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Cap Canaveral, Floride
21 avril 2001
Annie Caulfield avait été si souvent propulsée au rôle de porte-parole de la NASA qu’elle avait fini par l’envisager avec philosophie. Qu’on le prenne comme une corvée et cela en devenait une, et dès cet instant, cela se voyait devant les caméras, et lorsque ça commençait à se voir devant les caméras, vous donniez l’image d’une personne susceptible et fuyante, c’est-à-dire de quelqu’un qui avait quelque chose à cacher, et dès lors, la presse vous harcelait sans merci. Qu’on y voie au contraire une manière de joute amicale avec les reporters et les journalistes, qu’on se montre un peu trop futé, et on était aussitôt catalogué comme un membre de la bande, un initié suffisant, ravi d’être placé sous les feux de la rampe, dorlotant vos interrogateurs pour faciliter votre avancement – peut-être dans la perspective d’entrer dans le sérail, au titre d’expert ou de consultant, selon l’expression consacrée –, bref soupçonné d’être en cheville avec eux pour entuber le citoyen lambda. Qu’enfin on y voie le moyen de servir les droits légitimes du public à être informé, tout en faisant de son mieux pour donner une image positive de l’agence, qu’on soit honnête sur les faits révélés et tout aussi franc sur l’exposé des circonstances quand on n’était pas autorisé à rendre publiques certaines informations, et on se trouvait sur la même longueur d’onde qu’Annie Caulfield. Pourtant, l’exercice tenait toujours à la fois de l’interprétation et du rituel… mais une interprétation pouvait être sincère ou non, un rituel tirer vers l’ombre ou la lumière, et elle faisait chaque fois de son mieux pour toujours rester du côté de cette dernière.
C’était un jeu d’équilibre délicat qui souvent mettait ses nerfs à rude épreuve.
Le lendemain de son acceptation du poste de présidente de la commission d’enquête sur la catastrophe d’Orion, son visage occupait tout le paysage audiovisuel. Non contente d’être devenue le sujet de quasiment tous les bulletins d’information nationaux et locaux, elle fit des apparitions sur deux des trois émissions matinales transmises par satellite, anima ce qui devait être la première d’une série régulière de points de presse l’après-midi au Cap, et se retrouva invitée d’honneur du programme phare de début de soirée sur les réseaux câblés, là encore en duplex.
Son premier rendez-vous était un entretien de cinq minutes avec le même Gary Machinchose qui l’avait piégée devant les caméras juste avant le lancement de la navette. La trentaine cordiale, son allure lisse et ses manières doucereuses contribuaient à son talent pour réduire les entretiens sur les guerres, les catastrophes ou ragots du show-biz en une même purée homogénéisée facilement digeste à l’heure du petit déjeuner et lui permettaient de décrocher régulièrement son Nielsen9.
Gary était sans aucun doute un opportuniste mais Annie devait admettre quelque part qu’elle l’aimait bien, le trouvant infiniment moins monstrueux que nombre de ses pairs, et surtout infiniment plus incisif que ne pouvait le laisser paraître son vernis doux et pelucheux.
« Nous sommes ravis que vous ayez pris le temps de vous joindre à nous, Madame Caulfield, commença-t-il sur un ton éminemment sympathique. Au nom de l’équipe de cette émission et de nos téléspectateurs, j’aimerais tout d’abord adresser mes condoléances à la NASA et à la famille de James Rowland. Nos pensées vont à vous tous.
– Merci beaucoup, Gary. Le soutien que nous a apporté l’opinion signifie sans aucun doute beaucoup pour nous, et il a été d’un grand réconfort pour l’épouse de Jim et sa fille.
– Pouvez-vous nous dire quel impact cette tragédie a eu sur vous, à titre personnel ? Je sais que le colonel Rowland et vous n’étiez pas seulement des collègues mais aussi des amis proches. »
Ne t’étrangle pas, ma fille. Réponds-lui, renvoie-lui la balle et peut-être qu’il laissera tomber.
