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Floride

 23 avril 2001

 

 

 

Peu importait l’intensité de sa charge de travail au JSC, Annie aimait mieux chaque matin conduire ses enfants à l’école plutôt que de les confier à leur bonne et elle n’a pas voulu changer cette habitude pendant leur séjour en Floride. Quand le téléphone sonna, elle les aidait à boucler leur cartable, impatiente de se mettre au boulot, ayant sauté du lit, pris sa douche et s’étant habillée presque aussitôt après s’être éveillée de son rêve, de longues heures avant l’aube.

Elle leur fit signe de continuer sans elle et saisit le combiné.

« Salut, fit-elle, c’est Annie.

– Bonjour, dit une voix masculine à l’autre bout du fil. Je m’appelle Pete Nimec. Je suis chez…

– Uplink International. » Un bref coup d’œil rapide à la pendule murale. Sept heures trente. Il y en a qui étaient gonflés. « M. Gordian a appelé hier pour m’avertir de votre arrivée en Floride et je suis positivement ravie de votre aide. Malgré tout, je ne m’attendais pas à avoir de vos nouvelles aussi vite.

– Désolé, je sais qu’il est très tôt. Mais j’espérais qu’on pourrait se voir pour le petit déjeuner…

– Pas possible, vous me prenez alors que j’étais quasiment sur le pas de ma porte et je dois me rendre au Cap…

– Retrouvons-nous là-bas, coupa-t-il. J’apporterai le café et les croissants. »

Elle hocha la tête.

« Monsieur Nimec…

– Pete…

– Pete. J’ai des millions de trucs sur mon agenda ce matin, dont l’un est de retrouver la trace d’un de nos enquêteurs volontaires particulièrement excentrique, et je n’ai vraiment pas le temps de…

– Je peux vous filer un coup de main. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Ce serait un bon moyen pour moi de me repérer… »

Annie regarda dehors par la porte de la terrasse et réfléchit à la proposition. Des gemmes de soleil matinal étincelaient sur les eaux bleues de l’Atlantique où un petit voilier louvoyait parallèlement au rivage. Dorset lui avait promis une vue imprenable, et elle l’avait. Elle aurait voulu être d’humeur à l’apprécier, à tenter d’apercevoir tous ces dauphins et lamantins censés gambader dans les parages.

« Je ne pense pas que ce soit prudent, reprit-elle. Vous ne vous rendez peut-être pas compte de la cohue et de la panique qui régnent dans le bâtiment d’assemblage. Ce sont des dizaines de gens qui s’agitent en tous sens. À trier, examiner, inspecter, que sais-je… Un vrai chaos.

– Je me ferai tout petit. Je vous le promets. »

Un pot de colle. Tout ce qu’il me fallait.

« Écoutez, ça ne sert à rien de tourner autour du pot. Certaines de mes activités prévues pour aujourd’hui sont ultra-confidentielles. Je sais bien que nous sommes tous les deux dans la même équipe, et ce n’est pas pour vous cacher quoi que ce soit, mais en ce moment précis, je suis en train de suivre une piste qui relève de certains points techniques extrêmement pointus…

– Raison de plus pour ne pas craindre de me voir venir piétiner vos plates-bandes, vu que je n’aurai pas la moindre idée de ce que je pourrai voir, rétorqua Nimec.

– J’aimerais mieux malgré tout qu’on remette ça à plus tard. Disons, peut-être pour le déjeuner…

– M’man, Chris m’a traitée de face de guenon ! s’écria Linda depuis le séjour.

– C’est pas qu’elle a défait mes lacets ! » renchérit Chris.

Annie plaqua la main sur le micro.

« Ça suffit, vous deux, je suis au téléphone. Vos cartables sont prêts ?

– Ouais ! » À l’unisson.

« Alors, filez dans la cuisine et attendez que Regina vous donne l’argent de la cantine.

– Chris m’a encore traitée de face de…

– Ça suffit !

– Allô ? Encore Nimec. Vous êtes toujours là ? »

Annie retira sa main du micro.

« Désolée, j’ai les gosses à préparer pour l’école.

– Compris. J’en ai moi aussi. Neuf ans.

– Toutes mes condoléances.

