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Quijarro, Bolivie
19 avril 2001
Eduardo Guzman avait été quelque peu surpris quand la Land Rover à bord de laquelle il avait passé la frontière du Brésil avait tourné dans le sordide village de Quijarro au lieu d’emprunter la nationale qui filait vers l’ouest et la région du Chapare, mais tandis qu’ils traversaient le patelin aux rues creusées d’ornières boueuses, son chauffeur lui avait expliqué qu’il voulait acheter de quoi se désaltérer chez l’un des épiciers installés près de la gare de chemin de fer. Si Eduardo avait su son intention de s’arrêter pour prendre un rafraîchissement, il aurait pu lui suggérer de le faire avant qu’ils ne passent la douane à Corumba, où les établissements décents ne manquaient pas sur les rives du fleuve Mais même si un long trajet et des kilomètres de rase campagne les attendaient encore, la crasse environnant leur véhicule depuis maintenant plusieurs heures avait coupé chez lui toute faim ou toute soif éventuelles.
Malgré tout, il lui suffisait d’imaginer ce qu’il avait laissé derrière lui pour se sentir déjà mieux : la trahison de cette sale pute qui était en cheville avec la police nationale alors même qu’elle lui taillait une pipe (il devait avouer qu’elle jouait brillamment sur les deux tableaux), pour le convaincre de fourguer trente kilos de cocaïne à certains de ses « associés » qui s’étaient révélés des agents gouvernementaux. Après son arrestation, Eduardo avait passé trois jours à croupir dans une geôle au milieu de voleurs et d’ivrognes puant la pisse, trois jours et trois nuits à se ronger les sangs pour tenter de se rappeler ce qu’il avait bien pu stupidement révéler à cette fille de ses activités, et à attendre de voir sous quel chef d’inculpation on allait le coincer.
Dieu merci, quelqu’un dans l’organisation – à ce stade, Eduardo ne savait trop s’il s’agissait de son oncle Vicente ou de Harlan DeVane en personne – avait contacté des fonctionnaires de la justice et obtenu sa libération. Avant l’aube, ce matin même, quelques heures à peine avant sa mise en examen, deux agents en civil s’étaient matérialisés devant sa cellule, l’en avaient tiré sans un mot, et l’avaient accompagné jusqu’à une berline anonyme garée devant la prison de Sâo Paulo. Ils l’avaient conduit jusqu’au poste frontière de Corumba, échangeant quelques mots en privé avec les douaniers, avant qu’on ne le transfère dans la Land Rover au volant de laquelle son actuel chauffeur, un malabar du nom de Ramon, l’attendait près du poste de garde.
Une fois qu’Eduardo eut grimpé à l’avant et qu’ils eurent démarré, Ramon lui avait expliqué qu’ils allaient se rendre au ranch de DeVane, à proximité de San Borja, pour le rencontrer ainsi que Vicente. Eduardo avait aussitôt senti l’appréhension lui nouer l’estomac, mais s’adressant à lui avec cet air de connivence fraternelle commun à tous les sous-fifres lorsqu’ils parlent de leurs supérieurs, Ramon lui avait indiqué qu’il avait fallu un pot-de-vin substantiel pour convaincre les autorités de renoncer à leurs charges contre lui, et que les deux patrons voulaient simplement qu’il leur manifeste une gratitude méritée pour avoir ainsi intercédé en sa faveur.
Après tout ce qu’il avait enduré, Eduardo avait répondu qu’il serait en effet ravi et soulagé de manifester sa gratitude et même de faire acte de contrition, quitte à se jeter à leurs genoux ou leur baiser les fesses.
« Dans la vie, il est toujours plus facile de se fourrer quelque part que d’en sortir », avait commenté le chauffeur en étouffant un rire.
La Rover avait maintenant ralenti pour escalader une rue latérale bordée de taudis lépreux qui semblaient prêts à s’effondrer, avant de tourner dans une succession de venelles presque identiques pour aboutir dans une étroite allée gravillonnée filant entre deux rangées de terrains non bâtis. Eduardo, qui n’avait jusqu’ici prêté qu’une attention distraite à leur sinistre parcours urbain, fronça soudain les sourcils, intrigué. Un coup d’œil derrière le pare-brise lui révéla qu’ils se dirigeaient vers un cul-de-sac, leur route étant coupée par une barrière gardée derrière laquelle se dressait un bâtiment gris et bas, de part et d’autre duquel étaient rangés six ou sept semi-remorques ; à son aspect – murs de parpaings et toit en terrasse –, c’était sans doute un entrepôt quelconque.
