’épilepsie. Le générateur acoustique avait quant à lui des cibles multiples : l’oreille interne, où des vibrations anormales du liquide emplissant les canaux semi-circulaires mettraient à mal le sens de l’équilibre, et les organes mous de l’abdomen où le même type de vibration entraînerait convulsions et nausées.
L’effet combiné de ces mesures neutralisa aussitôt les intrus, brouillant leurs sens et leurs fonctions motrices, entraînant malaise et confusion, déclenchant une brusque phase hallucinatoire qui les déconnecta de leur environnement. Tremblant, hoquetant, crachotant, ils se mirent à tourner vainement en rond, le pas mal assuré, éperdus, désorientés. L’un d’eux tomba sur le dos, sa vessie se relâcha, tandis que des spasmes agitaient ses membres d’une façon grotesque. Un autre s’effondra à genoux, les mains crispées sur l’estomac, et vomit.
Bien mal en point lui aussi, Manuel savait qu’il n’avait que quelques secondes pour réagir. Se maintenant debout par la seule force de sa volonté, il se tourna vers ce qu’il estimait être la direction de l’attaque, ferma hermétiquement les yeux pour se protéger des faisceaux stroboscopiques, leva son FAMAS et lâcha au jugé une grenade de 20. C’était une façon grossière et bien mal appropriée d’utiliser une arme sophistiquée à l’extrême, mais elle parvint au résultat voulu : le projectile atterrit à quelques mètres à peine du châssis porteur du robot et explosa dans un éclair aveuglant.
Manuel se jeta au sol au moment où l’onde de choc lui passait dessus ; il attendit une seconde ou deux, puis se releva et s’épousseta. Un bref regard circulaire lui révéla qu’un des membres du commando avait été tué par l’explosion, déchiqueté par les éclats. Lui-même avait une plaie ouverte au coude. Mais le robot n’était plus qu’une épave. Il gisait, renversé sur les restes carbonisés d’une chenille en caoutchouc, des flammes et de la fumée jaillissant par saccades de son châssis tordu. D’où il était, Manuel pouvait sentir l’odeur des circuits électriques brûlés.
Une épave.
Il vit les survivants de son groupe tâcher de retrouver leur équilibre, leur laissa quelques secondes pour se ressaisir, puis leur fit signe de le rejoindre. Ils n’avaient pas le temps de s’appesantir sur leur unique perte.
« Vengan aqui ! souffla-t-il. Venez ! On a encore du boulot ! »
Rollie Thibodeau avait beau adorer son boulot chez Uplink, il avait beau le considérer comme important, il n’empêche qu’il détestait que ses horaires bouleversent son horloge biologique, mettent sens dessus dessous ses habitudes quotidiennes et gênent sa vie personnelle bien plus qu’il ne l’aurait imaginé d’emblée.
Un seul exemple : le sexe – ou plutôt son absence… Où trouverait-il une femme en synchronisme amoureux avec son emploi du temps, lui qui se pieutait à l’aube pour émerger du lit au coucher du soleil, tel un vampire ? Autre exemple : le sommeil.
On était quand même au Brésil, le pays des corps bronzés et du fio dental(1)4 .Comment voulait-on qu’il trouve un minimum de repos quand la lumière tropicale assaillait ses persiennes, le tentant par sa chaleur en lui rappelant ces longs après-midi torrides et romantiques passés sur les pistes de danse ? Enfin, s’il fallait un troisième exemple, il n’y avait qu’à prendre une activité aussi essentielle pour l’homme que la bouffe. Comment pouvait-on franchement espérer le voir de bonne humeur quand ses repas étaient proprement innommables ? C’était déjà bien assez chiant de se retrouver paumé à cent cinquante bornes de la ville la plus proche sans avoir en plus à se nourrir des plats fadasses et sans épices qu’on leur servait à la cantine. Ils étaient déjà dégueulasses quand ils sortaient tout chauds des cuisines. Mais devoir en plus se les taper après qu’ils avaient passé une demi-journée au frigo avant d’être réchauffés au micro-ondes, alors, là, ça frisait le carton rouge. Quant aux heures où il était contraint d’ingurgiter ces horreurs quand il était de garde la nuit… calous ve, mieux valait ne pas en parler !
Assis dans le bureau exigu mais propre à l’entresol du bâtiment central du complexe, Thibodeau lorgnait avec un mécontentement farouche son assiette de bœuf trop cuit et de purée en flocons. Il était un peu plus de huit heures du soir, et le petit nouveau de l’équipe, un dénommé McFarlane, venait tout juste d’entrer avec leur repas. Lui aussi avait son assiette et il semblait pour sa part avoir du mal à se retenir de rejoindre son poste pour se jeter dessus… tiens, encore un détail qui embêtait Thibodeau : incapable de feindre d’apprécier ce qu’on leur servait, il avait renvoyé sans ménagement la jeune recrue qui n’y était pour rien, et se sentait d’autant plus péteux d’avoir ainsi fait retomber sur le messager la responsabilité du message.
Enfin, il pourrait toujours rattraper le coup plus tard. Lui expliquer que même l’individu le mieux disposé du monde pouvait avoir son humeur ruinée à jamais après deux ans passés à bouffer un déjeuner immonde à huit heures du soir, et un répugnant ersatz de dîner entre minuit et trois heures du matin. Seul le petit déj’ lui procurait une once de satisfaction, et encore, uniquement parce que les cuistots arrivaient pour bosser à six heures du matin, ce qui lui permettait d’avoir des œufs frais et des gaufres avant la fin de leur service, et ainsi au moins de se taper un repas relativement décent à une heure à peu près normale.
« Seigneur, sois remercié pour notre putain de bouillie quotidienne », grommela Thibodeau, avec son fort accent cajun.
La mine sombre, il s’apprêtait à saisir couteau et fourchette quand retentit la sonnerie stridente du téléphone. Il jeta un coup d’œil à l’appareil et vit que le témoin rouge clignotait. Aussitôt, il décrocha le combiné.
En dehors des exercices, ce poste n’avait jamais servi depuis qu’il travaillait au complexe.
« Oui ? »
L’homme au bout du fil était Cody, du PC de surveillance.
« Monsieur, nous avons une intrusion.
– Où ça ? » Thibodeau se raidit aussitôt, oubliant pour le coup ses rancœurs culinaires.
« Secteur ouest. » La voix de Cody était tendue. « Oscar a détecté plusieurs intrus. Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est qu’on n’a constaté aucun dégât à la clôture. Aucun signe de violation du périmètre.
– Vous confirmez qu’le p’tit salopiot est sur eux ?
– Affirmatif. On a mis en œuvre ses batteries de lasers et de canons acoustiques mais… » Il marqua une pause d’hésitation. « Monsieur… On a perdu la liaison Oscar. C’est plutôt inquiétant. »
Thibodeau soupira. Il leur avait répété mille fois qu’il ne fallait pas se fier aux hérissons. Mais merde, il n’avait certainement jamais voulu que les faits lui donnent raison.
« Des nouvelles d’Henderson et Travers à la grille ?
– On a essayé de les contacter par radio mais on n’a pas eu de réponse.
– Bon Dieu… Envoyez là-bas des hommes immédiatement. Je veux également un détachement complet pour protéger les ateliers et l’entrepôt. Bouclez-moi tout le secteur, c’est compris ?
– À vos ordres, monsieur. »
Thibodeau réfléchit un instant, la main crispée sur le combiné. Il avait hâte de se trouver au PC de surveillance pour constater de visu ce qui se passait. Mais avant, il voulait être sûr d’avoir couvert ses arrières.
« Mieux vaudrait déjà préparer une couverture aérienne, reprit-il au bout d’un moment. Laissez le bon temps rouler, ajouta-t-il en cajun.
– Comment dites-vous, monsieur ? »
Thibodeau quitta son siège. « Dites aux pilotes d’hélico de boucler leur putain de harnais, en vitesse ! Terminé ! »
Manuel était tapi près de la grille. Son bras l’élançait, la manche de sa combinaison déchirée était toute chaude et humide de sang à l’endroit de la blessure. La rapidité de ses mouvements avait accru l’hémorragie mais la destruction du robot-sentinelle allait sans aucun doute attirer des vigiles dans le secteur et il n’avait pas intérêt à traîner s’il voulait éviter de se faire prendre. Sa blessure attendrait.
Prenant sur lui pour ignorer la douleur, il sortit de son paquetage un triangle de C4*, ôta la pellicule protectrice et plaqua délicatement l’explosif autour du pied du portail. Puis il tira trente centimètres de cordon Primadet, dont une extrémité était raccordée à une cartouche fusible en alu, l’autre à un détonateur à pile du diamètre et de la longueur d’un stylo-feutre. Il introduisit la cartouche dans le pain de plastic moulé en fer à cheval et régla le détonateur sur cinq minutes. Dès qu’il aurait ôté la goupille de sécurité, l’aiguille sur le minuscule cadran se mettrait à tourner, initiant la séquence de détonation… mais il ne pourrait le faire qu’après que ses compagnons auraient fini de câbler les charges qu’ils avaient déjà fixées au pied des autres poteaux de clôture. Le mince filin orange du détonateur déclencherait les charges reliées entre ; elles presque simultanément, et il avait bien l’intention d’être à bonne distance quand ça se produirait.
Il se tapit pour attendre. Plusieurs mètres sur sa gauche, une lumière brillait derrière la vitre brisée du poste de garde. La seule paroi visible de là où il se trouvait était éclaboussée de sang. Un bras inerte reposait, appuyé contre le mur, à la verticale de l’endroit où gisait l’un des gardes abattus.
Manuel détourna les yeux pour parcourir du regard la partie de la clôture où les autres continuaient de s’affairer, silhouettes à peine moins obscures que l’obscurité ambiante. Faire une percée dans le grillage, l’idée n’était pas de lui. Les vigiles de garde devaient connaître le code électronique d’accès et il avait proposé qu’on les capture et les force à ouvrir la grille sous la menace d’une arme. Mais Kuhl avait élaboré un plan strictement minuté et il voulait les voir éliminés physiquement avant l’arrivée du commando parachutiste. Une fois neutralisés les gardes et le robot du secteur ouest, son raisonnement était qu’il y aurait une brèche dans la surveillance jusqu’à l’arrivée de renforts. Cela devrait laisser au groupe de Manuel une marge pour installer les explosifs pendant que les équipes Orange et Jaune se chargeraient de leur partie du plan.
Manuel n’avait pas discuté. C’était à Kuhl de prendre les décisions finales, son rôle à lui se bornait à les exécuter.
Manuel vit à présent l’un des autres parachutistes s’approcher au petit trot de la grille, tout en dévidant une longueur de cordon détonateur derrière lui. Pas trop tôt. Sa blessure était béante, moche à voir, la chair déchiquetée incrustée d’éclats métalliques. Il allait falloir qu’on s’en occupe sans tarder.
Il inspira pour s’éclaircir les idées, puis prit le cordon des mains de son compagnon et l’introduisit dans la charge qu’il venait d’amorcer.
« Bueno, Juan. Où est Marco ?
– Il arrive », répondit Juan. Puis, indiquant le bras de Manuel : « Ça ira ? »
Manuel le regarda.