– Il vit avec sa mère.

– Alors, transmettez-les-lui. Où en étions-nous ?

– Vous étiez sur le point de m’inviter au Cap en échange d’un petit déjeuner en tête-à-tête. »

Elle acquiesça en soupirant. Après tout, c’était Roger Gordian qui l’avait envoyé. Et quel mal pouvait-il y avoir à le laisser venir ?

« Je ne suis pas sûre d’avoir vraiment dit ça, mais d’accord, on peut se retrouver à la zone de réception officielle dans une heure. À une condition.

– Dites.

– C’est moi qui mène le bal, et pas un mot à la presse ou à qui que ce soit sans mon accord explicite. Acceptable ?

– Ça me paraît correct. »

Elle regarda de nouveau la pendule. « Mômaaaaan ! s’écria Linda depuis la cuisine. Chris a dit que je pue comme un cul de guenon !

– Rendez-vous à neuf heures précises », dit Annie et elle raccrocha.

L’enquêteur volontaire « particulièrement excentrique » mentionné par Annie à Nimec était un chercheur de vingt-cinq ans du nom de Jeremy Morgenfeld qu’elle réussit à atteindre avec son mobile après avoir déposé les enfants à l’école – et juste à temps, expliqua au téléphone l’intéressé, car il s’apprêtait à mettre les voiles à bord de son catamaran avec l’intention de rester injoignable tout le reste de la matinée : c’était dans ses habitudes de ne jamais travailler plus de quatre heures par jour, du lundi au jeudi, et de ne jamais débuter sa journée avant midi pétant. Illustration vivante du scientifique prodige, Jeremy était sorti du MIT un mois avant de fêter ses seize ans avec un diplôme d’ingénieur aéronautique et il avait décroché par la suite quatre maîtrises dans cette branche et des domaines associés, ainsi que trois doctorats en physique et biologie. À l’âge de vingt et un ans, il créait la Spectrum Foundation, un groupe de réflexion indépendant presque entièrement financé par la vente de ses divers brevets technologiques, plus un faible pourcentage d’une bourse du MIT en échange de sa participation à plusieurs projets, dont celui qu’il était en ce moment même en train d’exposer à Nimec et qui avait trait au domaine de la magnétohydrodynamique…

« La théorie des plasmas, explicita Annie. Il va falloir que vous excusiez Jerry. Épisodiquement, il aime à rappeler aux gens qu’il a fait un jour l’objet d’une étude de la fondation MENSA.

– À savoir ?

– La fondation spécialisée dans l’étude des surdoués. Ils s’intéressent à tous les individus possédant un QI supérieur à la moyenne… pour tenter d’en identifier les déterminants physiologiques, culturels, sociaux et familiaux…

– Nature ou culture », observa Nimec. Il était assis entre eux sur le siège du tram qui les conduisait de la zone de réception au bâtiment d’assemblage. « L’éternel débat.

– Écoutez, loin de moi l’intention de vouloir rabaisser quiconque », reprit Jeremy. Nimec estima que c’était sa façon de se montrer charitable. « Mais pour en revenir à la MHD…

– Pardon ?

– La magnétohydrodynamique, fit-il l’effort de répéter, la définition d’Annie est bien trop large. C’est un peu comme lorsqu’on dit qu’une gerboise est un mammifère : ce n’est pas pour autant que tous les mammifères sont des gerboises, vous voyez ? La théorie des plasmas est un champ très vaste, qui couvre aussi bien la formation de l’univers que ces inexplicables sursauts électriques dans l’espace qu’on a baptisés éclairs de Kirby – par référence à Jack Kirby, le dessinateur de super-héros de la Marvel qui a réussi à surclasser tous les créateurs d’effets spéciaux de SF d’Hollywood rien qu’avec un crayon, une planche à dessin et son imagination. Ça, c’est un génie… »

Jeremy marqua une pause. « Bref, la MHD traite du comportement des plasmas dans un champ magnétique, ce qui peut conduire à des applications pratiques d’une portée incommensurable. La maîtrise de la fusion nucléaire, par exemple… C’est la façon la plus propre de créer de l’énergie, à supposer qu’on sache comment fabriquer des réacteurs assez grands et assez puissants pour la produire à une échelle industrielle sans se transformer et transformer tout ce qu’il y a autour en amas de scories stériles.

