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Sud-est du Brésil
21 avril 2001
Dans les mois qui suivirent le déraillement spectaculaire du train de nuit Sào Paulo-Rio qui devait faire cent quatre-vingt-quatorze morts et blessés graves, plusieurs enquêtes séparées eurent lieu de concert, compte tenu des conditions et des circonstances du drame. Sans grande surprise, leurs conclusions se révélèrent contradictoires et discutables, aboutissant à une cascade de litiges et de procès. La compagnie de transport ferroviaire et ses assureurs se retournèrent contre la société propriétaire des voies, évoquant, en vrac, défauts de signalisation, erreurs d’aiguillage et problèmes d’entretien. Le propriétaire du réseau et ses assureurs contre-attaquèrent aussitôt, en pointant du doigt l’exploitant, alléguant un laxisme généralisé de ses mesures de sécurité et accusant en particulier le mécanicien, Julio Salles, d’erreur professionnelle grave. Les avocats des victimes et de leurs familles devaient se ranger au côté du propriétaire du réseau, s’appuyant sur une analyse informatique des enquêteurs lors de la reconstitution de l’accident, experts qui avaient été engagés pour soutenir leur action collective en justice.
Suite au licenciement sans indemnité de Salles en attendant la conclusion de l’enquête, ses avocats arguèrent qu’il était devenu le bouc émissaire du transporteur et du réseau, tout en traînant en justice la société qui avait conçu et fourni l’équipement de freinage électropneumatique du convoi de même que le constructeur du tachymètre Doppler, entraînant un chassé-croisé juridique suite à leur argument que l’un et l’autre système avaient connu une défaillance dans les instants qui avaient précédé la catastrophe.
La commission du gouvernement brésilien chargée d’enquêter sur l’accident devait prendre tout son temps (dix-huit mois et trois mille pages) pour énoncer benoîtement son avis, à savoir l’absence de faits concluants et sa recommandation d’un accord à l’amiable entre toutes ces hordes de plaignants. Sous l’influence de la publication de ce livre blanc, presque toutes les parties décidèrent alors de se mettre d’accord en retirant leurs plaintes – le seul à résister étant Julio Salles, qui tenait absolument à ce qu’on le lave de tout soupçon, arguant que sa réputation professionnelle avait été irrémédiablement entachée par les allégations fallacieuses portées contre lui. Cédant au conseil de son avocat, il accepta en définitive une offre de retraite anticipée avec versement intégral de sa pension, en échange d’une suspension des poursuites au pénal et au civil, mais il continuait en privé d’en vouloir amèrement à la compagnie ferroviaire à laquelle il avait donné trente ans de sa vie, et finit par sombrer dans une profonde dépression.
Deux ans jour pour jour après la catastrophe, Salles devait fêter ce tragique anniversaire en se tirant une balle dans la tête dans le petit studio de São Paulo qu’il partageait avec son épouse, devenant au sens plein du terme la cent quatre-vingt-quinzième victime de l’accident.
Au bout du compte, il devait s’avérer que les raisons de la catastrophe ferroviaire survenue la nuit dans les collines entre la gare de Barra Funda et le terminus de la ligne resteraient à jamais non élucidées.
Il était vingt-trois heures pile quand la fourgonnette grise anonyme se gara sur le bas-côté de la route, à trois cents mètres à l’ouest de l’endroit où la voie ferrée décrivait une courbe serrée dans la descente sur la vallée, à flanc de colline. Le chauffeur coupa aussitôt le contact et éteignit les phares, puis il attendit au volant, scrutant le ballast. Malgré la nuit sans lune et dépourvue d’étoiles, malgré l’obscurité que ne perçait aucun éclairage artificiel dans cette région de collines presque inhabitées à l’est de Taubate, il voyait distinctement le mât du signal le long de la voie, à travers les lentilles de ses jumelles de vision nocturne.
Il les abaissa momentanément et se tourna vers l’arrière de la cabine pour donner un ordre. Deux hommes vêtus de noir, le visage caché sous un passe-montagne, descendirent aussitôt par la porte latérale coulissante. Ils défirent les cordons de la bâche qui recouvrait le toit du véhicule, puis ôtèrent celle-ci, révélant une antenne parabolique de soixante centimètres boulonnée sur le toit du fourgon.