« Oui, oui, ça ira. » Il se força à ne pas tituber en se relevant. « Préviens par radio Tomas et les autres. Annonce-leur qu’on a fini le boulot. Puis je tire sur la goupille. »
Au centre du complexe, au troisième sous-sol, Thibodeau se rua dans la salle du PC de surveillance et découvrit Jezoïrski, Cody et Delure en train d’étudier leurs écrans, affolés.
« Putain, mais qu’est-ce qui se passe ? » lança-t-il, remarquant aussitôt leur perplexité.
Delure pivota sur sa chaise.
« Monsieur, c’est Ned… le hérisson a détecté un groupe d’intrus dans son secteur. Il pourrait s’agir des mêmes que ceux déjà repérés à l’ouest, impossible à dire… »
Thibodeau jeta un œil à l’écran et émit un borborygme. Peu lui importait de savoir s’il s’agissait des mêmes individus découverts par Oscar : le problème était qu’ils aient pu entrer dans le complexe sans déclencher une seule alarme périmétrique, et surtout le but d’une telle intrusion. Homme d’instinct, le Cajun discernait déjà une sorte de schéma dans cette attaque qui le ramenait au temps où il effectuait des patrouilles avancées au sein du 101e de cavalerie aérienne dans le Sud-Est asiatique… Tout cela éveillait en lui des soupçons presque trop insensés pour qu’il ose encore les partager.
Mais il ne pouvait ignorer les signaux que lui apportait son expérience personnelle et, question expérience, avec le commandement d’une unité de reconnaissance avancée à Camp Eagle, il avait été servi. Si incroyable que cela puisse paraître au premier abord, ce qui était en train de se passer avait toutes les caractéristiques d’une insertion aéroportée. D’où l’apparente capacité des intrus à surgir de nulle part, ainsi que ce jeu absurde du chat et de la souris avec Oscar le robot. Ils n’avaient pas éliminé le hérisson parce qu’il les gênait mais de propos délibéré, comme si leur but avait été d’accaparer l’attention du satané bidule.
Thibodeau avait noté l’expression perplexe des hommes lorsqu’il avait déboulé dans la salle, expression qui devait être le parfait reflet de la sienne. Il était certain que ces regards auraient empli d’une intense satisfaction les visiteurs indésirables qui occupaient en ce moment même le périmètre de leur installation. Sûr que pour sa part il appréciait ce genre de scénario quand il sillonnait la jungle aux alentours des années 69 et 70. Les hélicos rasaient la cime des arbres chaque fois qu’ils repéraient des poches de Nord- Vietnamiens et lâchaient dans la nature leurs groupes d’éclaireurs qui plongeaient aussitôt dans les fourrés, guettant la première occasion de semer panique et confusion chez l’ennemi. Ça s’appelait faire la chasse(1)5 « Tu peux me donner une position plus précise de ces salauds ? »
Delure manipula un bouton sur sa console pour superposer une carte numérisée à l’image radar qu’ils avaient en ce moment sous les yeux. « Ça vous va ?
– Pas mal, pas mal, maintenant zoome-moi dessus. »
Delure pressa une autre touche pour agrandir l’image. Thibodeau vit le relief de la partie ouest du complexe grossir et gagner en détails autour des points lumineux qui matérialisaient la position des intrus.
« Ah, non ! » s’écria-t-il en français. Il indiqua une ligne bleue qui sinuait sur l’écran. « Regarde un peu où ils sont ! »
Delure le fixa, bouche bée. « Près de l’allée ouest. C’est le chemin le plus direct entre notre garage et la clôture. »
Thibodeau acquiesça.
« Fous-leur les hérissons au cul, mais cette fois, balance-leur quelque chose d’un peu plus épicé que tes guirlandes de Noël ! Nos engins de chasse vont prendre la route d’une minute à l’autre ! »
Les mines anti-véhicules qu’ils avaient installées étaient camouflées d’une manière toute simple mais habile : enveloppées dans du papier goudronné, elles se confondaient avec le revêtement de la route. De jour, il aurait été déjà difficile à un chauffeur de les repérer. De nuit, elles étaient complètement invisibles.
Peu après avoir quitté la route d’accès pour rejoindre leurs compagnons, Tomas et Raul entendirent un ronronnement sourd, tout près d’eux, sur la droite. Ils pivotaient en direction du bruit, le FAMAS prêt à tirer, quand le robot de sécurité leur fonça dessus avec agilité, braquant sur eux le tube fixé à son flanc, tube de la buse duquel jaillit un flot de liquide sous pression.
Avant que l’un ou l’autre n’ait eu le temps de presser la détente, ils étaient trempés de polymère super lubrifiant qui presque aussitôt se figea en couche mince sur leur peau, leur tenue de combat et le sol autour de leurs bottes.
La première idée de Raul fut qu’ils venaient de se faire arroser de mousse incapacitante, mais il eut tôt fait de s’apercevoir que cette substance était d’une tout autre nature : plutôt comme de la neige carbonique à sa façon de se solidifier, sauf qu’elle était à peine plus froide que l’air ambiant. En fait, c’était presque comme si le fluide avait modifié non pas son état physique propre mais le sien, comme si chaque partie de son corps qui était entrée en contact avec lui avait été aussitôt métamorphosée en statue de glace, en bloc de neige. Tout d’un coup, il fut incapable de tenir son fusil. Plus il essayait de le retenir, plus il lui échappait. Les yeux agrandis d’inquiétude et d’incompréhension, il vit l’arme lui glisser des mains, tirant brusquement sur le câble qui le reliait à son viseur tête haute et, tel un poisson ferré qui s’agite au bout d’une ligne, pendouiller ridiculement au bout de son casque. Il essaya de la récupérer, ses doigts cherchant désespérément à agripper le canon ou la crosse, mais elle lui échappa pour tomber à ses pieds.
Il voulut se pencher pour la récupérer quand les semelles de ses bottes perdirent toute adhérence et ses jambes se dérobèrent sous lui.
Son dos heurta rudement le sol, lui coupant le souffle. Il essaya tant bien que mal de se relever mais ne réussit qu’à glisser sur le flanc. Nouvelle tentative, nouvelle glissade. L’herbe sous lui était à la fois crissante et savonneuse. Ses vêtements étaient aussi raides que du plastique. Il se sentait engoncé dans sa peau devenue cassante et bien trop serrée. Du coin de l’œil, il vit Tomas qui glissait sur le ventre, tout aussi impuissant que lui à se relever : il avait l’air ridicule d’un type qui cherche à nager sur une plaque de verglas.
Alors Raul cria, passant soudain de la terreur à la panique complète, il cria à pleins poumons, et il était encore secoué de sanglots quand les voitures de sécurité dépêchées par Thibodeau déboulèrent derrière lui sur la route d’accès.
Cette même route où, quelques instants plus tôt, deux des envahisseurs avaient posé leurs mines.
Les trois voitures bleu foncé de riposte rapide précédèrent de plusieurs minutes les renforts aériens pour arriver à la grille – en partie parce que leurs chauffeurs étaient plus proches du garage que les pilotes ne l’étaient de l’aire de décollage, et en partie parce que les Skyhawk avaient un temps de chauffe plus long que les berlines Mercedes 300SE blindées qui, elles, démarraient au quart de tour.
En se mettant en chasse, les chauffeurs savaient que ce délai allait leur poser problème. Les équipes couplées voitures-hélicos étaient en effet équipées d’un système de détection thermique intégré qui leur permettait de localiser avec précision leur cible grâce à une liaison vidéo par micro-ondes entre l’équipement de surveillance monté sur la nacelle des Skyhawk et le récepteur placé sur le tableau de bord des Mercedes. Mais sans la transmission aérienne des hélicoptères, les hommes au volant ne pouvaient que se fier à leurs phares pour repérer les intrus.
Hélas, ils perdaient également toute chance d’être avertis de la présence des mines dissimulées un peu plus loin sur la route.
Il y avait deux hommes dans la première voiture, en plus du chauffeur, assis à sa droite et à l’arrière. Aucun des trois occupants du véhicule ne sut ce qui les avait atteints. Le conducteur aperçut effectivement sur la chaussée une tache noire presque invisible trois mètres à peine avant que la mine ne passe sous ses roues, et pensant à un cassis ou un dos-d’âne, il voulut l’éviter. Mais à la vitesse où il roulait, c’était quasiment mission impossible.
La mine détona dès qu’elle fut effleurée par le bord du pneu avant gauche. La Mercedes fut projetée dans les airs, le nez relevé. Si la carrosserie blindée avait été conçue pour encaisser l’impact direct d’une rafale d’arme légère, le châssis restait vulnérable à la boule de feu orange qui le lacéra, tuant sur le coup les trois occupants. Une seconde plus tard, le véhicule retomba sur le flanc droit et glissa sur quelques mètres, en équilibre instable sur deux roues, avant de se retourner sur le toit, tandis qu’une gerbe de flammes surgissait du pare-brise pulvérisé.
Les yeux agrandis par le choc et la terreur, le chauffeur du second véhicule se dressa sur la pédale de frein, sa voiture se mit en travers et passa au ras de l’épave fumante, assez près pour lui permettre d’entrevoir par la lunette arrière les restes boursouflés et carbonisés d’un visage au milieu du brasier. Puis ses pneus touchèrent la deuxième mine, déclenchant une autre formidable explosion. La dernière chose qu’il entendit alors que sa voiture était pulvérisée, ce fut son cri de terreur mêlé à ceux de ses passagers.
Moins de dix mètres derrière, le chauffeur de la troisième voiture réussit là où ses deux prédécesseurs avaient échoué. Le capot soumis à une grêle d’éclats de métal et de plaques de bitume, la Mercedes vira à gauche, sortit de la route pour aller cahoter dans l’herbe du bas-côté, ses pneus soulevant des mottes de terre et de gazon. Ayant bénéficié de quelques précieuses secondes pour réagir, le chauffeur du dernier véhicule du convoi obliqua dans la direction opposée, s’arrêtant lui aussi pile, à la dernière seconde avant une mort immédiate.
Un peu plus loin dans l’obscurité, deux membres du groupe Orange étaient planqués dans l’herbé, silencieux. Les deux intrus s’étaient portés légèrement en avant de leurs compagnons après avoir truffé de mines la route, ayant réussi à semer le robot de sécurité de la partie nord du périmètre en se maintenant largement hors de portée de ses détecteurs.
Ils restèrent étendus dans l’herbe quelques instants encore, contemplant les explosions à travers leurs lunettes de vision nocturne, observant les rescapés de l’embuscade qui sortaient en titubant, hébétés, des épaves de leurs voitures. Puis une nouvelle explosion ébranla le complexe, vers l’ouest, projetant vers le ciel une gerbe de feu.
Le succès du groupe Bleu ayant ainsi été confirmé avec fracas, les deux hommes se retirèrent dans l’ombre. Leur piège avait fonctionné, mais ils n’en avaient pas encore terminé avec leur mission nocturne.
L’étape ultime était encore à venir.
Kuhl regarda devant lui la lueur de l’explosion en imaginant les ondes de choc qui faisaient chavirer le cœur de ses adversaires. Il avait planifié la mission de ce soir avec soin, il en avait supervisé le moindre détail, et ses préparatifs portaient maintenant leurs fruits.
