CHANT I
La forêt obscure —
mai 1756 —
Francesco Loredan, Prince de la Sérénissime, cent
seizième Doge de Venise, trônait dans la Salle du Collège, où il
accueillait d’ordinaire les ambassadeurs. De temps en temps, il
levait les yeux vers l’immense toile de Véronèse, La Victoire de Lépante, qui ornait l’un des murs de
la salle ; ou bien ses pensées allaient se perdre au milieu des
dorures du plafond, le regard noyé dans Mars
et Neptune, ou Venise trônant avec
Justice et Paix, avant d’être rappelé à l’urgence de
l’affaire qui le préoccupait.
Francesco était un homme âgé, au visage parcheminé
qui faisait un contraste saisissant avec la pourpre lisse et unie
dont il était entouré. Quelques rares cheveux s’échappaient de son
bonnet et de sa corne ducale. Ses sourcils blancs et sa barbe
achevaient de donner à sa physionomie une allure patriarcale tout à
fait de circonstance, au regard des fonctions qu’il assumait au
sein de la République. Devant lui se trouvait un bureau recouvert
d’un dais sur lequel figurait un lion ailé sortant ses griffes,
tout de puissance et de majesté. Le Doge ne manquait pas
d’embonpoint, dans son vêtement somptueux. Une cape de tissu, ornée
d’un mantelet d’hermine et de gros boutons, tombait sur ses épaules
et recouvrait une autre robe, d’un tissu plus fin, qui glissait
jusqu’à ses jambes gainées de rouge. La bacheta, le sceptre qui symbolisait le pouvoir
dogal, reposait paresseusement entre ses bras. Ses mains, longues
et déliées, arborant une bague frappée des armoiries et de la
balance vénitiennes, serraient avec nervosité le compte rendu de la
dernière délibération du Conseil des Dix. Celle-ci était
accompagnée d’un courrier qui portait le cachet officiel de ce même
conseil. Sa dernière réunion s’était tenue le matin même, dans des
circonstances exceptionnelles. Le compte rendu informait Francesco
d’une affaire pour le moins ténébreuse.
« Une ombre passe sur la République, lui
disait-on en conclusion, une ombre dangereuse dont ce meurtre,
Votre Altesse Sérénissime, n’est que l’une des multiples
manifestations. Venise est aux abois, les criminels les plus odieux
s’y glissent comme des loups dans une forêt obscure. Le vent de la
décadence plane sur elle : il n’est plus temps de l’ignorer.
»
Le Doge se racla la gorge, tapotant le courrier de
ses doigts.
Ainsi, un drame abominable
est arrivé.

Le Carnaval de Venise remontait au Xe siècle.
Il s’étendait à présent sur six mois de l’année :
du premier dimanche d’octobre au 15 décembre, puis de l’Epiphanie
au Carême. Enfin, la Sensa,
l’Ascension, le voyait refleurir.
La ville tout entière bruissait de ces
préparatifs.
Les Vénitiennes étaient de sortie : sous les
masques, elles exhibaient la blancheur de leur teint, illuminées de
parures, bijoux, colliers, perles et drapés de satin, les seins en
coupe dans leurs bustiers étroitement lacés. Elles faisaient assaut
de friselis et de dentelles. Leurs cheveux, de cette blondeur si
rare, étaient arrangés avec le plus grand soin, en chignon,
enroulés autour de diadèmes, à l’ombre d’un chapeau, épandus et
ondoyants dans une liberté calculée, ou bien crépés, chinés, portés
en coiffures les plus inattendues, les plus extravagantes. Toutes
déguisées, elles jouaient les importantes : elles marchaient tête
haute, selon les règles du portamento,
affectant la dignité de la plus grande noblesse; de la tenue, du
maintien, qu’elles affirmaient avec grâce et souveraineté. En ces
temps de carnaval, n’étaient-elles pas les plus convoitées, les
plus ardemment désirées, en un mot, les plus belles femmes du
monde? Cette assurance tranquille était la source même de leur
inspiration. C'était un déluge de beautés, un arc-en-ciel de
couleurs charmantes; telle était glissée dans un fourreau de linon
blanc, sans transparent, garni sur l’ourlet de falbalas dentelés;
telle autre ajoutait à sa robe des manchons bouffants en gaze
d’Italie, une ceinture de rubans bleus dont les extrémités volaient
amplement derrière elle; telle autre encore portait au cou un grand
mouchoir plissé, noué au creux de la gorge et ouvert en triangles
soyeux, par-dessus une andrienne ou un panier, une ombrelle à la
main. Ici, elles ajustaient leur moretta, maintenant ce masque noir en serrant avec
les dents le petit ergot intérieur glissé dans leur bouche. Là,
elles lissaient leur robe, ouvraient leur éventail d’un coup de
poignet. Les courtisanes du plus haut lignage se mêlaient aux
filles de joie dans une extrême confusion. Le Catalogo di tutte le principal e più onorate cortigiane di
Venezia et le traité La tariffa delle
puttane di Venezia, accompagnés de considérations techniques
sur les talents de ces maîtresses d’un soir, circulaient de nouveau
sous le manteau.