« Perdoname, donde esta la estaciôn ? » s’enquit-il en espagnol, demandant où diable était la gare.
Le chauffeur sourit en tendant la main vers la droite.
« Solo al norte de aqui, répondit-il en ralentissant à l’approche de la barrière. Juste au nord d’ici. »
Eduardo regarda dans la direction indiquée et ne vit que le vaste terrain boueux. Puis il entendit descendre la vitre électrique, se retourna brusquement vers son chauffeur et le vit tendre la main par la portière pour passer une carte d’identification devant le lecteur de sécurité du poste de garde.
Eduardo sentit un frisson glacé d’inquiétude quand la barrière se souleva pour les laisser passer et que Ramon s’arrêta quelques mètres plus loin devant la bâtisse.
« Qué es esto ? bredouilla-t-il. Je ne… »
Vive comme l’éclair, la main de Ramon avait glissé sous la planche de bord pour en ressortir, tenant un pistolet qui devait avoir été fixé en dessous.
« Tu ouvres la portière et tu descends, dit-il en brandissant son arme. Lentement. »
Eduardo déglutit avec peine, ahuri. Au premier coup d’œil, il avait reconnu un Sig Pro. 40 semi-automatique
– une arme de service de la DEA*, la Drug Enforce-ment Administration… L’idée qu’il ait pu retomber dans un nouveau piège de la brigade des stups lui traversa rapidement l’esprit mais il l’écarta presque aussitôt. Ça ne tenait pas debout. Il ne s’était pas évadé, ses geôliers l’avaient libéré de leur plein gré. Il n’avait pas non plus dit mot de ses tractations, ni à son chauffeur ni aux types en civil qui l’avaient escorté jusqu’à la frontière.
Il décida que Ramon, si du moins c’était bien son nom, devait être en fait au service de DeVane – mais le regard soudain mauvais du type, son adresse et sa promptitude à sortir le flingue de sa cachette et le style de celui-ci, tout indiquait qu’il était plus qu’un banal chauffeur. Pour mener leurs opérations de lutte contre la drogue en Bolivie et dans d’autres pays d’Amérique latine, la DEA et les unités des forces spéciales américaines avaient recruté et entraîné des commandos infiltrés qui connaissaient parfaitement le terrain et la langue. Après avoir accompli leur contrat d’un an– durée minimale obligatoire –, ces autochtones– dont beaucoup étaient liés par le sang à des planteurs et des distributeurs de coca – mettaient bien souvent leurs talents et leur connaissance intime des tactiques de la brigade des stups au service des cartels que naguère encore ils avaient juré de combattre.
Eduardo se maudit d’avoir été un tel idiot. Son oncle était un lieutenant respecté dans l’organisation de DeVane, et il s’était imaginé que c’était Vicente, agissant par loyauté familiale, qui avait organisé sa libération. Mais c’était peut-être bien DeVane qui avait ourdi ce plan. Sûrement, même. Et pour des raisons qui, semblait-il, n’avaient rien de bienveillant.
Le visage soudain livide, Eduardo obéit. Presque avant qu’il soit descendu, Ramon était déjà sorti pour contourner la voiture et l’empoigner sans ménagement par le bras pour le pousser vers la porte en tôle ondulée du hangar, le canon du Sig plaqué contre sa nuque.
Il y avait un interphone près de l’entrée. Ramon se pencha, pressa un bouton sous le haut-parleur et se présenta, sans bouger son arme. Un instant après, le panneau de tôle ondulé s’élevait en grinçant, guidé sur ses rails métalliques.
Du bout du canon, Ramon poussa Eduardo à l’intérieur et le suivit. Puis la porte se referma derrière eux, les plongeant soudain dans la pénombre. L’atmosphère était confinée. Au plafond, des lampes à incandescence protégées par de simples grilles métalliques semblaient davantage répandre que chasser les ombres à l’intérieur du hangar.
Ramon se força à continuer d’avancer. Ses pupilles s’accoutumant à la pénombre, il regarda de chaque côté et avisa les piles de caisses posées sur des palettes de bois. Un entrepôt, comme il l’avait soupçonné. Il en estima les dimensions à trente mètres de profondeur sur une soixantaine de large.