Puis il entendit un crissement métallique déchirant – on aurait cru un cri d’agonie – et vit un pan entier de la clôture extérieure s’élever dans les airs avant de retomber vers le sol dans une pluie d’étincelles et de débris.
L’heure était venue.
Kuhl se tourna vers son chauffeur et donna l’ordre de transmettre le signal de la mobilisation. L’autre répondit d’un hochement de tête, et fit un appel de phare tout en pressant une seule fois la pédale de frein.
Le chauffeur derrière lui fit de même, ainsi que le suivant, le signal lumineux descendant rapidement la file de jeeps.
Les moteurs redémarrèrent et bientôt les véhicules roulaient en direction du feu et du tonnerre de déflagrations : la route du complexe s’ouvrait désormais devant eux.
Le visage livide, la main tremblante, Thibodeau rendit à Delure le casque. Même en sous-sol, les détonations autour du complexe avaient été audibles comme des chocs assourdis, la dernière, la plus puissante, ébranlant les murs comme un séisme. Mais ce n’est qu’après avoir reçu les premières nouvelles de leur équipe motorisée d’intervention – ou de ce qui restait de ces malheureux – qu’il s’était mis à trembler lui aussi. Et maintenant, dans le silence menaçant qui avait suivi les explosions, il se rendit compte que seul un suprême effort de volonté réussirait à maîtriser ce tremblement.
Jusqu’ici, les agresseurs, pour l’instant toujours non identifiés, l’avaient débordé dans toutes les phases de l’attaque. Et il était exclu que cela continue ainsi.
Il croisa les mains dans le dos et se mit à faire les cent pas, les dents serrées, luttant pour se dominer.
Qu’est-ce qui se passait à l’extérieur ? Et que pouvait-il faire pour riposter ?
Il estima que le meilleur moyen de trouver un début de réponse à ces questions, à tout le moins d’essayer, était de récapituler ce qu’il savait déjà – même si ce n’était guère réjouissant. La porte ouest était défoncée, l’itinéraire le plus direct vers celle-ci était bloqué par les carcasses en flammes de ses propres véhicules d’intervention. Un groupe d’hommes fortement armés et parfaitement entraînés avait pénétré sur le complexe et encerclait à présent les installations. Des hommes qui s’étaient révélés non seulement des saboteurs mais des tueurs impitoyables.
Il ignorait encore leur nombre exact. Ainsi que leur but ultime. Mais une chose était sûre : leur plan ne s’arrêtait pas à une simple escarmouche à la périphérie du complexe.
Quel que soit l’objectif, il devait se trouver au cœur des bâtiments de fabrication ou de stockage. Peut-être même dans les quartiers d’habitation – où logeaient plusieurs membres éminents de l’équipe scientifique responsable de la station spatiale. Il avait déjà ordonné le bouclage total de ces divers secteurs, mais aurait-il des effectifs suffisants pour résister à une frappe concentrée ?
Thibodeau arrêta de faire les cent pas et posa une main sur l’épaule de Delure.
« Combien d’hommes avons-nous pour protéger les bâtiments ?
– Entre quinze et vingt, monsieur.
– C’est-à-dire l’ensemble des équipes de jour et de nuit ? Arrête-moi si je me trompe.
– Non, vous ne vous trompez pas, monsieur. L’ensemble, à l’exception des hommes dans les voitures et les hélicos. Et de ceux qui résident en dehors de la base. »
Thibodeau acquiesça. Une poignée d’agents de l’Épée et d’autres membres du personnel préféraient effectuer le long trajet quotidien depuis Cuiabâ plutôt que de loger sur place.
Il resta un moment silencieux, la mâchoire crispée. Toujours un point d’avance sur moi, ces salauds, pendant que je tourne en rond comme un poulet décapité.
Il lâcha soudain le bras de Delure, se dirigea d’un pas décidé vers un placard métallique à l’autre bout de la salle, et en sortit un gilet pare-balles en Zylon.
« Vous autres, vous restez ici à tenir la place, dit-il en enfilant le gilet. Moi, je monte voir là-haut. »
Une dizaine de mètres après avoir franchi l’ouverture béante dans la clôture, les jeeps marquèrent un bref temps d’arrêt. Des îlots de débris enflammés jonchaient l’herbe alentour, jetant des lueurs dansantes sur le visage de leurs occupants.
Les rescapés des groupes Orange et Bleu attendaient à l’endroit convenu. Ils embarquèrent prestement dans les véhicules.
Manuel grimpa dans la jeep de Kuhl, sans aide mais non sans difficulté. Il entendait son propre sang goutter sur le siège arrière alors qu’il s’installait à côté d’Antonio.
« Beau boulot », commenta Kuhl, assis, impavide, à l’avant.
Manuel appuya la tête au dossier, la respiration lourde. Il avait l’impression que mille aiguilles chauffées à blanc lui transperçaient le bras. « Marco a été tué. Et deux gars du groupe Orange sont restés sur le carreau. »
Kuhl ne bougeait toujours pas.
« Les pertes étaient prévisibles », dit-il d’une voix atone.
Puis il fit un geste sec de la main et la jeep s’ébranla de nouveau ; les autres la suivirent en convoi rapproché.
La première idée qui traversa l’esprit d’Ed Graham quand il avisa les jeeps depuis son hélico, ce fut le souvenir de ses nombreuses années de service comme pilote dans la police de L. A. Puis sa seconde idée fut que la première constituait un constat bizarre et plutôt effrayant sur l’état de la société américaine d’aujourd’hui, compte tenu que naguère encore, c’étaient encore les lettres Hollywood ou le Théâtre chinois qui symbolisaient Los Angeles, pas la vue d’un convoi d’une vingtaine d’hommes en tenue de combat.
Sa troisième idée, dans la foulée, fut qu’il aurait intérêt à cesser de gamberger pour passer à l’action illico presto, vu qu’il était en train de contempler un foutu beau merdier.
« Bon Dieu, on a une putain de situation de merde », commenta l’homme assis à sa droite, hurlant presque pour couvrir le claquement des rotors. Il saisit son micro. « Autant demander par radio des renforts avant d’aller saluer nos invités… »
Ed acquiesça, les mains sur les commandes. Mitch Winter était le meilleur copilote du complexe. Ils étaient sur la même longueur d’onde et s’entendaient à merveille, ce qui leur facilitait grandement la tâche.
Il descendit à basse altitude, tandis que Mitch envoyait son message à la base et au reste de la flotte. Cent pieds au-dessous d’eux, les jeeps s’étaient arrêtées brutalement : on voyait leur chauffeur et leurs passagers se dévisser le cou pour apercevoir le Skyhawk.
Jetant un œil à l’extérieur par la verrière, Ed lâcha la commande de pas cyclique pour allumer le projecteur Starbust SX-5 qui équipait leur hélico. Simultanément, Mitch avait basculé un interrupteur sur son micro pour le commuter en mode mégaphone.
Le faisceau d’une puissance de quinze millions de candelas du projecteur arrosa les hommes du convoi, son éclat éblouissant les clouant sur place et transformant la nuit en plein jour à midi.
Ed lança un regard à son copilote. « OK, à toi de jouer. »
Mitch acquiesça et porta le micro à ses lèvres.
« Restez où vous êtes et… »
« … lâchez vos armes ! »
Noyé dans cette lumière impitoyable tombée du ciel, Kuhl passa la tête par la portière pour regarder la longue file de jeeps, la main en visière pour se protéger les yeux. L’ordre qui venait de retentir dans le mégaphone de l’hélicoptère avait été sans équivoque. Sa réponse allait être tout aussi directe.
« Ouvrez le feu, lança-t-il. Ahora ! Immédiatement. »
Les quatre membres du groupe Jaune s’étaient approchés à quelques mètres à peine du bâtiment, bondissant d’une cachette à l’autre, tels des spectres dans la nuit. Leurs coups de sonde les avaient menés à la conclusion que leur objectif initial était trop bien gardé pour être accessible, mais leurs préparatifs incluaient des solutions de repli, et le bâtiment situé juste devant eux leur semblait bien plus vulnérable.
Alors qu’ils s’étaient arrêtés près d’une cabane de service pour vérifier leurs armes, ils entendirent une rafale d’arme automatique retentir au loin, du côté de la grille ouest, bientôt couverte par un bruit de véhicules et d’hélicoptères convergeant sur le secteur.
Ça ne pouvait pas mieux tomber.
S’ébranlant comme un seul homme, ils se glissèrent aussitôt vers leur objectif.
Une pluie de balles crépitant sous sa carlingue, Graham poussa sur la commande de pas cyclique tout en rajoutant du pas collectif pour accroître la force ascensionnelle. Le blindage ultra-léger en bore du cockpit lui avait littéralement sauvé la peau, mais il n’avait pas envie de forcer sa chance en subissant d’autres tirs directs. Surtout alors qu’il n’était pas en mesure de riposter – conséquence des restrictions du gouvernement brésilien concernant l’équipement en capacités d’attaque de leur matériel aérien, à voilure fixe ou tournante. Muito obrigado. Oui, grand merci au responsable, quel qu’il soit.
Tandis que le Skyhawk prenait rapidement de la hauteur, il jeta un coup d’œil par le pare-brise et releva aussitôt le type d’arsenal auquel il était confronté. Ni les fusils ni les viseurs tête haute qui équipaient ses agresseurs ne ressemblaient à quoi que ce soit de connu.
« Je reste dans le secteur jusqu’à ce que tu aies pu me tirer le portrait de ces cinglés là-dessous, Mitch, s’écria-t-il en indiquant le moniteur sur leur console. Pas envie qu’un des nôtres soit surpris par leur matos. »
Mitch répondit d’un signe de tête avant de s’occuper des contrôles du circuit vidéo. Tenant fermement les deux manches, Graham décrivit un huit pour tourner sa nacelle frontale vers le convoi de jeeps afin d’avoir un bon angle de prise de vue – immédiatement, plusieurs tireurs bondirent de leurs véhicules pour filer se mettre à couvert.
Ce n’étaient pas les planques qui leur manquaient, nota-t-il aussitôt, entre les pelles sur chenilles, les bulldozers, les excavatrices, les compacteurs et autres matériels de travaux publics qui avaient été amenés sur le site en vue de la construction de nouveaux bâtiments. Tous ces engins, énormes et immobiles, constituaient, par leur taille même, des planques idéales.
Graham continua de tourner autour du convoi en suivant une trajectoire sinueuse. Au-delà des engins de chantier, il distinguait le nœud routier qui desservait le centre des installations et, portant son regard vers le nord, il avisa les épaves en flammes des deux véhicules de poursuite, bloquant la route d’accès principale. Un engin d’intervention et plusieurs autres véhicules s’étaient garés à proximité. Plusieurs membres de la sécurité arpentaient la route avec des poêles à frire pour détecter les mines, pendant que d’autres, rassemblés autour des épaves, tentaient désespérément d’éteindre les flammes et de localiser d’éventuels survivants.