Ils plièrent et rangèrent la bâche, remontèrent à l’intérieur pour effectuer quelques ultimes réglages. La parabole pivota de quatre-vingt-dix degrés vers l’est pour se caler sur le mât du signal ferroviaire. Derrière eux, à l’arrière du fourgon, un petit groupe électrogène bourdonnait doucement dans le silence de mort.
Devant, le chauffeur chaussa de nouveau ses jumelles pour regarder sur la gauche, vers l’ouest, dans la direction d’où le train allait dévaler le flanc de la colline. Puis il reporta son attention sur le signal. Le moment venu, l’antenne l’arroserait d’une impulsion électromagnétique à large bande de quelques centaines de nanosecondes (même pas le temps d’un clin d’œil), avant de pivoter sur son axe pour émettre une autre salve brève d’ondes puisées vers le train dès qu’il serait entré dans sa ligne de mire. D’après Ilkanovitch, le Russe, il n’en faudrait pas plus.
Quel était déjà l’astucieux petit message qu’il avait demandé à l’Albanais de transmettre avec le reste du matériel ?
Un échantillon et un avant-goût.
Bientôt, Kuhl allait effectivement pouvoir constater de visu si l’échantillon promis était à son goût.
Cinq minutes avant minuit, il entendit au loin gronder le convoi. Tout en étant conscient que l’acoustique de la vallée donnait l’impression que le train était plus proche qu’en réalité, Kuhl serra les dents par anticipation. La rame allait apparaître d’ici quelques minutes, déboulant à près de cent dix kilomètres-heure sur la longue descente en ligne droite.
Il observa le signal qui présentait un feu jaune d’avertissement.
Le cliquetis et le grondement du convoi s’amplifiaient.
Se rapprochaient.
Kuhl observait toujours le signal. Il crut déceler une montée en régime du groupe électrogène, un crépitement dans l’air derrière lui, mais sans doute n’était-ce que le fruit de son imagination surexcitée.
La première impulsion fut émise.
Kuhl observa.
Le feu jaune vacilla, se ralluma, s’éteignit. Puis resta éteint.
Il souffla entre ses dents serrées. Les maxillaires crispés, il tourna d’un geste sec la tête vers la gauche et vit les feux de la locomotive en approche éclairer les traverses. Puis elle apparut enfin en contrebas, la silhouette du mécanicien visible derrière les vitres de la cabine surélevée, et le long convoi de voitures profilées cahotant sur la pente derrière la motrice.
L’antenne pivota en silence sur le toit du fourgon et libéra sa seconde impulsion.
Elle était grande, jeune, bronzée, superbe, et venait d’Ipanema, comme la fille de la chanson. Christina d’Ipanema, même son nom rimait avec le titre. Incroyable, non ?
Darvin l’avait rencontrée au buffet de la gare de Barra Funda où elle s’était arrêtée pour boire un Martini en attendant son train. Lui était assis à siroter son verre, songeant à la grosse affaire qu’il venait de décrocher pour sa boîte à New York – enfin, la boîte de son beau-père, si on tenait à pinailler –, quand elle était entrée dans la salle, exactement comme dans la chanson, passant devant lui pour gagner le bar, dans son petit ensemble cintré de coton léger, boucles d’oreilles en diamant, collier de perles noires, tatouage lotus chic sur l’épaule gauche dénudée, roulant des hanches au rythme de l’afro-samba balancée par la sono, les mains encombrées de sacs de boutiques de luxe du centre-ville. Christina d’Ipanema.
Darvin avait à peine pu y croire quand il s’était surpris à quitter son tabouret pour lui demander si ça ne la dérangerait pas de partager un verre avec lui, d’abord parce qu’il était un homme marié – cela faisait six mois qu’il s’était passé la corde au cou et, comme par hasard, six mois aussi qu’il était représentant chez Rinas International, fournitures hôtelières – et, en second lieu, parce qu’il n’avait guère eu l’occasion de baguenauder auparavant, quand il faisait du porte-à-porte à essayer de fourguer de la bimbeloterie à trente dollars l’anneau et trente-cinq le collier pour le compte d’un gonif israélien qui tenait boutique dans la 101e Avenue, contre une commission de dix pour cent pour chacune des pièces de mauvaise quincaillerie qu’il revendait, son itinéraire quotidien le menant de la 125e Rue en plein Harlem à Washington Heights – tâche donc de gagner ta vie comme ça, mec !