– Mieux vaudrait en rester là, coupa Nimec. Vous me terrifiez.

– Pourquoi ça ?

– Je ne peux pas en parler, dit Nimec, impassible. Traumatisme de l’enfance. »

Jeremy haussa les sourcils.

Ravi, Nimec se carra dans son siège et le contempla avec ce regard du vieux flic prenant le signalement d’un suspect : cheveux bruns raides coiffés avec un pétard, lunettes à fine monture dorée, menton fuyant, petit bouc en pointe. Casquette de l’équipe bostonienne des Red Sox ramenée en arrière, T-shirt assorti et large short kaki, pieds nus dans des tennis Nike.

Nimec indiqua l’emblème sur son maillot.

« J’parie que vous êtes un supporter des Red Sox », lança-t-il, histoire de trouver un terrain d’entente.

Jeremy acquiesça. « J’ai une baraque sur l’île de Sanibel, à une heure de route de l’endroit où ils descendent faire leur entraînement en début de saison, et tous les ans, je vais y faire un saut pour les voir s’échauffer. »

Nimec lui jeta un regard intrigué. « Sanibel est à trois cents kilomètres au sud-ouest d’ici, non ? Et vous m’avez dit que vous vous apprêtiez à partir sur votre catamaran quand Annie vous a téléphoné ce matin… Comment avez-vous fait pour revenir si vite ?

– Fastoche. J’ai aussi une baraque à Orlando. Je suis venu m’y installer depuis qu’Annie m’a demandé de collaborer à l’enquête. » Il se pencha et lui adressa un clin d’œil. « Ma copine m’appelle, je reviens illico. »

Petit sourire d’Annie. « Jeremy et moi nous sommes rencontrés il y a trois ans, quand il est arrivé pour s’entraîner à Houston comme spécialiste de la charge utile. »

Nimec essaya de cacher sa surprise. « Vous… vous étiez astronaute ? »

Jeremy rajusta ses lunettes. Il parut soudain mal à l’aise.

« Pas exactement, coupa Annie, intervenant de toute évidence pour le tirer d’un mauvais pas. Les spécialistes de la charge utile extérieurs à la NASA entrent dans une catégorie spécifique et sont choisis par une organisation qui les finance – en général une grosse entreprise qui a décidé d’effectuer un ensemble d’expériences en microgravité ou de mettre en orbite un équipement lourd. Ça peut-être des sociétés pharmaceutiques, des groupes chimiques, des institutions universitaires, des fournisseurs de l’armée ou des entreprises de communications comme la vôtre…

– Ou la Spectrum Foundation ? » demanda Nimec.

Annie acquiesça.

« À l’époque, Jeremy faisait une étude sur la formation des cristaux.

– Les modèles de cristallisation en fonction des conditions environnementales, thermodynamiques et thermochimiques, précisa Jeremy. Tenez, un exemple : tout le monde connaît cette vieille scie selon laquelle il n’existe pas deux flocons de neige identiques, mais c’est encore une de ces simplifications outrancières qui finissent toujours par être comprises de travers. Si on remonte aux années 1930, Ukichira Nakaya, un brillant professeur d’Hokkaido, a établi la classification des formes de base des cristaux de neige, avec les conditions de température et d’humidité qui provoquent leur formation. Ses travaux ont été au départ des recherches fondamentales d’un autre scientifique japonais de haut vol, Shotaro Tobisawa, qui a étudié et décrit la cristallisation de divers composés chimiques dans des conditions d’implosion contrôlée. » Il caressa du bout du doigt ses trois poils de barbe. « Autre exemple : larguez quelque part une bombe atomique d’une puissance donnée et vous obtiendrez de manière parfaitement prévisible la formation de cristaux minéraux et atmosphériques dans des zones bien déterminées, à une distance précise de l’épicentre de la détonation. Nous savons cela depuis Los Alamos. Mais le genre de recherche que j’évoquais n’est qu’une première étape vers la compréhension de tels phénomènes. Une chose est de connaître l’ensemble des conditions qui vont engendrer un certain type de géométrie pour un cristal, une autre de comprendre pourquoi elles l’engendrent. Cela me fascine parce que cela débouche sur tout un pan de lois physiques inexplorées. Personne n’en sait grand-chose à l’heure actuelle, mais à l’avenir, quand nous aborderons ces nouveaux stades de la conquête de l’espace profond tels que le terraformage des planètes ou l’adaptation génétique à des environnements planétaires exotiques, ce genre de savoir pourra trouver des applications qui…