Puis il découvrit ce qui avait mis en fuite les agresseurs : tous gyrophares allumés, deux escouades de réaction rapide fonçaient vers les jeeps en empruntant des routes de desserte secondaires : l’une à gauche, l’autre à droite, chacune composée de trois véhicules escortés par un Skyhawk. Elles auraient rejoint le convoi en quelques secondes.
« On leur balance déjà les images ? » demanda-t-il, avec un coup d’œil à Mitch.
Ce dernier acquiesça de nouveau en indiquant l’écran de télévision. Sur celui-ci apparaissait en détail une image infrarouge des tireurs dans l’une des jeeps.
« Jolie vue, bien cadrée, commenta Graham. Espérons simplement que les copains au sol les voient aussi nettement que nous. »
Les images transmises aux moniteurs des véhicules et des hélicos de poursuite étaient en effet parfaites – copie conforme de celles obtenues par Graham et Winter dans les airs. En outre, l’information relayée par celles-ci s’avérait d’une valeur inestimable pour les escouades d’intervention rapide, car elles leur fournissaient une vue aérienne en temps réel du nombre d’agresseurs qu’ils allaient devoir affronter, avec leur position et le type d’armes dont ils étaient munis.
Les fusils semblaient tout particulièrement impressionnants, mais les hommes de l’intervention rapide avaient de leur côté toute confiance dans leur propre arsenal maison. Leurs fusils VVRS* – dispositif de tir à vélocité variable – étaient des Ml6 modifiés pour accepter des balles chemisées de 5,56 mm à chambre dédoublée et ils étaient équipés d’un canon à ailettes et d’un pontet rotatif. Une simple rotation du pontet permettait de déployer ou resserrer les ailettes, accroissant ou diminuant la pression du gaz de recul à l’intérieur du canon, et par conséquent la vitesse d’éjection des projectiles. À vélocité faible, la chemise de plastique restait autour de la balle, amortissant l’impact. À vélocité élevée, elle s’écartait comme un cocon qui s’ouvre, libérant une munition désormais létale.
Pour Dan Carlysle, le chef de l’escouade, le choix s’imposait d’office, alors qu’il arrivait sur le flanc gauche du convoi. Les hommes s’échappant des jeeps avaient tué sans hésiter. Leurs armes présentaient à l’évidence une menace mortelle. Il convenait donc de riposter à la hauteur de celle-ci.
Néanmoins, Carlysle voulait dans la mesure du possible obtenir une autorisation explicite. Certains politiciens brésiliens voyaient déjà d’un assez mauvais œil l’imposante présence des forces de sécurité d’Uplink, et ils seraient d’autant plus enclins à réagir si une petite guéguerre se déclenchait sur leur sol. Même si Carlysle était prêt à prendre sur-le-champ une décision, il était conscient de l’imbroglio diplomatique que celle-ci risquait de susciter et préférait donc obtenir le feu vert de son supérieur hiérarchique.
Il se pencha pour saisir le micro du tableau de bord et appela Thibodeau.
« Vous faites ce que vous avez à faire, Dan, est-ce bien compris ? Soit on se fait allumer par les autochtones, soit on décide de régler cette affaire plus tard.
– Bien reçu, monsieur. Terminé. »
Thibodeau raccrocha la radio à sa ceinture, alluma une cigarette et la fuma en silence. Très loin, à la lisière ouest du complexe, il entendit crépiter une fusillade, des crissements de freins, puis d’autres coups de feu ponctués d’explosions sourdes. Bon Dieu, toute cette histoire était dingue. Même dans ses pires cauchemars, jamais il ne s’était vu embringué dans un engagement de cette envergure, en dehors de l’armée. Et il n’appréciait guère non plus d’avoir à donner des ordres et des instructions à distance, en envoyant les autres au casse-pipe sans lui-même participer à l’action. Mais, ce soir, toute la responsabilité du commandement lui était tombée sur le dos.
Pourtant, comme il aurait voulu ne pas avoir à entendre cette clameur infernale.
Il tira sur sa clope, posté devant le bloc de cinq bâtiments bas en béton qui abritaient les membres du personnel et leur famille – des immeubles de trois étages et huit à dix appartements par niveau, occupés en tout par deux cent trente-sept hommes, femmes et enfants. Thibodeau avait concentré ses troupes autour de ces logements dans l’éventualité où les envahisseurs auraient eu pour projet de les enlever ou de les prendre en otages… ce qui n’excluait pas d’autres possibilités. Dérober les équipements fabriqués sur place – il y en avait pour plusieurs millions de dollars – ou en voler les plans pouvait être aussi une motivation suffisante pour un tel raid, mais préserver les vies humaines restait néanmoins son souci principal.
Voilà ce qu’il se disait, tout en rejetant lentement la fumée par le nez. Pris de court, il essayait de gérer la situation au mieux, en tirant le meilleur parti de ses ressources. Dans ce but, tous les personnels non indispensables à la sécurité avaient été consignés dans leurs appartements pour la durée de la crise. Plus des deux tiers des agents à sa disposition avaient été déployés autour du complexe résidentiel, l’enfermant à l’intérieur d’un étau défensif. Il les voyait patrouiller en ce moment même et comptait sur eux pour résister de toutes leurs forces en cas d’attaque.
Malgré tout, il ne laissait pas d’être inquiet : regrouper tous ses hommes ici avait conduit à réduire les effectifs dans la partie industrielle du complexe. Le détachement chargé de la protection était trop faible en effectifs, trop dispersé sur un secteur trop vaste… une faiblesse qui pourrait être aisément exploitée par des assaillants jouant sur l’effet de surprise. Il n’en savait toujours pas plus sur eux, mais eux, que pouvaient-ils connaître de la disposition exacte des lieux ? De ses forces, de leur tactique, de leurs priorités ? Dès l’instant où ils étaient apparus, les agresseurs avaient mené la danse alors qu’il essayait tant bien mal de suivre le rythme qu’ils lui imposaient.
Que pouvaient-ils donc savoir ? Compte tenu des dégâts qu’ils avaient déjà réussi à leur infliger, il semblait que la réponse était : beaucoup trop. Se pouvait-il qu’ils aient utilisé ces connaissances pour influer sur ses décisions ?
Thibodeau réfléchit quelques secondes au problème, le cœur battant à tout rompre. Mon Dieu, songea-t-il en français, étaient-ils en train, mine de rien, de l’attirer droit vers des sables mouvants ?
Décrétant brusquement de mettre fin à son inspection des lieux, il écrasa sa cigarette à moitié consumée et se dirigea vers les entrepôts et l’usine.
Bien à l’abri derrière une jeep, Antonio posa son Barrett calibre 50 en travers du capot et aligna dans le réticule de son viseur le véhicule de tête. L’engin arrivant droit sur lui, il décida en une fraction de : seconde de viser l’un des pneus avant, estimant que ce serait une cible plus facile que le chauffeur qui gardait la tête planquée au ras du pare-brise.
Il pressa la détente. Il y eut un claquement qui accompagna le brusque recul de la culasse contre son épaule, puis un chuintement brutal quand le pneu éclata, en envoyant voler en tous sens des lambeaux de gomme. L’avant du véhicule s’affaissa, rebondit, redescendit. Mais bien qu’il eût légèrement ralenti, il dévia à peine de sa trajectoire – à l’extrême surprise d’Antonio.
Occupant toujours le beau milieu de la route, la voiture continuait de foncer droit sur le convoi de jeeps.
Carlysle fonçait sur la jeep barrant la route en biais devant lui quand il aperçut le bref éclair d’un canon, en partie masqué par un silencieux, au-dessus du capot ; il entendit un coup de feu, et fut soudain rudement secoué sur son siège lorsqu’une balle réduisit en lambeaux un de ses pneus avant.
S’accrochant au volant, il résista au réflexe d’écraser la pédale de frein et, tout au contraire, pressa dessus légèrement à coups mesurés, de la pointe du pied. La voiture fit encore une ou deux embardées, chassant légèrement sur la droite, mais il réussit à maintenir le cap. Quelques instants plus tard, il sentit le bandage de sécurité placé à l’intérieur de la carcasse du pneu entrer en contact avec la route, tandis que claquaient autour les fragments de caoutchouc. La surface absorbante en élastomère empêchait la jante d’être endommagée et stabilisait la trajectoire du véhicule, lui permettant de continuer à rouler presque comme s’il n’avait pas reçu de balle et que le pneu fût demeuré intact.
Dès que les agresseurs ouvrirent le feu sur eux, les escouades d’intervention rapide réagirent selon une procédure tactique longuement répétée : le trio de véhicules de Carlysle vira sec sur la gauche pour s’arrêter de biais, les roues tournées vers l’extérieur. L’autre groupe coupa vers le bas-côté droit de la bretelle d’accès par laquelle il approchait et s’immobilisa, les roues également braquées à fond. Puis les hommes de chaque groupe descendirent des véhicules, se protégeant derrière leurs portières ouvertes ou leurs roues braquées.
À peine Carlysle s’était-il accroupi derrière sa portière qu’une grêle de projectiles l’arrosèrent, venus de plusieurs directions à la fois. L’homme qui l’accompagnait dans le véhicule de tête, récemment transféré de leur station de réception en Malaisie, un dénommé Ron Newell, riposta en visant l’endroit où il avait cru apercevoir l’ombre mince d’un canon de fusil dépasser de derrière une grue mobile, puis il se plaqua contre la carrosserie juste avant qu’une nouvelle rafale n’arrose son blindage.
Tapi à ses côtés, Carlysle passa par-dessus la portière le canon de son fusil à vélocité variable et tira une longue rafale. Il ne pouvait s’empêcher de se demander à quel moment ce coin perdu du Brésil s’était transformé en ville du Far West.
Il jeta un coup d’œil à Newell, nota qu’il n’avait pas été touché et leva le pouce pour lui indiquer que tout allait bien également de son côté. Puis il y eut une nouvelle grêle de balles, suivie d’un éclair éblouissant accompagné d’un sifflement qui s’approchait en s’amplifiant. Un instant plus tard, un projectile atteignait le véhicule sur sa droite, explosant dans une boule de feu et défonçant le flanc de la Mercedes comme une vulgaire boîte de conserve. -
Carlysle resta interdit, les oreilles carillonnant sous le choc. La situation devait se retourner, et ce au plus vite. Il n’était plus question de laisser ses hommes cloués derrière leurs véhicules, telles des cibles de foire pour tout ce que pouvait leur balancer un adversaire capable de faire mouche sans quitter sa planque.
La main droite serrée autour de la crosse du pistolet, il glissa la gauche dans l’habitacle pour décrocher le micro de la planche de bord, pressa l’une des palettes et lorgna l’écran vidéo qui le surmontait. L’équipement sophistiqué de vision nocturne des envahisseurs était certes formidable, mais ses hommes et lui avaient de quoi leur rendre la pareille. Un truc capable de s’avérer encore plus efficace lorsqu’on l’utilisait au maximum de ses possibilités.
Ils avaient les Skyhawk.
Dans le siège de copilote de son hélico, Winter rabaissa son micro et se tourna vers Graham. Carlysle venait de couper le contact après avoir transmis ses instructions par radio.
« Il faut qu’on fasse sortir de leurs trous ces salauds, qu’on donne à nos mecs en bas une meilleure indication de l’endroit d’où ils tirent », cria-t-il pour couvrir le grondement des pales.