Les hommes, eux, portaient le masque blanc du
fantôme, le larva surmonté d’un
tricorne, et la bauta qui couvrait
l’ensemble de leur corps ; cape noire ou tabarro, pour les plus classiques, auprès desquels
voisinaient des milliers de personnages échappés des contes, des
théâtres et de la lune. Tracagnin, Arlequin, Pantalon, le Docteur,
Pulcinella, bien sûr, les habituels, les éternels ; mais aussi, des
Diables armés de vessies, des Maures juchés sur des ânes ou des
chevaux de pacotille, des Turcs tirant sur leur pipe, de faux
officiers français, allemands, espagnols, et toute la cohorte des
pâtissiers, ramoneurs, fleuristes, charbonniers, frioulans...
Charlatans, vendeurs de potions promettant la vie éternelle ou le
retour de l’être aimé, mendiants, gueux et paysans sans le sou
venus de Terre Ferme, aveugles et paralytiques dont on ne savait si
leur infirmité était réalité ou mensonge : tous se répandaient dans
la ville. Les cafés, et de nombreuses tentes montées pour la
circonstance, alignaient des pancartes invitant le badaud à
découvrir des « Monstres », nains, géants, femmes à trois têtes,
auprès desquels on commençait de se bousculer.
Le moment était venu, celui de toutes les
euphories, de toutes les libérations, celui où le vulgaire pouvait
s’imaginer roi du monde, où la noblesse jouait à la canaille, où
l’univers, soudain, était sens dessus dessous, où s’inversaient et
s’échangeaient les conditions, où l’on marchait sur la tête, où
toutes les licences, tous les excès étaient permis. Les gondoliers,
en grande livrée, promenaient leurs nobles par les canaux. La ville
s’était parée d’innombrables arcs de triomphe. Çà et là, on jouait
à la pelote, à la meneghella, en misant
quelques sous qui venaient tinter dans des assiettes ; ou bien on
éparpillait des pièces au hasard dans des sacs de farine où l’on
venait plonger sa main, chacun espérant récupérer davantage que sa
mise. Des milliers de beignets et de soles frites étaient apprêtés
sur les étals des marchands. Les pêcheurs de Chioggia
interpellaient la foule depuis leur tartane. Une mère donnait une
claque à sa fille, qu’un jeune soupirant serrait d’un peu trop
près. Des fripiers avançaient en plantant devant leurs tables des
brouettes chargées de vêtements, avant d’appâter le chaland. Sur
les campi, des mannequins d’étoupe
dégorgeaient de friandises et de fruits secs. Une volée de
frombolatori, lurons masqués écumant
les sextiers, jetaient des oeufs pourris sur le costume des belles
ou des vieilles femmes accoudées au balcon de leur villa, avant de
s’enfuir dans des rires. Les jeux les plus grotesques fleurissaient
d’un bout à l’autre des quartiers de Venise : un chien volait à une
corde, des hommes s’élançaient jusqu’au faîte de mâts de cocagne
pour y décrocher un saucisson ou une fiole d’alcool, d’autres
plongeaient dans des baquets à l’eau saumâtre pour tenter d’y
saisir une anguille avec les dents. Sur la Piazetta, une machine de bois en forme de gâteau
crémeux alléchait les gourmands; des attroupements se formaient
autour des danseurs de corde, des scènes de comédie improvisées,
des théâtres de marionnettes. Montés sur des tabourets, l’index
levé vers d’absentes étoiles, des astronomes de bazar péroraient
sur la proche Apocalypse. On s’exclamait, on s’esclaffait, on
s’étouffait de rire en renversant sa glace ou sa pâtisserie sur les
pavés, on goûtait la joie et la douceur de vivre.