« Ma foi… comme quiconque vient de subir la perte d’un être cher, j’ai du mal à exprimer mes sentiments. La disparition de Jim a anéanti tous ceux qui le connaissaient. C’était une formidable personnalité, chaleureuse, et il est encore difficile de croire qu’il n’est plus là. Il nous manquera terriblement, et on ne l’oubliera jamais.
– Vous avez participé à un certain nombre de missions spatiales avec le colonel Rowland, n’est-ce pas ? »
Réponds d’un mot. Sans t’étrangler.
« Oui.
– Ayant été compagnons de vol sur plusieurs missions, aviez-vous l’un et l’autre déjà envisagé la possibilité d’être blessés au cours de ce qui, somme toute, demeure une activité à haut risque ? » S’il te plaît, passons à autre chose. « Je n’ai pas souvenance que nous ayons abordé la question. Je pense que chaque astronaute se sent privilégié d’avoir été choisi pour aller dans l’espace. Nous gardons toujours à l’esprit que les choses peuvent mal se passer, aussi essayons-nous de parer à toutes les éventualités lors de notre entraînement, et je demeure convaincue que c’est justement grâce à cet entraînement que le reste de l’équipage d’Orion s’en est tiré indemne. Mais nous ne pouvons pas nous permettre de nous appesantir sur les risques du métier, pas plus qu’un pompier ou un policier lorsqu’il entame sa journée de travail.
– Bien sûr, je comprends et je crois que c’est une des raisons qui ont fait de l’astronaute l’archétype du héros pour tous ceux parmi nous qui ne peuvent admirer les étoiles que depuis le sol et qui ont toujours rêvé d’admirer le sol depuis les étoiles. »
Quoi que ça veuille dire, si ça te chante, je t’en prie, continue dans cette voie, songea-t-elle avec un sourire de circonstance, ne sachant trop quoi répondre.
« Pour revenir au sujet de votre présente responsabilité de présidente de la commission d’enquête sur Orion, comment avez-vous l’intention de procéder pour déterminer les causes de la terrible catastrophe de mardi dernier sur le pas de tir ? » J’imagine que je dois te remercier. « Pour donner un aperçu général, et c’est le mieux que je puisse faire en l’état actuel des choses, nous allons rassembler une équipe de spécialistes qui vont examiner ce qui s’est produit et rechercher des indices susceptibles de nous aider à isoler les facteurs qui y ont conduit. Toute enquête de ce type est un long processus d’élimination, qui va exiger de recourir à un examen laborieux de tous les débris de la navette.
– Doit-on supposer que votre équipe sera formée de personnels de la NASA ?
– Comme nous l’avons exprimé lors de notre première déclaration à la presse, nous sommes fermement décidés à faire appel aussi bien à des experts issus de l’agence qu’à des spécialistes extérieurs…
– Quand vous évoquez des spécialistes extérieurs, je ne peux m’empêcher de me demander d’où vous allez les sortir, la question n’ayant eu que fort peu de précédents historiques. En dehors de Challenger et d’Apollo auparavant10, aucun autre exemple – Dieu merci – ne me vient à l’esprit… et je tiens à insister sur ce Dieu merci…
– Je saisis le fond de votre question, Gary. Mais nous avons beaucoup appris des accidents que vous venez d’évoquer et nombre de spécialistes qui ont aidé à en déterminer les causes à l’époque pourront être consultés, ou vont même collaborer activement à nos investigations. Par ailleurs, s’il est exact que la navette est un vaisseau spatial unique et perfectionné, bon nombre de ses systèmes et sous-systèmes partagent une technologie commune avec d’autres appareils volants modernes. Par conséquent, il y a tout un vivier d’autorités, tant au sein du gouvernement que de l’aviation civile, qui pourront nous apporter une aide substantielle.