– Jeremy, coupa Annie. On s’écarte du sujet. »

Il fronça les sourcils, haussa les épaules.

« Ils disaient toujours que je ne savais pas me plier aux règles du travail d’équipe », remarqua-t-il.

Nimec le regarda. « Qui ça, ils ?

– Le directeur du NSTT*, le National Space Transportation System, mais aussi ses deux adjoints, plus l’administrateur associé du service des vols spatiaux. Un groupe amorphe de divinités connues de nous autres pauvres mortels sous le nom de Maîtres de la Vaste Foutaise, expliqua Jeremy. La seule responsable de la NASA à me défendre a toujours été Annie, mais même elle ne pouvait éviter leurs foudres divines.

– Ne venez-vous pas de dire que les spécialistes de la charge utile échappaient à la gestion gouvernementale ?

– Oui mais en restant soumis à l’agrément final de l’agence, rectifia Annie. Jeremy manquant pour le moins d’orthodoxie dans ses méthodes, certains personnages haut placés en sont venus à estimer qu’il pourrait être la cause de conflits de personnalité avec ses camarades d’équipage, et que ces conflits pourraient prendre des proportions explosives, dans l’environnement confiné d’une mission à bord de la navette.

– Bref, ils m’ont classé dans la catégorie des emmerdeurs de première, c’est-ce qu’Annie essaie de vous dire sans me vexer, intervint Jeremy. Vous savez que les spécialistes de la charge utile n’ont même pas besoin d’être citoyens américains ? Mais quelque part, pas question pour moi de monter passer là-haut dix malheureux jours sans donner aux autres l’envie de tous se jeter dans le vide… ou de me flanquer hors de la cabine sans combinaison pressurisée. Enfin, s’il faut en croire la NASA. »

Annie lui sourit affectueusement et tendit la main pour lui tapoter le bras.

« Jeremy aurait très bien pu y arriver, et l’équipage le supporter… Le bon côté de l’histoire, c’est qu’on a fait connaissance et que, depuis, on est restés copains.

– C’est pour toi que je suis là, chou », répondit Jeremy, en prenant une grosse voix grave aux accents machos.

Le tram s’arrêta pour débarquer ses trois passagers sur le flanc est du bâtiment d’assemblage. Annie fut la première à descendre et, alors qu’elle ouvrait la marche en direction de l’entrée du personnel de l’immense construction, Nimec releva un brusque changement dans son attitude. On sentait sous la surface une tension qu’elle cherchait à dominer, une hâte indécelable dans son pas quand ils avaient quitté la zone de réception pour monter dans le tram. Quoi qu’elle puisse avoir en tête, elle avait décidé de le garder pour elle, et il ne pouvait qu’admirer sa maîtrise de soi en la circonstance.

Le sol de la vaste aire de montage était aussi chaotique qu’elle le lui avait indiqué en guise de préambule, mais c’était un chaos organisé d’individus confrontés à une tâche aussi sérieuse que complexe, et opérant sous une pression intense. Il avait déjà connu cette atmosphère au combat, mais aussi dans la police sur les lieux d’un crime, et bien trop souvent depuis qu’il s’était joint aux activités de Roger Gordian ; cela faisait partie du jeu auquel il prenait part depuis le début de sa vie professionnelle. Ce qui le frappa toutefois en l’occurrence, c’est l’absence du bruit de fond habituel, le silence attentif de ces femmes et ces hommes rassemblés par Annie pour constituer son équipe, certains en combinaison de la NASA, d’autres en civil, qui grouillaient par dizaines tout autour de lui. Ce silence et l’imposante masse de débris collectés ici. Son regard parcourut la salle immense et il comprit qu’il aurait été impossible de saisir dans toute sa plénitude la force destructrice des explosions qui avaient ravagé l’aire de tir d’Orion sans d’abord contempler ces débris.