À l’époque, avant d’être casé, avant que le père de son épouse devienne son patron et lui confie la responsabilité de la branche brésilienne de la boîte, Darvin n’aurait eu ni assez d’argent, ni assez confiance en lui pour ne serait-ce que rêver de lever une nana dans le genre de Christina, ce qui était plutôt marrant, si l’on voulait bien y penser, exactement le’genre de truc qu’on lisait dans le courrier des lecteurs de Penthouse. Tiens, peut-être qu’il devrait leur envoyer un article, en signant d’un de ces pseudos ringards pour protéger son anonymat : Comment se marier pour mieux tomber les filles, par Jean Balle.
À cet instant précis, en fait, alors qu’ils filaient dans la nuit d’encre vers Rio et sa chambre au Ritz Carlton, blottis l’un contre l’autre dans la pénombre de la cabine de l’express – voiture cinq sur les six de la rame –, ils se livraient à une activité qui en elle-même aurait fait un excellent amuse-gueule. Dix minutes plus tôt, ils avaient demandé au conducteur du wagon une couverture pour se protéger les genoux, non pas parce qu’ils avaient froid, mais parce que Christina d’Ipanema, après avoir passé l’après-midi à São Paulo avec une copine pour faire des achats, enfin, c’est-ce qu’elle disait, lui avait glissé à l’oreille une ou deux suggestions sur la meilleure façon d’occuper les longues heures de trajet, à condition de rester à l’abri des regards inquisiteurs.
Comme il s’agissait d’un train de luxe, ils bénéficiaient déjà d’une certaine intimité. Les fauteuils en cuir beige à haut dossier bloquaient la vue de derrière. La moquette qui recouvrait le sol et les parois atténuait la plus grande partie des bruits environnants et, plus important, des bruits qu’ils pourraient émettre. Les tubes fluorescents de l’allée centrale avaient été éteints pour permettre aux voyageurs de sommeiller un peu, et la plupart de ceux qui ne dormaient pas s’étaient rendus à la voiture-buffet pour boire un cocktail et déguster des petits fours. Les petites lampes à incandescence surmontées d’abat-jour roses disposées devant les fenêtres jetaient une lumière douce suffisante pour lire (ou se livrer à toute autre activité) tout en procurant une ambiance assez romantique. La couverture n’avait par conséquent été pour Darvin qu’une sorte de couronnement, en leur procurant juste le surcroît d’intimité nécessaire.
Darvin se tourna pour la regarder et resta bouche bée. Elle lui rendit son regard, retroussant les lèvres pour émettre un doux soupir ronronnant. Leurs visages se touchaient presque, leurs souffles se mêlaient en petites bouffées moites. Leurs mains s’agitaient sous la couverture comme deux petits animaux tièdes et douillets, celle de Christina s’affairant à l’intérieur de son pantalon, ceinture débouclée et braguette ouverte, la sienne fourrageant sous sa robe.
Darvin était assurément à deux doigts de parvenir au point culminant de son voyage – ou à tout le moins son mont de Vénus – quand les tubes fluorescents courant au-dessus de la travée centrale s’allumèrent soudain en crachotant, inondant la voiture de leur lumière crue. Surprise dans son extase, Christina d’Ipanema se raidit à ses côtés, sa main s’immobilisant soudain (à l’extrême frustration de son compagnon) sous la couverture, avant de se glisser prestement hors de sa braguette. Elle regarda alentour, d’un air inquiet. La plupart des voyageurs assoupis avaient été réveillés en sursaut et faisaient de même. Même si Darvin garda la main enfouie sous sa robe, estimant qu’il valait mieux la laisser là jusqu’à ce qu’on lui demande explicitement de la retirer, il se surprit lui aussi à regarder autour de lui, ahuri. Ce n’était pas simplement que les tubes étaient allumés, c’était qu’ils grésillaient furieusement et semblaient bien trop éclatants, comme s’ils étaient soumis à une surtension. Et le conducteur, qui regardait aussi le plafond de la voiture, semblait non moins éberlué que le reste des voyageurs.
« O que è isto ? lança quelqu’un derrière lui d’une voix forte en portugais. Tudo bem ? Qu’est-ce qui se passe ? Tout va bien ? »
Quelques secondes plus tard, le convoi lancé à toute allure eut un soubresaut et le klaxon de la locomotive retentit avec un bruit strident et prolongé, accompagné du signal d’alarme, preuve manifeste que non, tout n’allait pas bien.