– Cela signifie-t-il que la FAA et le NTSB* seront partie prenante ? »
Ben voyons, pourquoi ne pas citer les deux agences, la Direction de l’aviation civile et la Commission nationale sur la sécurité des transports, à qui personne, mais alors personne, ne fait confiance ? Autant demander d’y intégrer d’anciens agents du KGB ou peut-être, pourquoi pas, d’ex-plombiers du Watergate, tant que tu y es…
« Nous allons travailler de concert avec ces groupes pour faire toute la lumière sur ce drame, et il est tout à fait possible en effet que nous intégrions des représentants de ces deux organismes dans notre équipe. Toutefois, un grand nombre de spécialistes de l’industrie aérospatiale et d’autres branches du secteur privé se sont déjà portés volontaires et nous n’allons certainement pas nous priver de leur expertise. Ce qui m’importe avant tout, c’est que le travail soit fait, et je suis prête à prendre auprès de moi toute personne susceptible d’apporter des idées constructives, quelles que soient ses attaches professionnelles. »
Gary Machinchose marqua un temps d’arrêt. Même si Annie fixait dans le blanc de l’objectif la caméra et n’avait aucun retour vidéo pour voir son interlocuteur avec lequel elle était en duplex, elle le soupçonna de recevoir par son oreillette des instructions de la régie.
Un instant après, ses soupçons se confirmaient.
« On m’avertit que le temps qui nous est imparti touche à sa fin, aussi je vous poserai juste une dernière question. Nous avons appris de diverses sources qu’il y aurait eu une intrusion sur le site d’Uplink International au Brésil, site où sont fabriqués des composants critiques de la Station spatiale internationale. Plusieurs comptes rendus font état d’une attaque par un commando paramilitaire. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ? »
Ça, mon vieux, je te revaudrai ça. Dès que quelqu’un aura daigné me fournir un peu plus que la version expurgée de ce qui s’est vraiment passé là-bas. Ce qui pourra finir par arriver, si j’ai de la veine.
« Pour être franche avec vous, je n’ai pu parler qu’une seule fois avec Roger Gordian depuis ma nomination à la tête de la commission d’enquête, et je n’ai pas eu l’occasion d’aborder avec lui ce sujet…
– Pouvez-vous toutefois nous confirmer qu’il y a bien eu une attaque contre le complexe ?
– Il semble bien qu’une intrusion, pour reprendre votre terme, se soit effectivement produite et que l’incident ait été maîtrisé par les forces de sécurité d’Uplink. C’est tout ce que j’ai pu apprendre à l’heure où je parle, mais je compte bien contacter à nouveau M. Gordian, aujourd’hui ou demain, et j’espère alors pouvoir vous faire partager le complément d’informations que j’aurai obtenu.
– Avez-vous une idée de l’importance de ce commando, de ses objectifs, ou de ses éventuels commanditaires ?
– Non, aucune. J’aimerais sincèrement pouvoir vous en dire plus, Gary, mais chacun comprendra qu’en la matière il convient d’être patient.
– Néanmoins, je me dois d’insister… compte tenu de la quasi-simultanéité des deux incidents, et sachant que la charge utile d’Orion était un élément du laboratoire destiné à l’ISS, doit-on envisager un rapport entre ce qui est arrivé au Brésil et l’embrasement de la navette ?
– Je ne dispose d’aucun indice qui me conduirait à l’envisager, et je ne pense pas que nous devrions nous lancer dans ce genre de spéculations. La NASA entretient des relations très étroites avec Uplink et nous suivrons de très près tous les développements survenus au Mato Grosso qui pourraient avoir un impact sur le programme. J’ai l’intention d’être d’une transparence totale avec la presse vis-à-vis de ce que nous apprendrons, tout en gardant à l’esprit que nous devons veiller à ce que rien ne puisse compromettre la sécurité des personnels d’Uplink sur place.
– Donc, vous ne redoutez pas que Roger Gordian suspende la fabrication sur ce site ? Si les bruits qui viennent du Brésil se confirmaient ? »
Hein ? Suspendre la fabrication ? D’où tire-t-il cette info ? On se permet de lancer comme ça des idées en l’air, pas vrai, Gary ?
