15
Sites divers
22 avril 2001
« Alors, comment ça va, Rollie ? demanda la voix, en français.
– Une fille superbe qui se pointe à la porte et me parle en français, descendue exprès des États-Unis pour me voir ! Ça peut qu’aller bien. »
Megan sourit à Thibodeau et entra dans la chambre. Il était en position à demi assise, le haut de son lit d’hôpital relevé pour l’aider à soutenir son poids. Elle nota le tuyau d’une sonde sortant de son abdomen, et celui de la perfusion entre le pli du coude et la perche accrochée au cadre en acier du lit.
D’un signe du menton, il indiqua le sac en papier kraft qu’elle portait alors qu’elle s’installait dans la chaise sur sa droite.
« Me dis pas que tu m’as amené un gâteau de Mardi gras ou un beignet à la sauce d’alligator, j’te jure que j’te demande illico en mariage.
– Franchement, ça existe des trucs à la sauce d’alligator ?
– J’pourrais en manger tous les jours.
– Beurk. » Elle posa le sac par terre près de sa chaise. « Vous autres Cajuns, vous devez avoir un estomac en inox.
– Ma poule, j’serais sans doute mort sinon, remarqua Thibodeau. D’après les toubibs, le pruneau qui m’a touché m’aurait transpercé l’estomac pour atteindre l’aorte s’il n’avait pas été dévié par mes abdos. Au lieu de ça, il s’est contenté de m’enlever un bout de gros intestin et la rate.
– Contenté, hein ? »
Il haussa faiblement les épaules. « Quand on se fait tirer dans le bide, faut savoir faire avec.
– Tu souffres beaucoup ?
– Ça pourrait être pire. Les blouses blanches m’ont expliqué que mon plus gros problème risque d’être les infections. Que la rate contribue à éliminer du sang les bactéries. Que mon foie et les autres organes vont prendre le relais, mais pas tout de suite. »
Rollie marqua un temps, changea de position sur l’oreiller. Megan nota qu’il essayait de ne pas grimacer.
« Bon, allez, ça suffit avec les détails sanglants. Si tu me disais plutôt ce qu’il y a dans ce sac et ce que tu penses de ma demande en mariage ? Comme j’ai dit, tout dépendra de cette sauce. »
Megan se remit à sourire.
« On cause des deux dans une minute, promis. » Elle se pencha, tendit la main par-dessus le barreau métallique pour lui toucher le bras. « On te soigne bien, ici ?
– Je suppose. Mis à part leur manie de tâter et de sonder.
– C’est leur gagne-pain. T’as vécu une sacrée semaine, Roi.
– Au moins, j’suis toujours en vie. » Son visage devint sérieux. « Tout le monde a pas eu cette chance.
– Non, certes. Je suis désolée pour les gars que t’as perdus. »
Thibodeau resta quelques instants silencieux. Puis il hocha lentement la tête.
« Comme t’as dit, sacrée semaine, et pas que pour nous à la base. » Il s’humecta les lèvres du bout de la langue. « T’es au courant de cette catastrophe ferroviaire, près de la côte ?
– C’était aux infos, ouais. Horrible.
– On peut dire qu’il y a eu pas mal de carnage dans le coin, ces temps derniers. J’attends plus que les pluies de grenouilles, de vermine, de grêle et de sauterelles… »
Elle hocha la tête.
« Je ne suis pas portée sur la religion, observa-t-elle, mais toutes les catastrophes dont on parle, je n’ai pas l’impression qu’elles soient causées par le doigt de Dieu. »
Rollie haussa les épaules, sans se mouiller.
« À moins que ce soit justement sa façon de nous faire un doigt… Dis donc, aux infos dont tu parlais, ils ont donné des nouvelles de la petite ? Tu sais, la gamine…
– Daniella Costas. Aux dernières nouvelles, elle va bien. Elle est avec un de ses parents.
– À la bonne heure, dit-il en français. J’attendrai que le mécanicien se soit entièrement remis, puis j’irai l’étrangler de mes mains.
– Il prétend que ce n’est pas de sa faute.
– Et c’est la faute à qui, selon lui ?
– Pas à qui, à quoi, rectifia-t-elle. Défaillance mécanique. »
Rollie parut quelques instants songeur, puis il haussa de nouveau les épaules.
« Enfin bon. C’est pas que j’te reproche de me rendre visite, mais j’arrête pas de m’interroger sur les raisons de celle-ci depuis qu’on m’a prévenu de ton arrivée.
– Roger pensait que je pourrais te filer un coup de main jusqu’à ce que tu sois complètement rétabli, expliqua Megan. Mais j’avais mes raisons personnelles de venir te voir en tête-à-tête, Rollie. Et l’une d’elles se trouve dans ce sac.
– Tu veux dire que j’ai réellement droit à un cadeau de prompt rétablissement ? »
Elle acquiesça.