Quelques minutes après, Darvin, la femme qui se faisait appeler Christina et les vingt-cinq autres occupants de la voiture numéro cinq étaient morts.
Quand ils étaient jeunes et se décarcassaient pour joindre les deux bouts afin de payer le loyer du petit appartement de Baltimore où ils avaient élevé leurs quatre enfants, Al et Mary Montelione s’amusaient à un petit jeu idiot, quasiment chaque fois qu’ils faisaient leurs courses au supermarché. Cela avait commencé peu après la naissance de leur avant-dernière, Sofia. Comme ils ne vivaient que du modeste traitement de postier d’Al et devaient rabioter sur tout, ils avaient pris l’habitude de comparer avec grand soin les prix des articles d’épicerie, des biens d’équipement ou des produits d’entretien, bref, de tout ce qu’ils pouvaient acheter.
Le week-end de la fête nationale, lors d’une période de vaches maigres particulièrement difficile, ils avaient décidé d’offrir des glaces à leur petite famille, mais alors qu’ils venaient d’ouvrir la porte du congélateur du rayon crémerie, ils s’étaient soudain rendu compte qu’ils n’avaient même pas de quoi se payer ce modeste plaisir, vu qu’ils n’avaient pas un centime sur leur compte en banque et environ dix dollars à eux deux pour tenir jusqu’à la fin du congé. Voyant le regard défait d’Al lorsqu’il avait lu les étiquettes, Mary l’avait pris par le coude et s’était exclamée : « Allons, monsieur, tentez votre chance ! Celui qui trouvera l’article le moins cher gagne un voyage gratuit à Rio ! » C’était une de ces situations où vous aviez le choix entre rire ou pleurer, et son numéro de bateleur avait fait basculer le précaire équilibre émotionnel de son époux vers la première solution. Pris d’un rire hystérique, il avait plongé la main dans le congélateur comme s’il était réellement le candidat d’un jeu télévisé, soudain infiniment moins déprimé que l’instant d’avant – ce qui était bien sûr l’intention de Mary. Même si elle lui avait ainsi extorqué encore vingt-deux cents ce soir-là, ils avaient pu acheter des glaces pour toute la famille et il était rentré à la maison avec un moral de vainqueur, pour une fois. Dès ce jour, le truc du « voyage à Rio » était devenu leur tactique habituelle pour se libérer des tensions de leurs embarras financiers chroniques. À la longue, même les gamins s’y étaient mis.
Quarante ans plus tard, vivant simplement mais décemment de sa retraite d’inspecteur des postes (leur situation s’était améliorée depuis sa promotion, en dehors de pépins de santé, trois ans plus tard, quand une sévère arythmie cardiaque avait requis la pose d’un stimulateur), Al et Mary fêtaient leurs noces d’or, avec enfin un véritable voyage à Rio (mais aussi d’autres sites touristiques brésiliens), billets et chambres d’hôtel intégralement payés par leurs enfants aujourd’hui adultes et mariés qui avaient eu l’idée de leur réserver ce cadeau-surprise. Jusqu’ici, les vacances avaient été spectaculaires. Ils avaient passé cinq jours à Copacabana, pris l’avion pour Brasilia et une visite de l’ouest du pays, avec au programme un extraordinaire vol en montgolfière au-dessus de la réserve forestière du Pantanal, puis un nouvel avion les avait ramenés vers l’est, pour une étape de deux jours à São Paulo, avant le train de nuit pour retourner à Rio, où ils envisageaient de passer le dernier week-end de leurs vacances.
Après s’être rendus au buffet après trois heures de voyage, ils avaient rejoint leurs places dans la voiture centrale. Mary avait sorti de son sac de voyage un roman de Danielle Steele, Al s’était installé pour piquer un petit roupillon à côté d’elle, quand les tubes fluorescents au-dessus de leur tête se mirent à clignoter et crépiter comme un nid de guêpes en folie.
Fronçant les sourcils, intriguée, Mary quitta des yeux son livre de poche, puis se tourna vers son époux.
Une expression de peur l’envahit aussitôt.