Nimec resta quelques instants encore à observer cette activité fébrile avant de se rendre compte qu’Annie et Jeremy ne l’avaient pas attendu : marchant côte à côte, la tête penchée l’un vers l’autre, ils poursuivaient un entretien privé. Il allait les rattraper puis se ravisa. Même s’il ne la connaissait que depuis une demi-heure à peine, il soupçonnait déjà Annie Caulfield d’avoir de bonnes raisons pour agir ainsi. Et il lui avait promis de ne pas se mettre dans ses jambes.

Il les regarda donc remonter la large allée de transfert qui s’ouvrait devant lui, puis escalader une des plates-formes mobiles où quatre, cinq enquêteurs étaient réunis autour de plusieurs fragments d’épave de bonne taille. Annie s’entretint brièvement avec eux ; il émanait d’elle une autorité calme et naturelle : elle prêtait attention à leurs commentaires, tapota une femme sur l’épaule avec cette même chaleur décontractée déjà manifestée à l’égard de Jeremy dans le tram. Nimec se sentit une fois encore singulièrement impressionné par son attitude.

Quand le groupe quitta la plate-forme quelques instants plus tard, de toute évidence à la demande d’Annie, Jeremy et elle restèrent accroupis dans une attitude qui évoqua pour Nimec celle de paléontologues, tandis qu’ils entreprenaient de fouiller parmi les débris, échangeant à l’occasion des commentaires en indiquant du doigt certaines pièces.

Au bout d’un moment, Nimec jugea qu’il pouvait à présent les rejoindre.

Annie lui adressa un mouvement de tête alors qu’il arrivait au pied de la plate-forme et lui fit signe de monter, tout en poursuivant son inspection des débris de la navette. En l’occurrence, un amas soudé de tubes et de soupapes sous un carénage fendu et carbonisé attaché à un composant qui, bien que brûlé et cabossé, avait gardé la forme en cloche caractéristique d’une tuyère. Nimec crut pouvoir sans trop de risque avancer une hypothèse sur l’origine de l’objet mais préféra la garder pour lui, ne voulant pas accaparer tout de suite leur attention.

Finalement, Annie, toujours accroupie, leva les yeux.

« Vous êtes en train de contempler ce qui reste d’un des moteurs principaux, dit-elle, confirmant de fait son hypothèse. La navette en possède trois, montés en triangle sous l’empennage vertical. Ce n’est pas un secret que le dialogue enregistré entre l’équipage du vaisseau et le contrôle au sol nous enseigne qu’un témoin rouge s’est allumé à T moins six secondes, indiquant une surchauffe sur le moteur trois. »

Il acquiesça. « Celui-ci ? »

Elle marqua un temps avant de répondre puis énonça d’une voix calme : « Le SSME 3 a été presque intégralement désintégré par la déflagration initiale. Le 2, qui était situé juste à côté, a été à moitié reconstitué à partir des quelques fragments que nous avons pu récupérer. Non, ce que vous voyez, c’est le SSME 1. Je ne sais pas encore pourquoi, mais il est resté relativement intact. Les moteurs sont disposés en triangle et celui-ci était situé sans doute au sommet, juste sous l’empennage ; et c’est peut-être justement sa position au-dessus des deux autres qui lui a permis d’échapper aux effets les plus destructeurs des explosions. Cela restera à déterminer. Ce qui m’importe pour l’heure, c’est que nous l’ayons et puissions l’examiner.

– Ces monstres engloutissent un mélange redoutable de fluides cryogéniques, hydrogène et oxygène liquides », enchaîna Jeremy. Il était penché de l’autre côté de la tuyère. « Annie, tu me corriges si je me trompe, mais je crois que chacun de ces moteurs développe une poussée de 1,7 million de newtons – quelque chose comme cent soixante-quinze tonnes au niveau de la mer. Cela en fait le générateur de puissance le plus efficace qu’on ait jamais construit. D’un autre côté, la mise à feu d’une masse d’hydrogène peut-être destructrice si elle n’est pas maîtrisée avec précision. Souvenez-vous du dirigeable Hindenburg.