« Non, je n’ai rien entendu qui aille dans ce sens. »
Nouvelle pause.
« Hélas, on me signale en cabine que nous devons rendre l’antenne pour notre émission quotidienne Jardinage et entretien. Je vous quitte donc en vous renouvelant encore tous nos vœux de réussite pour le succès de votre enquête. J’espère que vous reviendrez nous voir pour nous tenir au courant.
– Merci, Gary, je n’y manquerai pas. »
Cours toujours, mon bonhomme.
Ce fut lors de sa conférence de presse de l’après-midi qu’Annie sentit un début d’exploitation de son interview matinale, une exploitation qu’on allait progressivement faire mousser au rythme des chiffres de vente et des points d’audience.
Elle avait à peine repris son souffle après sa déclaration liminaire qu’un journaliste d’Associated Press ouvrit la séance de questions-réponses en levant la main et en se levant de son siège au premier rang, tel un gamin cherchant désespérément à attirer l’attention de la maîtresse pour demander à aller aux W. -C.
« Lors de votre apparition sur une chaîne nationale ce matin, vous avez évoqué l’éventualité que Roger Gordian fermerait son usine brésilienne d’intégration d’éléments pour la Station spatiale internationale, suite à une attaque par des militants armés. Pourriez-vous nous donner plus de précisions à ce sujet ?
– Comme je l’ai déjà affirmé, je n’ai eu absolument aucune indication concernant une telle hypothèse, et je dois souligner que qualifier les intrus de militants est pour le moins prématuré…
– Mais vous confirmez bien qu’une intrusion a eu lieu, je ne me trompe pas ?
– Oui, bien que le terme "intrusion" soit du journaliste et pas de moi. Ma préoccupation actuelle est l’enquête sur Orion et c’est à cela que je souhaite me cantonner. Dans ma déclaration liminaire, tout à l’heure, j’ai expliqué que les débris de la navette sont en train d’être transportés du site de lancement vers le VAB* pour leur reconstruction, une procédure que j’ai passé la journée à coordonner. Le reste de mon temps a été consacré à travailler sur l’organisation des procédures d’enquête, sélectionner les membres de notre équipe, et faire tout mon possible pour tenir la presse au courant. »
Annie fit signe à un autre journaliste, Allen Murdock, rédacteur au Washington Post.
« Pour rester sur le sujet que vient de soulever mon collègue, commença Murdock, quand on vous a demandé à la télévision si les événements du Brésil pouvaient avoir un lien avec la catastrophe d’Orion, vous avez déclaré, je cite, "ne disposer d’aucun indice qui vous conduirait à l’envisager", fin de citation, mais vous vous êtes bien gardée d’écarter d’emblée une telle hypothèse. Cela veut-il dire qu’il pourrait exister des indices indiquant qu’il s’agirait d’actes de sabotage liés ? Et si oui, qui selon vous pourrait en être le responsable ?
– Allen, je ne pense pas qu’il soit d’une utilité quelconque de procéder à une analyse grammaticale. "Aucun indice" signifie précisément ce que…
– Mais il est de notoriété publique que Roger Gordian est depuis de nombreuses années un partisan avéré du programme de Station spatiale internationale et l’un de ses principaux bailleurs de fonds. Si, je dis bien si, les bruits évoquant la fermeture de ses installations au Brésil devaient se confirmer, ne serait-il pas logique de conclure que sa décision a été précipitée par l’existence d’une menace sérieuse pour ses employés ? »
Cela fait, quoi, trois suppositions en une seule phrase ?
« Vous posez plusieurs questions en même temps, toutes hypothétiques, et je préférerais m’en tenir aux faits. Encore une fois, j’ignore d’où proviennent ces bruits d’abandon du programme par Uplink, même s’il me semble qu’ils sont fondés sur une supposition venue de l’interprétation erronée de certaines remarques émises à l’antenne dans la matinée, ce qui, tout le monde ici sera d’accord avec moi, ne peut que risquer d’embrouiller les faits. »
Question suivante !