Al s’était réveillé en sursaut pour porter les deux mains à sa poitrine, il avait le visage livide, la bouche grande ouverte et il respirait avec difficulté.
« Al, qu’est-ce qui se passe ? » Elle lâcha son livre pour se pencher et saisir son mari par l’épaule. « Al, chéri, Al, réponds-moi, tu es malade ? »
Il acquiesça, trop essoufflé pour répondre.
Terrifiée pour de bon, ignorant les murmures qui s’étaient levés dans toute la voiture à la suite du brusque allumage des lampes, Mary chercha désespérément des yeux un membre du personnel d’accompagnement.
« Vite ! On a besoin d’un docteur ! s’écria-t-elle. Je vous en prie, au secours ! »
Mais personne ne réagit. Un soubresaut soudain, violent, suivi par le klaxon assourdissant du signal d’alarme avait enfermé chacun des occupants du wagon dans sa panique personnelle. Mary entendit jaillir autour d’elle des cris d’inquiétude. Entendit le crissement des roues du train sur la voie tandis que la rame vibrait, oscillait, tressautait, menaçant de la jeter à bas de son siège.
À côté d’elle, Al suffoquait, les mains serrant toujours sa poitrine à l’endroit précis où le stimulateur cardiaque y était implanté. Agissant d’instinct, ne sachant que faire d’autre, elle se jeta sur lui pour le protéger, l’enserra dans ses bras, le tint collé contre elle.
C’est dans cette position qu’on retrouva le lendemain leurs corps sanglants et déchiquetés, quand les sauveteurs les sortirent de l’épave du wagon.
Dans la seconde voiture du train, Enzio Favas exhibait fièrement sa montre/messager personnel d’Uplink Télécommunications à Alyssa, l’un des top model australiens, qu’il avait engagés pour présenter sa nouvelle ligne de maillots de bain au Salon du prêt-à-porter de Rio, prévu la semaine suivante.
« Tu sais quoi, ce truc-là peut envoyer et recevoir des e-mails ! Non mais, tu te rends compte un peu, des e-mails ! Dingue, non ? » Il indiquait la fenêtre au bas de l’affichage à cristaux liquides. « T’effleures l’écran, et le message apparaît, juste là ! »
Alyssa lui lança un regard. Elle était en train d’étudier une vilaine tache sous son ongle et aurait bien voulu qu’il y ait une manucure à bord du train.
« Hon-hon, fit-elle.
– Et elle se cale automatiquement sur les fuseaux horaires ! Au-to-ma-ti-quement ! s’enthousiasma-t-il dans un anglais à l’accent prononcé. Tu peux prendre l’avion de New York à Los Angeles, de Paris à Tokyo, elle ne se décale pas d’une minute ! Les tops sont transmis par satellite, tu te rends compte ? Dingue, non ?
– Hon-hon. » Plusieurs rangées derrière, une petite fille s’était mise à glousser et Alyssa fronça les sourcils. « Tu crois que ces sales gamines derrière nous vont finir par la boucler, que je puisse enfin dormir ? »
Enzio haussa les épaules. Les « sales gamines » étaient en fait trois petites sœurs adorables à qui leur grand-mère faisait visiter le pays. Enzio avait pu échanger quelques mots avec la femme un peu plus tôt, et ainsi appris toute l’histoire : des parents divorcés, la mère vivant à Sào Paulo, le père installé à Rio, garde alternée, et les pauvres chéries constamment ballottées de l’un à l’autre comme des balles de ping-pong. Enzio, qui était lui-même issu d’un foyer éclaté, compatit. Comment Alyssa pouvait-elle se montrer à ce point insensible ? Si futile et imbue de sa propre personne ? Et surtout, comment pouvait-elle se désintéresser totalement de sa montre ?
« Elle a vingt sonneries différentes, certaines musicales ! Plus, comment c’est déjà… ah oui, un GPS intégré ! ajouta-t-il, certain pour le coup de l’impressionner. Tu peux te retrouver paumé n’importe où, je dis bien, n’importe où dans le monde, t’envoies un message à l’opérateur d’Uplink. Et il t’indique aussitôt où tu es ! Dingue, non ? »
Alyssa fit courir sa langue à l’intérieur de ses lèvres, en essayant de maîtriser son irritation. Si les délires d’Enzio sur sa toquante ne la faisaient pas grimper aux rideaux, ses tics verbaux, si ! Et ces gamines avec leur rire bête, Seigneur !