Puis il regarda droit devant lui, découvrit le groupe d’hommes qui attendait au bout de l’allée, et fut pris d’un accès de terreur. Deux seulement étaient assis, le dos de leur chaise appuyé au mur de parpaings nu. Vicente était l’un d’eux. Même si Eduardo ne l’avait jamais rencontré en personne, il sut que l’Américain mince vêtu d’un costume blanc incongru, assis à la droite de son oncle, était Harlan DeVane. Les encadrant, debout, deux gardes du corps brandissaient des fusils d’assaut Micro-Uzi à canon court.
Quant au grand type baraqué qui se tenait, raide, devant les autres, le visage buriné, impassible, c’était le premier lieutenant de DeVane, Siegfried Kuhl.
« Eduardo, dit DeVane, d’une voix douce mais qui résonna dans le silence du hangar. Comment vas-tu ? »
Eduardo voulut répondre, mais toute pensée lui était impossible, balayée par le vent de terreur engendré par le groupe d’individus patibulaires qui se tenait devant lui et par la pression du canon de Ramon contre sa nuque.
DeVane joignit le bout de ses doigts. Il avait les jambes croisées, la cuisse droite ballant négligemment au-dessus du genou gauche.
« Tu m’as l’air terrorisé, observa-t-il. Est-ce vrai ? »
Eduardo était toujours incapable d’émettre le moindre son. Il sentit une nausée soudaine l’étouffer, lui couper la respiration.
« Dis-moi si tu as peur. »
Eduardo ouvrit la bouche, toujours en vain, puis la referma et se contenta d’acquiescer. La minuscule saillie du cran de mire sur le canon du Sig lui releva les cheveux sur la nuque quand il hocha la tête.
Soupir de DeVane.
« Tu sais, mon garçon, je préférerais tout autant que toi être ailleurs, reprit-il d’une voix douce et calme. Je dirige quantité de grandes entreprises, et généralement, les petites complications comme celle que tu as causée font partie de ces problèmes que je délègue. Je ne peux pas être partout à la fois. Un chef doit faire confiance à ses collaborateurs. » Sa main gauche quitta son giron pour indiquer Vicente. « Des hommes solides, honorables, comme ton oncle. »
Eduardo regarda Vicente. Maigre, la soixantaine bien entamée, une touffe de cheveux blancs au-dessus d’un grand front, le visage ridé et lugubre, Vicente ne soutint son regard que l’espace d’une seconde avant de baisser les yeux.
Eduardo sentit ses jambes flageoler. C’était l’expression qu’il avait lue sur son visage. Sa façon d’éviter son regard.
« Ce n’est pas pour autant que je me désintéresse de ta situation, ou que je l’estime sans conséquence, poursuivit DeVane. Le problème ne vient pas de ton arrestation. Ce sont des choses qui arrivent. Dans toute compétition, on commet des erreurs, on connaît des revers. Des moments où le meilleur des joueurs est dominé par l’adversaire. Me suis-tu, jusqu’ici ? »
Eduardo opina.
« Bien. Et puisque tu as bien voulu admettre toi-même ta peur, je vais te dire, moi, ce qui m’effraie. » Il s’avança légèrement sur sa chaise. « Je redoute les idiots et les faibles, parce que l’histoire montre que leurs actes peuvent terrasser les plus puissants. Quand quelqu’un comme toi est assez crédule pour se faire duper par la première des grues, pour se laisser convaincre par elle de traiter avec des inconnus, des individus sur lesquels tu n’as même pas pris la peine de te renseigner, qui sait quelles informations ont pu filtrer chez l’adversaire. Peu importe que tu aies beaucoup ou pas grand-chose à proposer car de fil en aiguille, on finit toujours par en révéler trop.
« Par exemple, en contactant Vicente pour te faire libérer, tu l’as contraint à devoir me demander un service. Par respect pour ton oncle, je me suis alors senti obligé de verser un pot-de-vin à un fonctionnaire insignifiant, pot-de-vin dont une partie est allée dans la poche du magistrat chargé d’instruire ton cas, le reste échouant dans celle du procureur fédéral puis de quelque fonctionnaire de police en garde d’une salle d’écrou qui aura fort opportunément fait disparaître toute preuve de ta transaction. Tout cela constitue des indices, mon garçon. Qui peuvent conduire un adversaire astucieux et décidé, de toi à Vicente, et de Vicente à moi, puis de moi à cet agent marron, pour finalement le ramener à toi… bouclant ainsi la boucle, ce qui pourrait, en théorie, me causer des ennuis sans fin. »
Il marqua un long temps d’arrêt. « Est-ce que tu me suis toujours, Eduardo ? »
Eduardo acquiesça de nouveau vigoureusement. Les yeux de DeVane le fixèrent avec une intensité tellement palpable qu’il crut bien que ses genoux allaient finir par se dérober.