– Ce qui donne quoi, en ce qui concerne Orion ? demanda Nimec.

– Si l’on en revient au dialogue entre le vaisseau et le sol, il est manifeste qu’un problème est apparu avec l’alimentation en hydrogène liquide, reprit Annie, solennelle. Encore une fois, c’est une info qui a été largement répercutée dans les médias, aussi je doute de vous apprendre quelque chose. L’une des dernières phrases prononcées par Jim… le colonel Rowland… au contrôleur était que la pression d’hydrogène liquide dégringolait. Puis il s’est tu une seconde. »

Nimec avait écouté attentivement mais il se sentait intrigué malgré tout. « Si je vous suis bien tous les deux, vous sous-entendez qu’une baisse de pression de l’hydrogène liquide aurait pu causer une élévation de la température du moteur à l’origine de l’incendie. J’aurais cru l’inverse : moins de carburant, moins de chaleur.

– Ouais, bien sûr, sauf si la pression dégringole dans ce paquet de spaghettis », observa Jeremy. Du geste, il embrassa l’un des amas de tubes enchevêtrés soudés à la cloche du moteur. « Ces tubes font circuler le LH2 dans les parois de la tuyère et de la chambre de combustion avant d’entrer dans les préchauffeurs… »

Nimec leva la main pour l’arrêter.

« Oh… attendez une seconde. Je crois que je ne vois toujours pas bien comment moins égale plus en l’occurrence…

– C’est parce qu’un terme essentiel que j’ai employé pour décrire l’état de l’hydrogène liquide a dû vous échapper, reprit Jeremy. Le terme cryogénique. »

Annie vit Nimec tiquer devant cette marque de condescendance.

« Comme l’a dit Jeremy, s’empressa-t-elle d’enchaîner, le SSME a un rendement extrêmement élevé. C’est en partie parce que les propergols ont plusieurs utilisations successives. Pour rester liquide, l’hydrogène doit être maintenu dans un état de froid extrême… pour vous donner une idée, songez qu’il se vaporise dès que la température dépasse -252°Celsius… Par ailleurs, pour résoudre le problème critique de la surchauffe des moteurs, les concepteurs du SSME ont eu l’idée de dériver une partie de cet hydrogène liquide dans un circuit de refroidissement avant qu’il parvienne à la chambre de précombustion. Il y a deux injecteurs par moteur dont la fonction est d’enflammer les vapeurs d’hydrogène à température élevée qui résultent du processus de combustion avant qu’elles ne risquent de s’accumuler et de mettre le feu à la tuyère. Si vous avez déjà eu l’occasion de visionner la vidéo d’un lancement au ralenti, vous aurez pu remarquer l’éjection de ces gaz sous les tuyères sous la forme de milliers de minuscules boules de feu. »

Nimec regarda Annie. « Bref, ce que vous êtes en train de me dire, c’est qu’une chute de pression notable dans le circuit d’hydrogène liquide aurait pu entraîner une surchauffe du moteur et une défaillance de la précombustion… provoquant l’explosion des vapeurs d’hydrogène libérées dans la tuyère.

– C’est-ce que Jim nous a dit, en tout cas. Ou ce qu’il a voulu dire. Il aurait pu noter l’endroit exact dans le circuit d’hydrogène où la chute de pression était devenue critique rien qu’avec un coup d’œil sur une jauge à son tableau de bord. Mais tout s’est passé si vite… avec la fumée qui avait envahi la cabine…

– Il n’a jamais pu finir sa phrase.

– Qui était que la baisse de LH2 se produisait dans les conduites de préchauffage… »

Leurs regards se croisèrent. Nimec vit l’éclat humide dans ses yeux, comprit qu’elle retenait ses larmes et se surprit à vouloir tendre la main vers elle pour la réconforter. Au lieu de cela, il se raidit, totalement pris de court par une telle impulsion.

Se tournant de nouveau vers Jeremy, il reprit : « Quand nous étions dans le tram, vous avez évoqué la différence entre connaître un phénomène, compte tenu d’un ensemble de conditions données, et en comprendre les mécanismes. »

Jeremy eut une hésitation.