« Hon-hon », fit-elle, commençant à regretter sérieusement de ne pas être allée s’asseoir de l’autre côté, avec Thandie, l’un des autres top models… même si ses sujets de conversation se limitaient à expliquer qu’elle pouvait manger n’importe quel truc, même riche en graisse ou en calories et garder néanmoins la ligne, sans oublier bien sûr les pilules amaigrissantes et les doigts dans le gosier pour que les repas filent directement dans la cuvette des toilettes.
À côté d’Alyssa, Enzio décida de faire une ultime tentative pour la bluffer avec son nouveau joujou. Il vint lui mettre le poignet sous le nez, le cadran si près qu’il faillit l’écorcher.
« Tu peux entrer des noms, des numéros de téléphone, des adresses ! Jusqu’à mille fiches, mille, tu te rends compte ! Et tu peux tenir à jour tes rendez-vous ! Gérer ton agenda ! Transférer l’information sur ton PC ! Dingue, non ? »
Les tubes fluorescents au-dessus d’eux se mirent soudain à clignoter. Alyssa n’aurait su dire pourquoi… peut-être qu’une des trois petites pestes derrière elle s’était levée pour aller tripoter le bouton. Auquel cas, elle estima qu’elle devait lui en être reconnaissante, car ça avait au moins réussi à clore momentanément le bec à Enzio.
Ce qu’elle ne pigeait pas, malgré tout, c’est pourquoi les tubes brillaient à ce point. Et c’était quoi, enfin, ce grésillement incroyable qu’ils émettaient ?
Elle se retourna et vit que les trois petites filles étaient assises, regardant autour d’elles avec surprise, comme du reste tous les autres voyageurs.
Enfin, presque tous, nota-t-elle car Enzio continuait de reluquer avec adoration sa putain de Super-Mario-Montre ordinateur-autocuiseur-autobaiseur, apparemment inconscient de ce qui pouvait se passer autour de lui.
« Enzio… Est-ce que tu sais, toi, ce qui se passe ?
– Chut ! fit-il. Pas le moment ! »
Surprise de cette brusquerie inhabituelle – Enzio pouvait être hyper-chiant, il l’était toujours avec une extrême politesse –, Alyssa le regarda et vit qu’il avait cessé d’admirer sa montre mais qu’il la lorgnait d’un œil soucieux. Elle ne savait pas ce qu’il voyait sur son cadran, mais visiblement ça l’embêtait. Ça l’embêtait un max.
Elle se pencha pour en avoir le cœur net, puis haussa les sourcils, comprenant soudain la raison du désarroi de son ami.
L’écran avait cessé de présenter l’heure pour afficher une succession de minuscules rangées de un et de zéros clignotants. Dans le même temps, toutes les sonneries et alarmes semblaient s’être déclenchées en même temps : bips, grelots, mélodies, tintements, trilles et bouts de ritournelles. Elle s’imagina qu’elle l’aurait remarqué tout de suite, elle aussi, si son attention n’avait pas été détournée par le grésillement*des lampes et les vibrations qui parcouraient maintenant toute la voiture.
Avant même la première secousse, elle eut le pressentiment qu’il allait se passer quelque chose de terrible.
Puis le train parut quitter la voie et elle agrippa son siège pour se retenir.
« Enz… ? »
Elle s’arrêta. Il continuait de fixer la montre, hochant la tête, attristé, préoccupé d’une seule et unique chose : sa toquante. Vraiment comme si son meilleur ami au monde venait de mourir d’un infarctus sous ses yeux.
Le train vibrait et tressautait, tanguant et oscillant sur la voie, dans un concert assourdissant de sirènes et de signaux d’alarme. Plusieurs voyageurs hurlaient, les petites derrière s’étaient mises à pleurer, demandant ce qui se passait à la vieille dame assise à côté d’elles.
La dernière pensée cohérente d’Alyssa avant que l’avant de sa voiture ne s’encastre dans la voiture précédente de la rame, la propulsant contre la motrice et l’aplatissant comme on roule en boule une feuille de papier alu, sa dernière pensée fut que ces pauvres gamines, ces pauvres petites gamines risquaient de souffrir.