Coup d’œil de Graham. « Si on descend encore, ça va être dur de pas se faire canarder. »
Une grimace de Winter lui révéla qu’il était au courant.
Graham haussa les épaules.
« OK », fit-il. Puis : « Bon, voilà ce qu’on va faire. »
Ce qu’il allait faire, c’était ceci : son hélico et un des autres sur site allaient serrer de près les envahisseurs afin de transmettre des images en gros plan de leur position, tandis que le troisième appareil continuerait de faire des passages à plus haute altitude pour envoyer des vues panoramiques. L’option incrustation des moniteurs sur les véhicules au sol leur permettrait d’afficher les trois images vidéo en simultané, ce qui donnerait aux engins de poursuite une vue en mosaïque de la zone de tir.
C’était, Graham et Winter l’avaient eux-mêmes admis, un plan risqué. Et de fait, les mitraillettes entrèrent en action dès l’instant où les hélicos perdirent de l’altitude. Prenant sur lui, Graham se faufila entre deux énormes scrapers derrière lesquels s’étaient planqués les intrus. Une grêle de balles arrosa son fuselage quand il les survola en rase-mottes, crépitant sur la tôle comme du gravillon.
Graham stabilisa son zinc et resta en vol stationnaire. Sur sa droite, il vit le second Skyhawk en descente essuyer à son tour un feu nourri. Lui qui n’était pourtant pas d’esprit religieux, il se surprit à marmonner une prière silencieuse pour son équipage.
Les doigts moites autour des commandes, Graham resta encore plusieurs secondes au-dessus des agresseurs, le temps pour ses caméras de transmettre les images aux récepteurs des mobiles. Puis il remit des gaz pour faire un bond vers une autre planque des envahisseurs, en espérant avoir fourni le nécessaire aux unités au sol.
Le garde gisait à plat ventre, le visage tourné sur le côté, une joue collée au sol. Sa plaque d’identité révélait qu’il s’appelait Bryce. Il avait été poignardé dans le dos : la lame avait pénétré sous les omoplates, puis tourné vers le haut pour traverser les poumons. L’homme avait des gouttelettes de salive et de sang à la commissure des lèvres, qui scintillèrent dans le faisceau de la torche de Thibodeau.
Ce dernier s’agenouilla près de la victime et lui prit le pouls au poignet et au cou : rien. Le type était mort. Comme les deux autres gardes qu’il avait découverts au coin du bâtiment. Dans leur cas, on avait fait usage d’une ou de plusieurs armes à feu. Sans doute leur bruit avait-il attiré l’attention de Bryce. Sa position suggérait qu’il avait contourné le bâtiment pour aller voir, quand son assassin avait surgi pour le poignarder dans le dos.
Thibodeau tourna sa lampe vers le quai de chargement de l’entrepôt et fut médiocrement surpris d’en découvrir le volet métallique à moitié relevé. On avait dépensé des masses de dollars pour la sécurité des installations – plusieurs centaines de milliers déjà rien que pour les robots – mais l’ensemble visait pour l’essentiel à détecter des intrusions venues de l’extérieur et, de toute façon, aucun système n’était infaillible. Même si cette partie des entrepôts abritait des pièces détachées importantes pour les modules de laboratoire de l’ISS, elle n’était pas incluse, comme les labos de recherche ou certaines zones de stockage, dans les secteurs à accès interdit. Le niveau de sécurité était ici minimal : une carte d’accès récupérée sur le cadavre d’un des gardes suffisait pour pénétrer à l’intérieur.
Abandonnant le corps, Thibodeau se releva pour se diriger vers la porte entrebâillée. Il allait devoir appeler des renforts mais il faudrait cinq, voire dix minutes à l’homme le plus proche pour arriver sur place. S’il attendait tout ce temps, quels dégâts les intrus ne risquaient-ils pas de provoquer dans l’intervalle ?
Hésitant, un goût amer dans la bouche, Thibodeau contempla une dernière fois le cadavre gisant à terre. Bryce. Un visage lisse et rasé de près, des cheveux blonds comme les blés, vingt-cinq ans peut-être. Encore un gosse, presque. C’était un nouveau et Thibodeau n’avait guère eu le temps de faire connaissance. Trop tard désormais.
Debout à la porte de l’entrepôt, il détailla la victime. La mousse de sang oxygéné sur les lèvres était le signe d’une blessure profonde aux poumons. Les traits de l’homme étaient encore déformés par la douleur de ses derniers instants. Son assassin s’était montré sauvage et sans pitié.
Avec un froncement de sourcils, le Cajun braqua sa torche par l’ouverture, en fit remonter le faisceau, puis se pencha pour pénétrer dans les ténèbres du hangar.
« On en a dix ou douze derrière cette grosse grue chenillée, tout de suite à gauche, à peu près moitié moins planqués derrière les bulldozers, et deux autres… »
Lâchant momentanément la palette d’émission de son micro, Carlysle retint sa respiration alors qu’un déluge de projectiles lui dégringolait dessus, arrosant tout le côté gauche de son véhicule. Jusqu’ici, son plan marchait impec, le support aérien de leur escouade avait réussi à repérer en visu les positions de leurs adversaires. Ces pilotes d’hélico, prêts à essuyer des tirs directs et à risquer leur vie… s’il n’avait pas été de son côté aussi occupé à protéger sa couenne de trous inesthétiques, il leur aurait tressé des couronnes de laurier. Mais peut-être qu’il aurait une chance de leur exprimer sa gratitude un peu plus tard.
Il porta de nouveau le micro à ses lèvres, tirant parti d’une relative accalmie pour continuer d’énoncer ses instructions :
« … deux autres, un peu à l’écart, derrière un monticule de déblais, sur la gauche. Les derniers sont encore regroupés entre les jeeps, s’écria-t-il. Mon escouade est la plus près de la grue, et je pense qu’on peut les prendre par-derrière relativement vite. J’aurai besoin que les deux et trois remontent vers les bulls. Restez cantonnés sur le côté droit de la route… »
Moins de trente secondes plus tard, ses ordres transmis, Carlysle coupait la communication et faisait signe à ses hommes de quitter l’abri de leurs véhicules pour courir à toute vitesse vers l’objectif qu’ils s’étaient assigné.
Thibodeau fonça dans la pénombre du corridor, le fusil en travers de la poitrine, l’œil aux aguets, surveillant chaque côté. Son vieil instinct d’éclaireur dans la jungle amplifiait tous ses sens.
Quelques secondes plus tôt, il avait demandé par radio des renforts, sur toutes les fréquences pour être sûr d’être capté aussi bien par les patrouilles au sol que par l’équipe de Cody au PC de surveillance. Puis il s’était mis en branle sans attendre de réponse. Peut-être que quelqu’un serait disponible pour lui filer un coup de main, peut-être pas, mais il n’avait pas le temps de savoir.
Il tourna à un angle du couloir, à un second, à un troisième, puis s’arrêta brusquement à l’endroit où il se divisait pour partir dans deux directions opposées. Toujours pas trace des hommes qu’il traquait. Mais l’itinéraire qu’il avait suivi avait été le seul possible depuis le quai de chargement. Jusqu’ici. L’embranchement à droite le mènerait vers le niveau principal de l’aire de stockage, celui de gauche vers un monte-charge qui, si ses souvenirs étaient bons, desservait une passerelle qui faisait le tour du hangar à mi-hauteur.
Quel chemin les intrus avaient-ils emprunté ? Un peu plus tôt, il aurait estimé qu’il avait une chance sur deux de choisir le bon. Mais tout indiquait qu’ils n’avaient pas débarqué ici par hasard, qu’ils savaient à l’avance comment s’introduire dans la place et qu’ils avaient en vue un objectif précis. Et s’ils connaissaient la disposition des lieux, alors il était logique qu’ils se soient rendus directement au hall de stockage, où les pièces de l’ISS étaient entreposées et où l’on assurait leur entretien.
Bon. Très bien. Ils avaient donc dû prendre à droite. Mais cela impliquait-il qu’il en fasse de même ? Il était seul contre plusieurs adversaires… combien ? Mystère. Mais il eût été suicidaire de foncer tête baissée. Les principes d’un engagement étaient les mêmes ici que sur n’importe quel théâtre d’opérations : puisque le nombre était en leur faveur, il devait reprendre l’avantage par une position élevée.
Thibodeau réfléchit encore une seconde ou deux, avec cette impression d’être confiné dans l’étroitesse stérile du corridor. Puis il soupesa son arme. Sa décision était prise.
Prenant à gauche, il se précipita vers le monte-charge.
Carlysle s’était approché par la gauche de la grue mobile et il était parvenu à moins de trois mètres de celle-ci, le reste de l’escouade sur ses talons, quand il leva la main pour faire signe à ses hommes de s’arrêter derrière un monticule de caillasse et de déblais. Il voulait jeter un dernier coup d’œil sur les intrus avant de lancer son attaque.
Les projecteurs à grande puissance des hélicos révélaient une demi-douzaine d’hommes déployés derrière le soc arrière de l’engin, une sorte de large tablier métallique qui servait à équilibrer la flèche de la grue quand celle-ci était entièrement déployée. Cette espèce de mur arrondi leur procurait une excellente couverture – mais le revers de la médaille était qu’il bloquait également en partie leur champ visuel, ce qui les empêchait de suivre les mouvements de l’escouade. Même les amplificateurs de vision électroniques montés sur leurs armes n’étaient pas d’un grand secours, sauf à brandir le canon directement au-dessus ou sur le côté du bouclier métallique. Dès qu’un adversaire abaissait son arme, il était aveugle, alors que les escouades de chasse restaient en contact radio permanent avec les hélicos pour indiquer la position des intrus, réactualisée de minute en minute.
Ayant réussi à rapprocher son groupe en couvrant les zones dégagées, grâce à une brève succession de sprints rapides, Carlysle avait ainsi rattrapé le plus gros du handicap face à leurs adversaires. Mais leur boulot était à présent de le neutraliser, et pour y parvenir, il allait leur falloir quitter leur cachette et dès lors s’exposer. Pas moyen de faire autrement.
Il leva donc sèchement la main pour faire signe à ses hommes de se remettre en mouvement. Ils prirent leurs armes et refermèrent leur étau vers l’emplacement où leurs adversaires se planquaient.
Le temps que ces derniers se rendent compte qu’ils étaient attaqués, les hommes de Carlysle étaient quasiment sur eux, déboulant par-derrière, leur fusil à tir rapide crépitant dans leur main. Deux des envahisseurs s’effondrèrent aussitôt, une expression de surprise dessinée sur le visage. Les quatre autres se mirent à riposter. Carlysle vit Newell tomber sur sa droite, la jambe couverte de sang. Pivotant alors vers le tireur, il lâcha une brève rafale qui le renversa les quatre fers en l’air. Un autre intrus leva son arme contre Carlysle mais fut touché par un des hommes de ce dernier avant qu’il ait eu le temps de tirer un seul coup. Gémissant, les mains plaquées sur son abdomen ensanglanté, il roula sur le flanc en position fœtale.