Elle indiqua un visage nouveau. Une jeune femme nageant au milieu d’un banc de mâles combatifs. Fraternité féminine. Complicité entre sœurs. Son badge de presse l’identifiait comme Martha Eumans de la chaîne CNBC.
Martha se leva : « Si Uplink devait décider de retirer son soutien à l’ISS, quelles qu’en soient les raisons, quel serait l’impact d’une telle décision sur le développement à venir de la station spatiale… ? »
Et cela continua ainsi durant une éprouvante, très éprouvante demi-heure.
« Annie, je sais bien qu’il y a des moments difficiles, mais je dois dire que vous vous en êtes magnifiquement tirée.
– C’est très aimable à vous, Mac. »
« Mac », c’était McCauley Stikes, le fameux présentateur du câble, célèbre à plus de soixante ans pour son style d’interview faussement populaire, son incontournable chapeau à large bord accompagné d’une cravate-fil à grelots dorés, sans oublier la cohorte de vingt et quelques épouses siliconées – qui toutes portaient témoignage de son hérédité de cow-boy texan à la virilité affirmée. Le numéro de dresseur de chevaux était toutefois un artifice, au même titre que le buste outrageusement développé de sa présente épouse. Car si Stokes était effectivement natif du Texas, c’était par ses parents, héritiers de la fortune pétrolière familiale qui remontait à trois générations, lesquels parents avaient déménagé, alors qu’il n’avait que quatre ans, pour la ville ultrachic de Greenwich, Connecticut, où il avait été élevé dans une atmosphère de distinction douillette et où son plus proche contact avec la race chevaline avait dû avoir lieu du haut des tribunes du terrain local de polo.
« Eh, ce n’est pas simple formule de politesse, Annie, vous êtes vraiment quelqu’un. Une femme que j’admire sous toutes les coutures. » Il porta la main à son chapeau. « Nous allons faire un bon bout de chemin ensemble, ce soir, ouais, un bon bout de chemin, je n’hésite pas à le dire… »
Mon Dieu, c’est qu’il va me sortir son numéro de cow-boy solitaire…
« … mais avant d’aborder Orion, on va rattraper notre retard et récapituler un peu votre parcours depuis la dernière fois que je vous ai reçue… Voyons, vous veniez alors de rentrer d’un séjour de six semaines dans l’espace, c’est bien cela ? C’était, quoi, vers la fin 99 ?
– C’est-cela, oui, Mac. C’était à l’issue de ma troisième et ultime mission.
– Et depuis, nous savons tous que vous avez enduré la perte de votre époux, Mark. »
Elle inspira, fixa Stokes sur le moniteur de retour qui, cette fois-ci, lui avait été fourni par les techniciens du studio.
« Oui, c’est exact. Mark est mort il y a un peu plus d’un an.
– Pour une femme comme vous – deux enfants, une carrière à cent à l’heure –, ce doit être dur, d’essayer de mener une vie sociale active. Êtes-vous sortie avec quelqu’un depuis la disparition de Mark ? »
Respire. Respire profondément.
« Mes responsabilités maternelles et professionnelles m’accaparent entièrement, Mac. Et représentent l’essentiel de mes préoccupations à l’heure qu’il est.
– Mais une femme comme vous, belle, intelligente, pleine de classe, avec votre esprit, votre verve, passez-moi l’expression, doit être entourée de dizaines de jeunes mâles prêts à se battre pour elle. »
De jeunes mâles ? Je rêve ?…
« Mac, excusez-moi de vous couper, mais je suis sûre que ma vie personnelle intéresse beaucoup moins vos téléspectateurs que les progrès que nous faisons à la NASA dans l’enquête sur la catastrophe d’Orion…
– Alors, je ferais bien de ranger ma langue à l’écurie et de vous laisser la parole. Mais tout d’abord, tuyautez-nous un peu sur les moyens que compte employer la NASA pour convaincre Roger Gordian de revenir sur sa décision d’abandonner son usine au Brésil… »
L’endroit où l’Orion était venu au monde était devenu sa morgue.