« Je parlais de flocons de neige.

– Alors parlez-moi à présent d’explosions. Selon vous, qu’est-ce qui a pu entraîner la chute de pression de l’hydrogène liquide ? Et si elle s’est produite dans le moteur numéro trois, pourquoi les tubulures de refroidissement ont-elles également fondu sur le moteur un ? Comment le même problème a-t-il pu survenir simultanément sur au moins deux des trois moteurs alors qu’ils sont indépendants ? »

Jeremy regarda Annie, hésitant toujours. Il attendait de voir ce qu’elle était prête à révéler, et ne dirait rien sans son approbation. Cette attitude le fit encore remonter dans l’estime de Nimec.

« L’autre soir, je suis venue ici, après le départ de tout le monde, histoire simplement de réfléchir un peu, avoua Annie. J’avais eu une rude journée face à la presse et j’avais besoin de me remettre les idées en place… » Elle laissa sa phrase en suspens, puis hocha la tête. « Enfin, peu importe. Ce qui compte, c’est que je suis restée ici un long moment. Bien plus long que prévu à l’origine, en fait. À me balader, examiner les débris qu’on avait commencé à réunir. Quand j’ai vu ce moteur, j’ai remarqué que les dégâts internes semblaient bien plus importants que ceux subis par l’enveloppe externe. Et j’ai commencé à me poser la même question que celle que vous venez de poser à Jeremy. » Elle marqua une nouvelle pause, expira. « J’ai demandé l’aide du centre de police scientifique de San Francisco. II dépend du laboratoire national Lawrence Livermore, je ne sais pas si vous les connaissez…

– Ils ont effectué des recherches d’indices dans l’affaire Unabomber, les explosions de Times Square et du World Trade Center à New York, et sans doute des centaines d’autres enquêtes, répondit Nimec. Uplink est en relation avec eux depuis des années, et j’ai déjà eu l’occasion de collaborer personnellement avec leurs spécialistes. C’est le meilleur organisme dans sa branche, avec le meilleur groupe d’experts. »

Elle opina. « Ils ont envoyé une équipe d’analystes dotés d’un spectromètre de masse à détection ionique.

– Ce qui veut dire que vous cherchez des sous-produits résiduels de matériau explosif, observa-t-il. Ce genre d’instrument permet d’effectuer sur place une analyse des traces de particules… en évitant les détériorations éventuelles occasionnées par un transport d’échantillons en laboratoire.

– Oui. »

Nimec demeura quelques instants songeur.

« Lors des actes de sabotage, il faut travailler vite, en cachette, et c’est souvent ainsi que se produisent des erreurs, remarqua-t-il. Si vous êtes un expert en sabotage, vous savez que le meilleur moyen de tenir compte de l’éventualité d’un pépin… de l’anticiper et l’empêcher de se produire… c’est d’être redondant. Trafiquer trois moteurs, même s’il suffirait d’en saboter un seul. Si je vous suis bien, alors ce qui a provoqué la surchauffe du moteur numéro trois – et peut-être du deux – était censé le faire pour le un, sauf que ça ne s’est pas produit. Ou du moins, pas avec les dégâts prévus.

– C’est une explication rationnelle, oui, si l’on fait l’hypothèse d’un sabotage délibéré et réussi d’Orion. » Annie soupira. « On verra avec les résultats du spectromètre et les conclusions des analystes du labo. Cela dit, Jeremy croit effectivement à la probabilité d’une telle hypothèse.

– C’est plus qu’une probabilité, rectifia Jeremy. Je suis prêt à parier dessus. »

Nimec le dévisagea.

« Qu’est-ce qui vous rend si catégorique ?

– Rappelez-vous, il y a un instant, quand je vous parlais de flocons de neige et que vous teniez à parler d’explosions ? »

Nimec avait déjà suffisamment cerné le personnage pour savoir que la question était tout sauf rhétorique.

« Hon-hon, fit-il, attendant de voir.

– Eh bien, il se trouve que nous étions déjà sur la même longueur d’onde. Une des retombées de mes travaux sur la géométrie des cristaux en thermodynamique, où l’on fait intervenir divers types d’explosions contrôlées, avait trait à la géométrie du souffle.