Dans un monde imaginaire et parfait rempli d’hommes tout aussi parfaits, Julio Salles aurait dû être en mesure de réduire les pertes en vies humaines de cette nuit. Même si sa vitesse de quatre-vingt-quinze kilomètres-heure à trois mille mètres du signal d’avertissement neutralisé restait dans les limites autorisées, c’était de justesse, et il aurait été bien avisé de ralentir un peu son allure à l’abord de la descente. Même s’il était vigilant à son poste et guettait l’arrivée du signal, n’ayant aucune raison de suspecter une défaillance de celui-ci, il aurait pu, par précaution, se repérer à la topographie des lieux pour commencer à réduire sa vitesse, juste au cas où…
Mais voilà, on finit par être trop accoutumé à un itinéraire, surtout dans une région où le paysage défile avec la même uniformité lassante, chaque tronçon de voie s’enchaînant au tronçon suivant. N’importe quel conducteur en zone rurale sait cela : après avoir emprunté le même trajet chaque jour pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, on finit par ignorer le paysage pour ne compter que sur de vagues réflexes plutôt que sur des traits caractéristiques de la topographie, jusqu’au moment où l’on tombe sur le panneau, le feu, le signal, le détail balisant un danger quelconque. La bâtisse, le ruisseau, la ferme, le pylône ou la Mustang 63 rouge cerise garée dans une cour qui vous ont attiré l’œil un jour, on finit par ne plus les remarquer à la longue. On se sent libre de brûler la vitesse limite sans grand risque, sachant que la police de la route va généralement fermer les yeux sur un conducteur qui franchit à cent quinze une zone limitée à cent dix.
Salles était mécanicien de chemin de fer depuis trente ans, et il avait effectué le trajet São Paulo-Rio plus de cinq cents fois depuis deux ans qu’on lui avait assigné cette ligne. Jamais dans toute sa carrière professionnelle il n’avait connu le moindre incident. La nuit du déraillement, il attendait l’apparition d’un signal qui avait cessé de fonctionner, et se reposait sur un équipement que personne n’aurait songé à protéger des dégâts de la technologie secrète dont il était la cible. Salles accomplissait sa tâche en conformité avec le règlement, et sa réaction aux premiers signes qu’il y avait un problème fut rapide. Si le partage des responsabilités avait été établi par un juge en possession de l’ensemble des éléments, objectifs, de l’affaire, le témoignage de Salles aurait été d’une valeur inestimable. Du reste, sa déposition et son témoignage devant la cour avaient été, à ses yeux, d’une totale franchise et parfaitement fidèles à la réalité des faits.
Voici sa déposition, telle qu’il s’en souvenait :
Son train progressait normalement sur cet itinéraire vallonné franchissant une succession de collines qui caractérise la ligne interurbaine São Paulo-Rio. Comme tout bon cheminot, pour régler son allure, Salles se fiait avant tout aux instruments et aux signaux plutôt qu’aux repères topographiques, du reste difficiles à discerner dans ce paysage de forêts particulièrement sombre et répétitif, à l’est de Taubaté. À l’abord de la longue descente au bas de laquelle le déraillement avait eu lieu, il savait être à encore environ huit kilomètres de la courbe accentuée qui nécessitait un ralentissement du convoi entre trente et trente-cinq kilomètres-heure, cette marge étroite étant dictée par les conditions météo – des pluies rendant le rail gras – ou la présence éventuelle d’une rame venant en face. Sa feuille de route mais aussi son habitude de la ligne lui indiquaient qu’il devait commencer à serrer progressivement les freins trois mille mètres avant l’entrée de la courbe, endroit où il découvrirait un feu jaune d’avertissement allumé en permanence lui indiquant de ralentir ; dès le début de la descente il avait gardé l’œil ouvert, guettant l’apparition de ce fameux signal. Mais il s’était trompé dans son estimation des distances et du chemin parcouru, et il avait déjà passé l’emplacement du signal sans s’en rendre compte, d’autant que ce dernier était alors éteint.