« Ouvre la bouche et réponds-moi, lança-t-il, cassant. Aie au moins cette force. »
Malade, pris de vertige, Eduardo s’efforça de nouveau de parler. Il savait qu’il était au seuil de l’enfer, et que si son silence était perçu comme un geste de défi, c’en serait fini de lui.
« Oui, dit-il enfin d’une voix faible, cassée. Je… je comprends. »
DeVane se carra dans son siège et joignit de nouveau le bout de ses doigts, reprenant cette attitude confiante et détendue qu’Eduardo lui avait connue la première fois.
« Bien, fit-il. Alors, tu devrais comprendre encore une chose. Si je me suis déplacé ici, c’est par respect à l’égard de Vicente, pour qui je sais que ton châtiment sera une épreuve difficile. Si ça n’avait pas été lui, l’épreuve n’aurait pas mérité ma présence. Je l’aurais tranquillement ordonnée de mon fauteuil chez moi, sans y prêter plus d’attention qu’à un battement de cils. »
Sur ces mots, il lorgna Kuhl qui s’était légèrement tourné dans sa direction. Il y eut comme un message muet entre les deux hommes – un bref échange de regards, assorti d’un signe de tête presque imperceptible.
Kuhl alors glissa la main derrière sa hanche droite et sortit un objet de sa large ceinture de cuir. Louchant dans la semi-obscurité, Eduardo crut reconnaître une espèce de matraque en bois.
Il jeta sur DeVane un regard implorant mais ce dernier contemplait ses ongles comme si de rien n’était. Assis à côté de lui, Vicente avait baissé la tête.
Kuhl s’avança vers Eduardo, la main serrant la matraque.
« Je vous en supplie », dit Eduardo. Il voulut reculer, buta contre la solide carcasse de Ramon et le froid du canon toujours pressé contre sa nuque. « S’il vous plaît… »
L’instant d’après, Kuhl était sur lui. Alors même qu’Eduardo levait les mains pour se protéger, l’autre lui assena un coup précis au bras droit, du bout de sa matraque. Le poignet se rompit avec un claquement sec parfaitement audible. Kuhl ramena prestement la matraque vers la droite pour l’abattre sur la clavicule, avant de lui donner un dernier coup à l’estomac. Eduardo s’effondra à genoux et vomit sur lui.
Kuhl le frappa à trois reprises encore : une sur le nez, les deux autres sur le crâne. Eduardo se ratatina encore plus, ramena les genoux en position fœtale. Un flot de sang jaillit de son nez pulvérisé, éclaboussant le sol en béton.
Ses yeux bouffis se révulsèrent. Dans un brouillard, il devina Kuhl au-dessus de lui, tenant par son extrémité la matraque en position verticale. Et puis, le manche de celle-ci se détacha pour extraire de la partie inférieure la longue et fine lame d’un poignard.
Kuhl resta planté là, sans expression, le couteau dans la main droite, le reste de la matraque dans la gauche, prêt, semblait-il, à plonger la lame dans le corps d’Eduardo. Mais au lieu de cela, il se tourna pour la passer à l’homme qui était venu à ses côtés.
Eduardo tourna la tête le plus possible, vit l’homme debout près de Kuhl, et dans un brouillard de douleur, émit un gémissement sourd.
Vicente contempla un instant son neveu ; son regard était solennel, les rides autour de sa bouche s’étaient creusées. Puis il s’agenouilla au-dessus de lui et fit glisser le bord de la lame en travers de sa gorge pour livrer le coup de grâce(1)7.
Eduardo eut un soubresaut, émit un bruit étranglé, expira.
Le vieillard se releva, rendit son arme à Kuhl et se tourna vers DeVane en inclinant imperceptiblement la tête.
« Je suis navré pour cette perte, mon ami », dit l’autre d’une voix douce.
Vicente hocha de nouveau la tête mais resta immobile.
DeVane quitta sa chaise tandis que Kuhl revenait vers lui, le couteau dégouttant de sang dans la main.
« Reconduis Vicente à l’extérieur, que les autres puissent nettoyer le sol de cette ordure, lui dit-il. Les Albanais nous ont envoyé un message et toi et moi, nous avons à discuter d’affaires d’une importance cruciale. »