« Et un cadeau tout ce qu’il y a de spécial. Un truc dont je sais que tu l’apprécieras tout particulièrement. »
Il la considéra sans mot dire. Une infirmière en blouse blanche et chaussures à semelles de crêpe apparut à la porte, glissa brièvement la tête dans la chambre, puis poursuivit son chemin dans le couloir.
Megan attendit qu’elle soit repartie pour se pencher vers son sac en papier.
« Pete Nimec m’a dit que tu voulais ton Stetson. Et que les toubibs ne voulaient pas encore que tu le mettes. »
Il redressa imperceptiblement les épaules.
« Tu me l’as ramené de chez moi ? »
Elle secoua la tête.
« Jamais je n’enfreindrais un règlement d’hôpital. » Elle retira du sac un objet grossièrement emballé dans du papier et le posa délicatement dans son giron.
« J’sais pas c’que c’est, mais sûr que ça m’a la forme d’un galurin, observa-t-il en l’examinant.
– Ma foi, ils n’avaient pas mentionné de marque précise en dehors du Stetson, expliqua-t-elle avec un sourire. Pourquoi t’ouvrirais pas le paquet, voir si ça peut faire un substitut présentable ? »
Fronçant les sourcils, il défit le papier d’emballage.
Et poussa une exclamation audible.
Le chapeau de campagne à glands était vieux et cabossé à en être presque informe, le feutre gris était mité par endroits, la jugulaire en cuir noir éraflée et nouée. Mais les côtes tressées noir et or et le ruban de soie étaient presque intacts… comme les deux sabres de cavalerie dorés entrecroisés épinglés sur le côté du bord relevé.
Il leva les yeux vers elle. « Me laisse pas me couvrir de ridicule en disant une bêtise.
– Tu ne dirais pas de bêtise. Il a appartenu à mon arrière-grand-père. Il était dans le 1er régiment de volontaires de cavalerie de Roosevelt.
– Mon Dieu », s’exclama Rollie, en français. Il fit courir ses doigts sur la lisière du chapeau, empli visiblement de crainte et de respect. « Les Rough Riders, le régiment des Dresseurs… »
Elle acquiesça. « "Mieux vaut oser encore et toujours, remporter des triomphes glorieux, même semés d’échecs, que rester dans le rang de ces pauvres âmes qui jamais n’ont vécu de grandes peines ou de grandes joies…– car elles vivent dans une grise pénombre qui ne connaît ni la victoire ni la défaite", termina Thibodeau. Franchement, je ne sais pas quoi dire, Megan, non vraiment… »
Elle sourit.
« Taylor Breen avait troqué sa raquette de joueur de tennis contre un fusil en l’espace de six mois. Il s’est engagé dans l’unité de Kettle Hill à la demande personnelle de Roosevelt en se mettant en disponibilité de son poste de professeur à Yale pour aller se battre contre les Espagnols. » Elle marqua un temps, posa sur lui un regard calme. « Rollie… j’ai moi-même une demande à te faire qui va avec le chapeau. Je ne te force pas à l’accepter. Mais j’aimerais avoir ta réponse tout de suite. »
Il soutint son regard. « C’est en rapport avec la succession au poste de Max Blackburn, pas vrai ? »
Elle acquiesça derechef.
« Quand on en a discuté, il y a quelques semaines, tu m’as dit que tu voulais y réfléchir, que tu n’étais pas sûr de vouloir te colleter cette responsabilité…
– Ou que Pete Nimec le veuille, rectifia-t-il. J’avais dans l’idée qu’il avait un autre candidat en tête, et que vous étiez plus ou moins en bisbille à ce sujet.
– C’est vrai sur les deux points mais la situation a évolué. En partie à cause de ce qui s’est passé ici l’autre soir. Et de la façon dont tu as géré la crise.
– Nimec partage ton avis ?
– On a discuté tous les deux avant mon départ pour le Brésil. Et on est parvenus à une esquisse d’accord.
– À t’écouter, là, je sens comme un coup fourré… »
Megan eut un petit rire.
« N’oublie pas que je suis une femme…
– Comme j’ai dit, j’avais remarqué. » Il la regarda. « Le truc… tu me mets au parfum ?
– Oui. Une fois que tu m’auras dit si tu acceptes la promotion. »
Thibodeau la considéra un moment, baissa les yeux sur le chapeau de cavalerie. Puis il le prit et le coiffa avec précaution.
« Il me va ?
– Impec.
– Veux-tu m’épouser ?
– Non. »
Il haussa les épaules.
« Autant que j’accepte ton offre malgré tout, si au moins ça peut m’éviter de jouer les veilleurs de nuit. »
Megan posa la main sur le dos de la sienne et la serra affectueusement.
« Félicitations.
– Et… ?
– Et…, ajouta-t-elle, voilà le truc. »