Les deux derniers cherchèrent à prendre la fuite. Carlysle tourna son fusil dans leur direction, le canon braqué vers le sol, et leur lâcha une brève salve à hauteur des talons.
« On ne bouge plus ! » lança-t-il en espagnol. C’était une langue qu’ils devaient comprendre à coup sûr, quelle que soit leur origine, la lingua franca que tous les représentants locaux de l’Épée avaient ordre d’employer lorsqu’ils s’adressaient à un élément hostile non identifié. « Vous deux, déposez vos armes et couchez-vous à plat ventre ! »
Les deux hommes s’arrêtèrent mais ils restèrent debout, sans lâcher leur arme.
Carlysle tira de nouveau au sol derrière eux, soulevant une gerbe de poussière.
« À plat ventre, fils de putes ! répéta-t-il. Tout de suite ! »
Cette fois, ils écoutèrent et s’allongèrent, les mains croisées derrière leur casque. Quelques instants après, Carlysle et ses hommes écartaient leur fusil d’un geste du pied, leur mettaient les mains dans le dos et les ligotaient à l’aide de serre-câbles en plastique.
Carlysle se précipita ensuite vers Newell et s’accroupit pour examiner sa blessure à la jambe.
« Bouge pas. Ça va aller. »
Newell leva les yeux vers lui, réussit à acquiescer.
Carlysle prit une profonde inspiration.
Il eut l’impression que c’était la première depuis un sacré bout de temps.
L’aire de stockage du matériel était un gigantesque volume comprenant trois plates-formes de montage surélevées, de bonne taille, ainsi que tout un réseau complexe de passerelles, ponts roulants et autres structures métalliques destinées à faciliter la manutention des équipements entre ces diverses plates-formes. L’ensemble était encadré de part et d’autre de bureaux aux fenêtres en surplomb. Tout un dédale de coursives, cages d’ascenseur et de monte-charge, escaliers et galeries, reliait cet ensemble non seulement au reste de l’entrepôt et des ateliers mais aussi aux autres bâtiments formant le complexe.
Après avoir éliminé les gardes à l’extérieur de l’entrepôt – les surprendre n’avait été qu’un jeu d’enfants –, le groupe Jaune était entré dans le hangar, avait traversé l’aire de chargement, et foncé à travers plusieurs passages sinueux pour finalement franchir deux doubles portes et déboucher sur l’aire de stockage où le chef désigné du commando, Heitor, avait prévu de déposer les charges d’explosifs. Chacun des deux sacs de toile noire contenait sept kilos de TNT, largement assez pour détruire les poutrelles d’acier soutenant les plates-formes de montage, le matériel destiné à la station spatiale posé dessus et sans doute également les murs de la salle qui abritait le tout.
Jamais les saboteurs n’auraient osé en espérer tant. Heitor se fit la réflexion que même Kuhl ne s’était sans doute pas attendu à ce qu’ils pénètrent aussi loin à l’intérieur du complexe.
Pour l’heure, en tout cas, il fonça vers une des plates-formes, fit glisser de son épaule le sac d’explosifs qu’il déposa au pied d’une des robustes poutrelles de soutien. Les deux crayons détonateurs avaient été réglés sur dix minutes, un délai suffisant pour leur permettre de filer avant l’explosion. Silencieux et vigilants, l’arme prête à faire feu, ses compagnons montaient la garde derrière lui dans l’allée centrale. Le vaste hall était plongé dans les ténèbres, trouées seulement par la lueur des quelques tubes fluorescents largement espacés qu’on laissait normalement allumés pour la nuit.
Accroupi au pied de la poutrelle, Heitor retira la goupille de sécurité pour initier la séquence de détonation. Puis il se dirigea prestement vers la plate-forme suivante sous laquelle il déposa sa deuxième charge.
À l’instant précis où il retirait la seconde goupille, Thibodeau sortit d’un des ascenseurs et déboucha sur l’une des passerelles ; c’est alors que, embrassant du regard le vaste espace de l’aire de stockage, il découvrit avec ébahissement ce qui se passait au-dessous de lui.
« Les renforts pour Thibodeau sont en route, annonça Delure. J’ai retiré quatre hommes du complexe de bureaux, et j’en ai récupéré six de plus sur d’autres détachements.
– Combien de temps avant qu’ils le rejoignent ? demanda Cody depuis son poste.
– Pour certains, pas loin de dix minutes.
– Trop long », commenta Cody. Il poussa un soupir, se tourna vers Jezoïrski. « Et Alfred ? À quelle vitesse on peut le ramener auprès de Thibodeau ?
– Laissez-moi une seconde, que j’affiche un plan du rez-de-chaussée du bâtiment. » Jezoïrski tapa sur son clavier, examina son écran. « Le hérisson est au labo de propulsion, niveau 5…
– Quelle vitesse, bon sang ? »
Jezoïrski étudia le schéma, leva la tête. « Il y a une galerie de liaison entre le labo et les entrepôts. On pourrait l’amener directement en lui faisant emprunter ce couloir pour rejoindre le monte-charge, puis descendre trois niveaux jusqu’à la passerelle, dit-il tout en dessinant du doigt l’itinéraire à l’écran. De là, il devrait lui falloir une minute, une minute et demie pour atteindre l’entrepôt, et encore deux pour descendre jusqu’à l’aire de stockage.
– Soit au moins six en tout. »
Jezoïrski acquiesça. « C’est le mieux qu’on puisse faire.
– Alors, j’imagine qu’il faudra faire avec », nota Cody, philosophe. Une pellicule de transpiration luisait sur la ride surmontant sa lèvre supérieure. « Très bien, perdons pas de temps et mettons en branle le hérisson. »
Les engins de terrassement étaient garés près de la tranchée qu’ils avaient creusée et ils avaient offert une couverture parfaite aux envahisseurs jusqu’au moment où les hélicoptères les avaient débusqués. Maintenant qu’ils étaient soumis au feu nourri d’une des escouades de chasse, les assaillants n’eurent d’autre ressource que d’aller se tapir dans le fossé où, plaqués contre un des flancs, ils se mirent à riposter en tirant par-dessus la caillasse du rebord du talus.
Les Skyhawk restaient collés au-dessus d’eux comme les oiseaux de proie dont ces « Faucons du ciel » tiraient leur nom, le premier appareil clouant les véhicules sous le faisceau de son projo SX-5, le second illuminant directement la tranchée.
« Prêts à nettoyer le nid, annonça le pilote de l’hélico situé juste au-dessus, à l’attention de l’équipe au sol.
– Bien compris, on s’en occupe », répondit le leader de celle-ci.
Il referma les ailettes d’évacuation des gaz sur le canon de son fusil, puis ordonna à son escouade de s’ébranler.
Le pilote de l’hélico resta en fréquence pour guider leur progression tout en continuant de leur signaler la position des intrus. Depuis son appareil en vol station-naire au-dessus de la tranchée en forme de cuvette, les volutes de fumée qui s’en échappaient, illuminées par l’éclat éblouissant de son projecteur, lui donnaient l’illusion inquiétante qu’il regardait droit dans un cratère de lave où seraient piégées près d’une douzaine de personnes.
Mais la situation en dessous de lui était telle que la distance entre illusion et réalité se réduisit bientôt. L’escouade de chasse termina sa manœuvre d’encerclement, contournant bulldozers et scrapers pour arroser la cuvette d’un feu nourri. Malgré l’intensité de la riposte, les attaquants avaient désormais la froide confiance d’hommes qui ont repris l’initiative et retrouvé une manœuvrabilité que leurs opposants ont perdue. Encerclés, le système de visée de leurs FAMAS saturé par l’éclat aveuglant des projecteurs, les envahisseurs s’étaient en fait jetés eux-mêmes dans un piège.
L’un d’eux dévala le flanc de la tranchée, dans une gerbe de terre et de gravier. Un deuxième se leva pour tirer une charge explosive mais il fut abattu par un torrent de feu.
Un troisième bondit, regarda rapidement s’il ne pouvait pas tenter une charge suicidaire par-dessus le talus… mais bien vite il battit en retraite, jeta son arme et se coucha au fond de la tranchée en signe de reddition, les mains croisées sur la tête.
Le pilote de l’hélico vit un autre envahisseur imiter son camarade et lâcher son arme, puis un autre encore, et enfin, le reste de la petite bande, comme un seul homme. Quelques secondes plus tard, le chef de l’escouade de chasse donnait le signe de cesser le feu, avant de lever le pouce à l’adresse du pilote.
Ce dernier sourit et lui rendit la pareille. Son projecteur empêcherait les hommes au sol de voir son geste, mais tant pis.
Libérant la commande de vol stationnaire automatique, il dégagea pour rejoindre une autre zone où l’on pourrait avoir besoin de lui, l’autre hélico sur ses talons.
Thibodeau ne devait jamais savoir ce qui avait attiré l’attention de l’envahisseur qui faisait le guet au rez-de-chaussée de l’entrepôt : l’imperceptible mouvement de ses doigts pour accroître la pression des gaz dans le canon de son fusil, le déclic du pontet lorsqu’il s’était verrouillé sur le nouveau réglage, ou peut-être tout autre chose.
En définitive, la seule chose importante, c’était la balle de l’adversaire et les dégâts qu’elle avait occasionnés.
Pour Thibodeau, tout s’était produit, pour reprendre l’expression de ses camarades de combat, comme dans un film au ralenti : se rendre compte, avec surprise, qu’il a été repéré à l’instant précis où l’arme de l’adversaire se braque dans sa direction ; ce signal d’alarme intérieur, froid, aveuglant, comme un soleil d’hiver qui se reflète sur la glace ; puis les réflexes qui se mettent en route, se voir réagir, avec la certitude que la réaction a été assez rapide… ou aurait dû l’être, en tout cas. Mais au moment de plonger sous la balustrade, l’air qui semble soudain devenu épais et dense, qui paraît littéralement lui résister. L’impression de s’enfoncer dans de la gelée.
Et enfin, cette détonation assourdissante venue d’en bas, cette beigne reçue en plein flanc droit, cette sensation de chaleur qui lui traverse l’estomac et lui qui dégringole sur le caillebotis de la passerelle, alors que le temps reprend son cours normal, tel un train qui redémarre brutalement.
Thibodeau voulut se relever mais tout son corps n’était qu’un poids mort, quelque part détaché de lui. Il était à moitié couché à plat ventre ; il s’examina et vit que son gilet pare-balles n’avait pas été transpercé, que le coup au but n’était dû qu’à la malchance : la trajectoire de la balle l’avait amenée à se glisser dans l’étroit interstice entre le bas du gilet et la peau de son estomac, un sacré manque de bol. Résultat des courses, il était par terre, son sang se répandait sur le caillebotis, emplissant les interstices du grillage métallique, comblant les espaces avant de dégoutter en minces filets écarlates… merde, quand avait-il marché sur la queue du diable pour mériter un sort pareil ?
Il entendit une cavalcade, réussit à décoller la joue du sol pour en voir un peu plus que son sang et le tube du garde-corps devant son nez.
Le type qui l’avait abattu était en train d’escalader l’escalier métallique de la passerelle, suivi comme son ombre par un second envahisseur. Tous deux se pointaient pour l’achever.