À vingt et une heures trente, une heure après son apparition sur En direct avec McCauley Stokes – qui s’était conclue sur un clin d’œil sournois du présentateur et avait constitué, par bonheur, son dernier rendez-vous médiatique de la journée –, Annie Caulfield se tenait, seule, au pied du Vehicle Assembly Building du centre spatial Kennedy, un bâtiment qui occupait quatre hectares à l’extrémité nord du Cap et s’élevait à cent soixante mètres de haut, une taille qui en faisait le seul bâtiment fermé d’Amérique capable d’abriter l’orbiteur de la navette spatiale, ses propulseurs à poudre et son réservoir extérieur avant et après leur érection en position verticale.
Près d’un mois plus tôt, l’un des deux transporteurs à chenilles du centre avait fait parcourir à Orion les cinq kilomètres et demi séparant le VAB du complexe de lancement 39A, ses moteurs engloutissant cinq cent cinquante litres de gazole à la minute durant les cinq heures nécessaires pour rallier le pas de tir. Un peu plus tôt dans la journée, le même véhicule avait ramené les débris de l’engin spatial au même bâtiment, sous le regard solennel des personnels de la NASA, corbillard gigantesque pour un colosse abattu. Et, à présent, les éléments tordus et carbonisés de la navette étaient étalés sur le sol de la plate-forme de montage numéro un. Il en émanait un mélange de fumée, de carburant brûlé, de plastique fondu – l’odeur âcre et résineuse imprégnait l’atmosphère climatisée du bâtiment à tel point qu’elle piquait le nez d’Annie et lui irritait l’arrière-gorge.
Pourquoi était-elle venue ici ce soir, au volant de la Saab louée par Uplink, au prix d’un détour par le Cap avant de rejoindre son appartement au sortir du studio de télé… après avoir téléphoné pour prévenir la bonne d’enfants (arrivée en avion de Houston avec la famille, là aussi, aux bons soins de Roger Gordian), qu’elle aurait une heure de retard ?
Elle n’avait pas besoin qu’on lui rappelle que son voyage en Floride évoquait des vacances de rêve tous frais payés, gagnées après une prestation remarquable au Juste Prix ou le tirage au sort de quelque Grand Sweepstake par correspondance.
Elle était déjà ici une semaine à peine auparavant, quand les débris carbonisés répandus autour d’elle étaient encore un vaisseau spatial imposant et majestueux qui s’apprêtait à transpercer les couches supérieures de l’atmosphère. Quand Jim Rowland avait désigné du doigt l’insigne « Navet » sur sa poitrine, articulant en silence, avec ce petit sourire en coin, la vieille devise datant de leurs années de prépa, avant de monter dans le bus argenté qui devait le mener à la mort. Quand le nom d’Orion n’était pas encore devenu à jamais synonyme de tragédie et de perte irréparable.
Terra nos respuit.
Non, elle n’avait certainement pas besoin qu’on lui rappelle les raisons de sa présence en Floride.
Annie contempla la vaste étendue de la salle de montage, les sourcils froncés dessinant un M contemplatif au-dessus de ses yeux, des plis profonds encadrant les commissures de ses lèvres. Si l’explosion s’était produite quelques secondes seulement après que la navette eut entamé son ascension, les débris auraient été répandus sur tout le fond de l’Atlantique, ce qui aurait fait de leur récupération une tâche longue et ardue nécessitant une flottille de bâtiments avec des dizaines de plongeurs. Mais comme l’incendie était survenu juste avant le décollage, on avait pu récupérer sur l’aire de lancement presque toutes les pièces du vaisseau spatial – des plus infimes bouts de métal noirci encore non identifiés jusqu’aux monstrueux boulons fixant l’ensemble, en passant par de larges sections des ailes delta de l’orbiteur ou du fuselage. Une fois ces débris recueillis, ils avaient été amenés ici pour être référencés, étiquetés et classés comme des restes macabres attendant l’examen du médecin légiste. Quel mot pourrait évoquer ce qu’elle éprouvait en ce moment précis ? L’encouragement ? La gratitude ? L’un comme l’autre lui semblaient obscènes dans un contexte aussi triste et morbide.