– Je ne sais pas pourquoi, nota Nimec, mais je m’en doutais.

– Je m’en suis bien rendu compte. »

Nimec le gratifia d’un signe de tête. « Dites-moi ce que vous avez trouvé, Jeremy. Et pourquoi cette certitude.

– Pour dire les choses simplement, un type de réaction chimique égale une explosion, égale un modèle. Et pour moi, le motif dessiné par la répartition des abrasions, des brûlures et des incisions sur les fragments de ce moteur ne peut qu’avoir été occasionné par de minuscules charges thermiques – éventuellement une forme non commercialisée de RDX – qui étaient censées détruire les turbopompes de circulation d’hydrogène liquide mais qui n’ont qu’en partie rempli leur tâche. »

Nimec envisagea l’hypothèse une seconde avant de hocher de nouveau la tête. « Merci.

– À votre service. » Jeremy posa la main sur l’épave du moteur, tout en lorgnant Nimec derrière ses lunettes à monture métallique. « Si vous voulez bien venir par ici, je vais vous montrer ce que je veux dire. » Une ouverture amicale. « Ouais, fit Nimec. Volontiers. »

« Il y a un détail que j’ai gardé pour moi dans le hall d’assemblage, confia Nimec à la jeune femme, une demi-heure plus tard. Je ne savais pas trop ce que je pouvais révéler devant Jeremy. »

Ils étaient en train de boire un café à la cantine du centre spatial : son invitation à déjeuner étant passée à la trappe pour cause d’emploi du temps surchargé ; quant à Jeremy, il était déjà en train de regagner Orlando.

Elle le regarda avec attention derrière le rebord de sa tasse.

« Continuez…

– Dans certains cas, les terroristes veulent laisser une empreinte de leur sabotage sans pour autant revendiquer leur acte. C’est une tendance qui n’a fait que s’accentuer ces dix dernières années. Disons les choses ainsi : ils veulent à la fois vous flanquer la trouille sans pour autant assumer la responsabilité. »

Annie le fixait toujours.

« Vous pensez qu’ils n’avaient pas l’intention de détruire le moteur numéro un ? Que c’était juste pour nous orienter sur la piste d’un sabotage ?

– Je pense que c’est une éventualité à envisager. »

Elle resta quelques instants silencieuse. Puis un pâle petit sourire effleura le coin de ses lèvres. « Jeremy a dû y songer lui aussi. Je parierais qu’il n’a pas trop su comment l’exprimer devant vous.

– Ça se pourrait. » Nimec se surprit à remarquer son sourire et s’empressa de baisser les yeux vers la table. Qu’est-ce qui lui prenait ? Ils étaient collègues et les circonstances n’étaient pas à la bagatelle, non ? Mais sans même s’en rendre compte, il la dévisageait de nouveau. « Sûr que c’est loin d’être un imbécile. »

Annie but sans rien dire une autre gorgée de café.

« Deux questions, reprit-elle. Est-ce qu’Uplink trouverait acceptable que j’informe la presse que nous nous orientons, avec précaution, vers une hypothèse susceptible d’établir un lien entre Orion et l’incident au Brésil ?

– Cela ne nous poserait pas de problème.

– Question suivante : s’il s’agit bel et bien d’un sabotage, avez-vous une idée de l’éventuel responsable ? »

Il réfléchit un moment, puis prit sa décision.

« Je pense qu’on pourrait le savoir très vite. Notre société possède une petite station de suivi satellite à Pensacola. Je dois m’y rendre avec un avion de la boîte qui décolle d’Orlando à quatre heures cet après-midi. Nous sommes en train de mener une opération qui serait certainement intéressante pour vous à observer. »

Elle se mordilla la lèvre inférieure, songeuse, la tasse de café toujours en l’air à mi-chemin de ses lèvres.

« Il faut que je rentre récupérer les enfants.

– C’est juste un saut de puce. Je m’arrangerai pour que l’avion vous ramène dès que nous aurons terminé. »

Silence.

Annie but encore une gorgée, puis déposa la tasse dans la soucoupe.

« C’est bon. J’en suis. »