Regrettant amèrement de ne pas savoir où il avait bien pu laisser échapper son flingue, Thibodeau tourna la tête vers le bas et découvrit avec ahurissement qu’il l’avait toujours dans la main, que ses doigts étaient toujours serrés autour de la crosse, avec la chemise du canon plaquée presque à la verticale contre son flanc.
Il laissa de nouveau sa joue retomber – dans une mare de son propre sang, incapable qu’il était désormais de maintenir la tête droite. Il mobilisa toute sa volonté pour forcer sa main à bouger. Il lui ordonna de se remuer, la supplia, et devant l’échec de sa tentative, se mit à l’injurier, lui demandant d’arrêter de déconner, lui disant avec colère qu’elle pourrait toujours, le faire chier un peu plus tard, se décrocher de son bras si ça lui chantait, mais pas pour l’instant : pour l’instant, il allait falloir qu’elle lui obéisse et soulève ce putain de fusil.
Thibodeau s’entendit respirer dans un souffle rauque. Il voyait à présent les envahisseurs avec leur casque et leur uniforme noirs qui se rapprochaient, leurs rangers cliquetant dans l’escalier.
Allez, venez, bande de salauds, venez donc…
Et puis, soudain, voilà que son bras se levait, traînait le fusil avec lui, le traînait au milieu du sang répandu, jusqu’à amener le canon sous la balustrade pour le pointer vers les marches.
Il pressa la détente, sentit l’arme vibrer contre son flanc tandis qu’il arrosait l’escalier. Les deux types faillirent se rentrer dedans quand ils s’immobilisèrent sur place pour riposter. Des balles sifflèrent au-dessus de la tête de Thibodeau, crépitant comme une averse de grêle entre la saillie de la passerelle et le mur derrière lui.
À présent remis de la surprise de s’être fait tirer dessus, et notant que Thibodeau était salement amoché, les deux envahisseurs avaient repris leur ascension, en progressant voûtés, continuant de faire parler la poudre. Dans l’intervalle, un troisième homme avait à son tour ouvert le feu depuis l’allée, en bas.
Thibodeau lâcha une nouvelle rafale, mais il savait qu’il perdait des forces, il savait que son chargeur serait bientôt vide, qu’il n’en avait plus pour très longtemps.
Laissez le bon temps rouler… ce n’était pas ce qu’il avait dit à Cody, un peu plus tôt ? Rouler jusqu’au dernier moment, rouler peinard, tranquille, nice and easy, comme dans la chanson Proud Mary, ainsi soit-il, Seigneur, ainsi soit-il, songea-t-il dans un semi-délire.
Alors, il tira une dernière rafale en direction des envahisseurs, avec ce qui lui restait de force et de munitions, prêt à affronter ce qu’il savait avec certitude être les derniers moments de sa vie.
« Thibodeau s’est fait descendre, annonça Delure. Bon Dieu, merde, faut qu’on fasse quelque chose !
– Donne-moi la position du robot », répondit Cody. Il examinait les images d’une des caméras de vidéo-surveillance montées au plafond du hangar et télécommandées depuis leur PC. En temps normal, les images de chaque caméra disposée dans les divers bâtiments classés en sécurité moyenne à élevée se succédaient sur le moniteur toutes les dix secondes, en boucle, mais la séquence aurait dû se bloquer automatiquement en cas d’intrusion, le système déclenchant l’alarme et verrouillant en même temps les caméras sur le secteur envahi. Mais on avait négligé de surveiller les transmissions vidéo régulières dès que l’attaque à la périphérie du complexe avait pris de l’ampleur et les intrus avaient apparemment réussi à pénétrer dans l’entrepôt par des moyens licites, trompant ainsi le dispositif de sécurité.
C’était une faille dont les conséquences venaient au cours des minutes écoulées d’apparaître aux hommes de Cody dans toute leur terrible évidence.
Jezoïrski examinait attentivement les transmissions vidéo du hérisson. « Alfred est dans le couloir d’accès à l’entrepôt… dans une dizaine de mètres il va tourner à gauche, prendre un nouveau monte-charge pour descendre au niveau de l’aire de stockage…
– Tu veux dire qu’il va falloir, quoi… encore une minute avant qu’il débouche sur cette passerelle ? »
Jezoïrski acquiesça. « Ouais, en gros, c’est-ce que je dirais.
– Thibodeau risque de pas tenir jusque-là, observa Delure. Moi, je te le dis, Cody, il a besoin de notre aide tout de suite.
– On a ordre de ne pas bouger.
– Mais on va quand même pas rester plantés là à le regarder se faire massacrer !
– Putain de merde, est-ce que tu vas m’écouter ! » aboya Cody. Il s’était mis à transpirer abondamment, les gouttelettes de sueur coulaient sur ses lèvres. « Jamais on pourra arriver au hangar avant le hérisson ou les renforts. Si tu veux aider Thibodeau, garde les yeux sur ces écrans, et tiens-toi prêt à dire à ce robot ce qu’il doit faire quand il l’aura rejoint ! »
Tapi derrière son véhicule, Kuhl était cerné par le bruit de la fusillade et le vrombissement des hélicoptères au-dessus de lui. Il donnait l’impression de ruminer, songeur, les traits impassibles, comme absent.
En fait, il suivait avec une attention extrême l’évolution de la situation, son esprit en analysait et en évaluait le moindre aspect. Jusqu’ici, la mission avait été un succès. Ses hommes avaient rempli quasiment tous les objectifs qu’on leur avait assignés et même dans certains cas avaient fait mieux que prévu. Mais la phase où l’on pouvait orchestrer les événements était derrière eux et désormais, toute perte supplémentaire était inacceptable. Il lui fallait bien reconnaître que la balance penchait à nouveau du côté de l’adversaire. S’il continuait sur cette voie, ses forces risquaient d’être tellement affaiblies qu’elles ne pourraient même plus battre en retraite. Et il n’était pas du genre à courir un tel risque.
Il se tourna vers son chauffeur qui était planqué à côté de lui.
« On décroche, lança-t-il en se relevant pour retourner dans la jeep. Préviens les autres par radio. »
Manuel était assis par terre non loin de là, adossé à la portière du véhicule. Sa blessure l’avait épuisé et sa respiration était saccadée, laborieuse.
« On peut pas. » De la tête, il indiqua l’intérieur du complexe. « Le Jaune est encore là-bas.
– Ils connaissent les risques, rétorqua son chef. On a attendu le maximum. »
Manuel se releva en s’appuyant à la portière, grimaçant sous l’effort.
« Ils ont pas eu assez de temps, croassa-t-il.
– J’ai donné un ordre. Tu peux rester à les attendre, si tu veux. » Il y avait de la colère dans les yeux de Kuhl. « Mais décide-toi en vitesse. »
Manuel le contempla longuement, pencha la tête pour regarder à ses pieds, puis la releva avec lenteur, l’air résigné.
« Va falloir qu’on m’aide à remonter dans la jeep », dit-il enfin.
À l’extérieur des entrepôts, un groupe de dix agents de l’Épée arrivé à pied se rua vers la porte de service par laquelle Thibodeau s’était lancé à la poursuite des envahisseurs. Ce groupe était composé d’hommes récupérés sur les détachements postés autour des bureaux et de la zone résidentielle du complexe.
Ils arrivèrent à la hauteur du garde assassiné, s’arrêtèrent un instant, contemplèrent sa dépouille. Du sang coulait encore de son dos poignardé.
L’un des hommes prononça quelques paroles muettes, tout en se signant.
« Bryce, fit-il. Merde, pauvre vieux… »
Un de ses collègues le prit par le bras. « Ça sert à rien de tramer ici. » Ils se dévisagèrent. Le premier voulut répliquer, puis il se racla la gorge et acquiesça.
Abandonnant le cadavre, ils entrèrent dans le hangar, suivis du reste de leur petite troupe.
Thibodeau sentait le monde lui échapper. Il essayait désespérément de s’y raccrocher, mais il lui filait entre les doigts, inconsistant comme de la barbe à papa, et au-delà, dans une brume informe, il discernait la présence d’une masse sombre prête à l’engloutir. Il savait ce qui lui arrivait, pas besoin d’être une lumière pour piger ça. C’était l’hémorragie, le choc traumatique, c’était ce qu’on éprouvait quand on mourait d’une balle de gros calibre dans le bide. Le monde lui filait entre les doigts et même s’il aurait préféré qu’il en aille autrement, il ne semblait guère avoir le choix.
Thibodeau se força à inspirer par la bouche, toussa. Cela fit un bruit gras, épais, gargouillant, qui l’effraya certes un peu, et l’air qui entrait dans ses poumons lui parut glacial, mais la douleur était supportable et sa vision parut ensuite s’éclaircir légèrement. Il vit les deux types qui lui avaient tiré dessus apparaître à la lisière floue de son champ visuel. En file indienne, ils se dépêchaient de finir d’escalader les marches qui menaient à la passerelle. Il les avait retenus le plus longtemps possible en les arrosant jusqu’à ce que son chargeur soit vide. À présent, il ne savait même plus si l’arme était encore dans sa main.
L’ennemi qui ouvrait la marche se tenait maintenant au-dessus de lui et le visait à la tête avec son flingue.
Thibodeau prit une nouvelle inspiration, réussit à décoller la joue du caillebotis trempé de sang. Les sillons dans la tôle avaient laissé sur sa peau des marques sanglantes.
« Finissons-en », dit-il d’une voix faible.
L’autre le dominait de toute sa hauteur. S’il affichait une expression derrière son masque, Thibodeau n’aurait su dire laquelle.
« Allez, répéta-t-il, qu’on en finisse. »
Alors, sans cesser de le toiser, l’ennemi vint plaquer le canon de son arme contre sa tempe.
Alfred déboucha sur la passerelle, sortant du même monte-charge emprunté par le Cajun quelques minutes plus tôt.
Filant au-dessus de l’aire de stockage, le hérisson se dirigeait vers lui en roulant à toute vitesse, guidé par son sonar de navigation.
C’était un dispositif redondant intégré pour éviter une collision accidentelle, car Jezoïrski avait désormais repris intégralement le pilotage du robot depuis le PC de surveillance. Grâce aux lunettes de réalité virtuelle qu’il avait chaussées, il bénéficiait d’une représentation graphique en 3 D de tout ce que le hérisson « voyait » avec ses capteurs optiques. Dans le même temps, la manette de contrôle sur sa console dirigeait les effecteurs du robot, lui permettant de le guider et de commander tous ses mouvements.
Jezoïrski, les lèvres pincées, fit encore accélérer le robot. Tel un sorcier effectuant une possession à distance – sauf qu’il recourait à la technologie plutôt qu’aux talismans, et que les algorithmes avaient remplacé les incantations –, il s’était prolongé dans l’espace physique du hérisson et se trouvait, de fait, en deux endroits à la fois.
Alfred prit un virage dans un chuintement feutré de roues caoutchoutées ; les tubes fluorescents de l’immense hall se reflétaient comme de lointaines paillettes de pâle lumière bleue sur les puces des capteurs optiques de sa tourelle.
Puis, tout d’un coup, il s’arrêta.
Quelque chose l’arrêta.