Les éléments de la carcasse et les pièces d’équipement se chiffraient par centaines, certains relativement intacts, la plupart endommagés par les flammes et la fumée. Demain, elle convoquerait le premier groupe d’experts chargés d’inspecter ces fragments d’un puzzle que personne jamais plus ne pourrait reconstituer… non, quand bien même on aurait récupéré la moindre vis, le plus petit tronçon de câblage.
Il y aurait une nouvelle série d’interviews avec les journalistes, des montagnes de paperasse, une longue liste de coups de fil à passer – y compris le point convenu avec Roger Gordian sur l’incident au Brésil. Elle avait besoin d’un peu de repos. Une bonne douche, un bisou aux enfants, et puis dodo.
Alors, pourquoi au nom du ciel n’était-elle pas rentrée directement au lieu de faire le détour pour contempler cette scène terrible, oppressante, alors que tout le monde, excepté les vigiles en uniforme dans leur guérite, était rentré se coucher ?
Annie fronça les sourcils, cherchant à trouver une réponse à sa propre question – et soudain, elle se rendit compte que son besoin de se livrer à quelques réflexions pouvait bien être justement la réponse. En partie du moins.
Si on lui avait demandé d’attribuer une note à sa première journée de contact avec les médias, Annie se serait au mieux gratifiée d’un C moins. Les questions l’avaient fait dévier dans une direction qu’elle n’avait jamais eu l’intention de prendre… et pis encore, ses réponses lui avaient échappé, arrachées par les traqueurs de scoops pour alimenter leurs déformations, intentionnelles ou non. Ce qui était parti le matin d’une question anodine de ce cher Gary Bouche-en-cœur sur l’éventuelle possibilité d’un retrait de Roger Gordian du Brésil avait donné lieu, dès midi, à plusieurs communiqués de presse annonçant des « rumeurs » (noter le pluriel) de retrait d’Uplink, un terme qui était devenu « annonce » lors d’une conférence de presse l’après-midi (merci, Allen Murdock), donnant à l’histoire une légitimité fallacieuse et lançant un débat passionné sur ses implications pour le programme ISS lors de l’émission Feux croisés et autres grands-messes médiatiques quelques heures plus tard.
Pour autant qu’Annie puisse en retracer la genèse, la nouvelle mutation intervint quand l’un des réseaux, lors de son journal de début de soirée, mêla une analyse des spéculations du jour à sa couverture des événements, créant un mélange ambigu de réalité et de fiction, utilisé par la suite comme source pour un autre programme d’information national. Tout cela avait culminé lorsque le cow-boy de service, McCauley Stokes, lui avait demandé comment la NASA comptait empêcher Uplink de se retirer – comme s’il s’agissait d’un fait avéré et non d’une spéculation née de l’imagination débridée de ce cher Gary Bouche-en-cœur.
Ainsi donc, fait incroyable, l’histoire était passée par pas moins de sept étapes distinctes en l’espace d’une seule journée d’infos et Annie avait dû consacrer l’essentiel de son temps d’antenne avec Stokes à démentir cet amoncellement d’inexactitudes au lieu de fournir les informations qu’elle avait eu l’intention de présenter. Et nonobstant ses éclaircissements et démentis réitérés, il était désormais presque acquis que, dès demain, ce serait reparti pour une nouvelle flambée de gros titres inspirés par Stokes sur le retrait d’Uplink – avec encore de nouvelles idioties, ce qui ne ferait qu’accroître l’effet boule de neige né au cours des dernières vingt-quatre heures.