Dans l’obscurité totale, la courbe avait paru surgir de nulle part. Salles avait repéré l’arc formé par les rails dans le faisceau de ses phares, une cinquantaine de mètres à peine avant d’aborder celle-ci, et jeté aussitôt un œil sur le tachymètre Doppler, mais l’afficheur numérique clignotait, indiquant seulement deux zéros et un code d’erreur. Ce premier signe d’un problème dans l’électronique embarquée dont Salles devait par la suite mettre en doute la fiabilité fut accompagné de sa perception, du coin de l’œil, que l’éclairage de cabine avait connu un brusque sursaut, comme dû à une surtension. Contraint d’estimer sa vitesse au jugé, Salles décida que celle-ci devait avoisiner les cent kilomètres-heure et enclencha aussitôt le freinage d’urgence tout en actionnant le klaxon pour avertir un éventuel train croiseur. Mais le système de freinage perfectionné – qui utilisait un réseau de capteurs et de microprocesseurs pour simuler les fonctions d’un équipement classique électropneumatique et dont on venait d’équiper ces rames l’année précédente –, ce système ne s’enclencha pas. Comme pour le tachymètre Doppler, l’écran à cristaux liquides de contrôle de cet équipement affichait un signal d’erreur.
Non seulement sa rame fonçait à tombeau ouvert vers une courbe serrée, mais elle s’apprêtait à l’aborder avec un système de freinage électronique hors service.
Il comprit aussitôt qu’il était très, très mal barré. Le dispositif de veille automatique destiné à mettre à l’air la conduite principale de freinage en cas de chute de pression ou de défaillance mécanique allait le mettre dans l’impossibilité de modérer le freinage pour tenter un arrêt en douceur. Et à sa vitesse actuelle, dévalant une pente à l’approche d’une courbe serrée, les vibrations et soubresauts provoqués, par un freinage d’urgence entraîneraient le déraillement à coup sûr. Il se trouvait dans l’hypothèse la pire et il ne pouvait rien faire pour l’éviter. Il se retrouvait aux commandes d’un train fou parti pour déclencher une vraie boucherie.
À l’instant précis où Salles décrochait le micro de l’interphone pour avertir les voyageurs de l’imminence du déraillement, le train s’engagea dans la courbe. Le dispositif de freinage d’urgence s’enclencha au même moment. Avant que sa main ait pu atteindre le levier, une brusque secousse le projeta hors de son siège. Il alla percuter le pare-brise avec la violence d’un projectile lancé par une fronde géante. Son dernier souvenir des événements de la nuit fut celui de l’impact douloureux contre la vitre, et du bruit du verre pulvérisé autour de lui.
Quand il reprit conscience quelques heures plus tard, Salles apprit que le choc avait été assez violent pour l’éjecter sur le talus en contrebas, ce qui lui avait sauvé la vie, car la chute n’avait occasionné que des dégâts relativement mineurs – une commotion, un poignet fracturé et un joli patchwork de bleus et d’écorchures. Toutes blessures aisément traitées par la médecine.
Ce ne devait pas être le cas des blessures psychologiques qui deux ans plus tard allaient le conduire au suicide.
Le reste du personnel d’accompagnement et des voyageurs eut moins de chance que Salles. Lorsque les roues se bloquèrent, causant le déraillement des voitures, trois d’entre elles vinrent s’encastrer les unes dans les autres avant de quitter la plate-forme des voies et dégringoler au fond de la vallée, plusieurs centaines de mètres en contrebas. Une quatrième voiture se brisa en quatre tronçons qu’on retrouva dispersés sur la pente, dans un mélange macabre de tôles et de fragments de corps humains. Après que ses réservoirs eurent pris feu, la locomotive diesel se renversa à son tour pour aller s’écraser sur la voiture-buffet et l’engloutir dans une explosion qui carbonisa tous les occupants.
En dehors de Salles, on ne releva que deux survivants sur les cent quatre-vingt-quatorze occupants du convoi : une employée du nom de Maria Lunes, victime d’une rupture de la moelle épinière qui la laissa tétraplégique à vie, et une petite fille de dix ans, Daniella Costas, dont les deux sœurs et la grand-mère avaient péri dans la catastrophe et qu’on retrouva miraculeusement indemne, nichée dans les bras d’un jeune top model australien.
D’après le témoignage ultérieur de l’enfant, la jeune femme (identifiée par la suite sous le nom d’Alyssa Harding) avait jailli de son fauteuil, deux rangées devant elle, quelques secondes après le déraillement et avait fait un rempart de son corps, protégeant la gamine de l’effondrement du toit alors que la voiture faisait des tonneaux jusqu’au bas du ravin.
Un acte de dévouement héroïque et spontané qui avait ôté à la jeune femme toute chance de survie.