La panique submergea d’un coup Jezoïrski comme un grand voile blanc, effaçant toute son expérience, et il demeura figé, les mains sur les commandes. À trente mètres au-dessus de lui, dans un autre bâtiment, et pourtant juste sous ses yeux, Rollie Thibodeau allait mourir.
Et Jezoïrski ne savait soudain plus quoi faire pour l’éviter.
« Qu’est-ce qui te prend ? » demanda Cody.
Jezoïrski avait le cœur qui battait la chamade, ses yeux s’écarquillaient sous le bandeau de réalité virtuelle.
Il agrippa les commandes d’Alfred, aveuglé par l’indécision, conscient que la moindre erreur de calcul ou d’évaluation signifierait la mort de Thibodeau.
« Merde, je t’ai demandé ce qui te prend, bordel ! » répéta Cody. Le stress faisait trembler sa voix.
Jezoïrski inhala, sentit ses muscles se décrisper. Le ton comminatoire de Cody l’avait sorti de sa paralysie momentanée.
« Ça va, ça va », grommela-t-il d’une voix indistincte, autant pour lui que pour son supérieur.
Inspirant encore une fois, les dents serrées, il reprit les commandes.
Les yeux vitreux de Thibodeau s’écarquillèrent de surprise quand Alfred déboula en arrivant de la droite, ses roues chuintant sur le caillebotis métallique, son bras manipulateur tendu droit devant lui.
Surpris par le bruit, l’envahisseur qui s’apprêtait à achever Thibodeau pivota brusquement vers le hérisson, ôtant son fusil de la tempe du Cajun. Mais avant même qu’il ait pu mettre en joue le petit robot, son canon latéral s’était mis à cracher dans une gerbe de flammes et de fumée.
L’envahisseur fut plaqué contre le garde-corps de la passerelle, son arme lui échappa des mains. Tout en continuant d’avancer, le robot avait suivi son mouvement, orienté son canon et tiré une autre salve quasiment à bout portant, le soulevant du sol. Avec un cri perçant et de grands moulinets des bras, l’envahisseur bascula par-dessus la rambarde et alla s’écraser cinq mètres plus bas sur le béton de l’aire de stockage, dans un grand bruit mou.
L’écho de la fusillade résonnait encore dans le hangar quand Alfred se rua sur le second ennemi qui se mit à tirer sur le hérisson, l’arrosant d’une brève rafale de son arme automatique. Mais faute d’être revenu de sa surprise, il n’avait pas eu le temps de viser et seuls deux ou trois projectiles éraflèrent le châssis du petit robot, le reste des balles allant ricocher sur les murs et la passerelle.
Il n’eut pas le loisir de rectifier le tir : le bras du robot jaillit au moment même où il le mettait en joue, le saisit au mollet qu’il serra avec une force de plusieurs centaines de kilos.
La jambe de pantalon de l’homme fut soudain imbibée de sang, il poussa un cri et voulut se dégager, mais il n’était pas question pour Alfred de lâcher prise. Avec un hurlement de douleur, il lâcha son arme, se pencha pour saisir entre ses doigts le bras manipulateur, cherchant vainement à se libérer.
Tout cela se passait quasiment sous le nez de Thibodeau qui vit l’homme tomber sur un genou, puis entendit nettement les os de la jambe prisonnière se rompre avec un bruit écœurant sous l’étreinte inflexible de la pince manipulatrice. Les cris de l’homme étaient devenus perçants tandis qu’il continuait à tirer sur le bras du robot qui avait repris sa progression, le repoussant, implacable, hors d’atteinte de l’arme qu’il venait de lâcher.
Le putain de bidule est finalement bon à quelque chose, songea Thibodeau, avant de laisser sa tête retomber sur le caillebotis, incapable de la maintenir plus longtemps.
Son champ visuel réduit à un petit cercle aux bords flous, il gisait, immobile, la joue plaquée sur la tôle. Il crut vaguement percevoir un bruit de pas loin en dessous de lui, toute une cavalcade. Quelqu’un cria quelque chose… en espagnol d’abord, puis en anglais. Il entendit une fusillade.
Avant même d’avoir eu le temps de s’interroger sur le sens de tout ceci, ses yeux se révulsèrent, et il cessa de ressentir quoi que ce soit.
Lorsque les agents de l’Épée investirent l’aire de stockage, ils entendirent un échange de coups de feu résonner au-dessus de leurs têtes et virent tout de suite après un homme en combinaison noire dégringoler de l’une des passerelles, hurlant et agitant les bras avant de s’écraser au sol sur leur gauche avec un bruit sourd, pour ne plus crier ni bouger. Un instant après retentit une brève rafale d’arme automatique. Levant les yeux, ils avisèrent une autre silhouette sombre sur la passerelle ; celle-ci s’effondra brusquement à genoux tandis que le hérisson se jetait sur elle, le bras manipulateur brandi dans sa direction, sa pince tendue comme celle d’une mante religieuse. Plusieurs agents aperçurent un troisième homme gisant sur le caillebotis derrière le robot et, reconnaissant son uniforme de l’Épée, comprirent aussitôt qu’il devait s’agir de Thibodeau.
Mais avant qu’ils aient pu réagir, une troisième silhouette en noir avait jailli de sa position accroupie sous une des plates-formes de travail, en abandonnant derrière elle un objet au pied d’une des poutrelles de soutien. Tous avaient assez d’expérience pour reconnaître une charge explosive – ils en distinguaient à présent deux autres, parfaitement visibles sous les autres plates-formes.
« Plus un geste ! » s’exclama l’un des agents en levant son arme.
L’homme n’était guère enclin à obéir, quelle que soit la langue employée. Il leva son fusil et pivota vers le groupe d’agents de l’Épée.
La réaction de celui qui avait lancé la sommation fut immédiate et radicale : son arme parla, abattant l’agresseur avant qu’il ait eu le temps de faire feu.
Rabaissant le canon, l’agent fonça aussitôt, négligeant sa victime pour se précipiter vers la poutrelle, s’agenouiller près de la charge et évaluer rapidement la menace. Sans être un expert en explosifs, il reconnut le banal crayon détonateur, la configuration de la mèche… même si l’aspect pouvait être trompeur. Il savait qu’il pouvait exister un câblage interne qui ferait sauter l’explosif s’il tentait d’en arracher le détonateur, ou tout autre type de piège totalement inédit. Pourtant, la goupille de sécurité du détonateur restait invisible et il ne restait que deux minutes avant l’explosion, ce qui ne lui laissait pas la moindre chance de déplacer la bombe ou d’appeler des secours.
Il n’hésita qu’une seconde, sentant son corps se raidir. Puis, serrant les dents, il pinça le cordon entre le pouce et l’index et tira d’un coup sec.
Un instant après, il poussait un gros soupir, remerciant le ciel que la bombe ne lui ait pas pété dans les mains, que lui comme les autres soient toujours là et pas réduits en miettes.
Ce qui ne voulait pas dire qu’ils étaient tirés d’affaire, se remémora-t-il aussitôt.
« Celle-ci est HS, on a intérêt à s’occuper des autres ! lança-t-il. Et vite ! »
Revenu derrière le volant de son véhicule de poursuite, Carlysle contemplait derrière le pare-brise le petit groupe d’envahisseurs qui détalait devant lui et il jura bruyamment. Moins d’une minute plus tôt, leur jeep avait franchi l’ouverture dans le grillage du complexe et il avait suivi leur piste.
Le problème était qu’il n’était pas du tout certain d’avoir pris la bonne décision.
Il essayait de peser le pour et le contre tout en écrasant l’accélérateur pour réduire la distance avec sa proie.
Après avoir envoyé Newell se faire soigner et fait placer les prisonniers sous bonne garde, et alors que son escouade regagnait leurs véhicules, il avait vu les derniers envahisseurs se hâter de remonter dans leur jeep, faire demi-tour sur les chapeaux de roues et filer vers la clôture. Carlysle et ses hommes se trouvant par hasard les mieux placés, ils s’étaient aussitôt lancés à leur poursuite… mais la jeep avait franchi l’ouverture dans la grille avant que Carlysle ait eu le temps de se remettre au volant, ce qui leur donnait une confortable avance.
Ce qui l’embêtait dans cette histoire, c’était une banale question d’autorité : le gouvernement qui avait accueilli Uplink avait limité les prérogatives d’une force de sécurité indépendante au strict périmètre du complexe de l’ISS, point final. Il verrait sans doute d’un très mauvais œil cette force baguenauder dans la cambrousse et se lancer dans ce qui ressemblait à une véritable petite guerre. Carlysle était sensible à ce problème et, en professionnel discipliné, il ne pouvait fermer les yeux sur les limites de son champ d’opération. S’ils n’avaient pas fait de prisonniers susceptibles, avec un peu de chance, de leur révéler les motifs et les objectifs de ce raid, il aurait été enclin à franchir ces limites et à mener la poursuite à son terme, quitte à demander le renfort des Skyhawk. Mais, dans la situation présente, il serait délicat de justifier un tel acte, sachant les répercussions qui pourraient en découler.
Il serra les mains sur le volant, les yeux fixés sur les feux rouges devant lui. S’arrêter, continuer, que faire ? Avec Thibodeau qui ne répondait plus à la radio, c’était à lui de prendre la décision.
Lâchant une nouvelle bordée d’injures, il mit le pied sur la pédale de frein et pressa doucement. La voiture s’arrêta avec une embardée sur le chemin défoncé.
« Tant pis pour ces cons, on fait demi-tour, dit-il à son voisin. On a du boulot qui nous attend au complexe, et on sera pas de trop pour filer un coup de main. »
Moteur vrombissant à plein régime, la jeep de Kuhl fonça dans l’ouverture béante de la clôture, refaisant en sens inverse son chemin de l’aller.
Assis dans le siège de droite, Kuhl se retourna et vit les deux points lumineux de phares trouer la nuit derrière lui. Mais ils étaient à bonne distance, une distance qui semblait s’accroître. Il préférait malgré tout les tenir à l’œil.
La jeep s’enfonça dans la jungle, cahotant sur la route ; branches et lianes fouettaient le pare-brise en y laissant de longues traînées humides. Bientôt, le dense tunnel de végétation autour d’eux masqua le ciel.
Kuhl ne cessait d’observer les phares, convaincu maintenant qu’ils s’éloignaient de plus en plus. Quelle raison pouvait-il y avoir à cela ? Sans doute le fait de s’être tenus près de la jeep leur avait-il donné, à lui et ses trois compagnons, un avantage sur les équipes de sécurité du complexe qui avaient dû se disperser durant la fusillade. Mais cela ne justifiait que leur avance initiale, pas cette absence d’une poursuite concertée et déterminée. Et puis, où étaient passés les hélicos ? Pourquoi ne les avait-on pas envoyés à leurs trousses ?
L’esquisse d’un sourire effleura ses lèvres. On pouvait tirer des enseignements même de la fuite : il comprit soudain qu’il venait de découvrir un nouveau point faible d’Uplink, une nouvelle limitation de la société liée à la dynamique de ses relations avec les Brésiliens.
C’était une information qu’il allait devoir digérer avec soin avec le reste des leçons de ce soir.
Une information qui risquait de s’avérer des plus utiles quand ils aborderaient la nouvelle phase de l’opération.