Une boule de neige qui va finir par me balayer, à moins que je me décide à choisir mes mots avec infiniment plus de prudence. Cela n’a rien à voir avec aucune de mes expériences antérieures et il est temps que je prenne la dimension exacte de la pression médiatique à laquelle je suis soumise.
Peut-être alors qu’au niveau subconscient, une autre raison à sa venue ici était de lui permettre de prendre ainsi la pleine mesure de sa tâche. Peut-être que sa maladresse initiale, cette tendance à rester sur la défensive lors de ses premières apparitions publiques après la catastrophe, venait de sa réticence à reconnaître vraiment la réalité du drame. Elle avait accepté une responsabilité qui ne lui laissait pas le temps d’effectuer un travail de deuil, normal à ce stade, et l’avait au contraire obligée à prendre le brusque raccourci d’une acceptation immédiate. Il eût été vain de se le reprocher, mais si elle voulait être efficace à l’avenir, il était indispensable qu’elle comprenne et sache affronter ses erreurs.
Elle parcourut à pas lents le hall de montage, sinuant entre les débris mutilés de ce qui était naguère encore la navette Orion. D’un côté, quelques tuiles du revêtement thermique fendillées ; de l’autre, un amas de poutrelles en aluminium et de membrures de la carlingue ; plus loin encore, la masse presque méconnaissable de la console de pilotage, avec une perruque de câbles fondus qui pendaient de son panneau arrière soufflé par le choc. À ses pieds, elle reconnut un élevon qui avait dû se détacher d’un bout d’aile lors d’une des explosions qui avaient ébranlé le PC de tir d’où elle avait assisté, témoin impuissant, au drame.
Ici, en ces lieux mêmes, l’acceptation était inévitable, et c’était également en grande partie pour ça qu’elle avait fait le détour avant de rentrer chez elle retrouver ses enfants et une nuit de sommeil bienvenue. Et puis, il y avait une ultime motivation à cette visite guidée en enfer, cette visite qu’elle s’était imposée, une dernière chose qu’elle désirait pouvoir envisager dans une absolue solitude… une dernière chose, alors qu’elle se savait désormais prête à admettre la pire des éventualités.
Au milieu de la pollution sonore qui l’avait assaillie toute la journée, parmi toutes les théories délirantes qu’elle avait entendues et tenté de nier, dans toute cette folie furieuse, il y avait eu une seule, une seule et unique spéculation qui était obstinément restée accrochée à ses pensées, défiant toute tentative de sa part pour l’effacer. Cette spéculation avait été émise par ce cher (et plus futé qu’il n’en avait l’air) Gary Bouche-en-cœur, sur la fin de son entretien avec elle : « … Compte tenu de la quasi-simultanéité des deux incidents, et sachant que la charge utile d’Orion était un élément du laboratoire destiné à l’ISS, doit-on envisager un rapport entre ce qui est arrivé au Brésil et l’embrasement de la navette ? »
Ce n’était pas à elle de l’envisager, pas jusqu’à cet instant. Mais depuis, elle n’avait cessé d’y repenser, à un niveau ou à un autre.
Et si l’on prouvait effectivement qu’il existait un lien entre Orion et le Brésil ?
Et si quelqu’un avait délibérément provoqué la catastrophe ?
Et si Jim Rowland avait trouvé la mort non pas à la suite d’une défaillance accidentelle, d’un défaut de construction ou d’une erreur technique, mais bien d’un acte criminel, d’un sabotage délibéré provoqué par quelqu’un décidé par tous les moyens à empêcher le lancement ?
Les mains croisées dans le dos, immobile dans le silence de morgue du grand hall de montage, elle réfléchit à toutes ces questions et les plis amers au coin de sa bouche se creusèrent encore plus tandis que ces interrogations tournaient et tournaient dans sa tête, décrivant une orbite obstinée.
Et si ?