Alors, celle que l’on surnommait la Dame de Coeur
sortit de l’ombre. Postée jusque-là sous les arcades, elle avança
de quelques pas en ouvrant son éventail. Ses longs cils se
plissèrent derrière son masque. Les lèvres rouges de sa bouche
s’arrondirent. Elle laissa tomber son mouchoir à ses pieds tout en
ajustant le pli de sa robe. Elle se baissa pour le ramasser et
envoya un regard à un autre agent, posté plus loin, à l’angle de la
Piazetta, pour vérifier qu’il avait
compris.
Et ce geste voulait dire : il
est là.
En effet il était là, au milieu de la cohue.
Celui dont la mission suprême consistait à abattre
le Doge de Venise.
Deux cornes de faux ivoire de part et d’autre du
crâne. Un faciès de taureau, pourvu d’un mufle aux replis
agressifs. Des yeux sournois brillant derrière la lourdeur du
masque. Une armure, véritable celle-là, faite de mailles et de
plaques d’argent, suffisamment légère pour qu’il puisse se déplacer
avec toute la rapidité requise. Une cape rouge sang, qui cachait,
dans son dos, les deux pistolets croisés dont il aurait besoin pour
accomplir son office. Des genouillères de métal par-dessus des
bottes de cuir. Un géant, une imposante créature dont on croyait
entendre le souffle brûlant jailli des naseaux.
Le Minotaure.
Prêt à dévorer les enfants de Venise, dans le
labyrinthe de la ville en pleine effervescence, il s’apprêtait à
changer le cours de l’Histoire.
Le Carnaval avait commencé.

Quelques mois plus tôt, par une nuit noire,
Marcello Torretone crevait le silence de hurlements déchirants, à
l’intérieur du théâtre San Luca. L'Ombre était là. Elle avait
envahi la cité, volant par-dessus les toits de la Sérénissime. Aux
reflets du couchant, elle s’était glissée furtivement dans le
théâtre. Le père Caffelli l’appelait il
Diavolo, le Diable en personne, et dans son rapport Marcello
avait consigné cet autre nom que lui donnaient ses partisans : la
Chimère. Le prêtre avait bien essayé de prévenir Marcello, et
celui-ci avait dû se rendre à l’évidence. Il se tramait quelque
chose de grave. Ce soir, il était tombé dans un piège. Un
mystérieux inconnu lui avait fixé rendez-vous ici, au San Luca, à
l’issue de la première représentation de L'Impresario di Smirne, où il avait fait un
triomphe. Propriétaires du San Luca, les Vendramin étaient partis
les derniers. L'inconnu s’était caché en coulisses, le temps que le
théâtre se vide.
Marcello avait roulé en boule son costume de
scène, qui traînait maintenant non loin, derrière les rideaux. Il
avait relu la lettre cachetée qu’on lui avait fait parvenir, signée
d’un certain Virgile, et qui lui promettait des renseignements de
la plus haute importance. La menace touchait aux institutions de
Venise autant qu’à la personne du Doge. Marcello avait prévu
d’aller trouver Emilio Vindicati dès le lendemain : le Conseil des
Dix devait être avisé au plus tôt de ce qui se tramait. Mais à
présent, il ne pouvait que maudire son imprudence.
Il le savait : il n’irait plus nulle part.
Il ne verrait pas se lever le jour prochain.
On l’avait assommé, roué de coups et attaché
contre ces planches de bois. A demi inconscient, il avait vu
s’activer auprès de lui une forme encapuchonnée, dont il ne pouvait
distinguer le visage. Son regard s’était posé sur le marteau, les
clous, la lance, la couronne d’épines – et ce curieux instrument de
verre qui étincelait au poing du visiteur. Marcello était
terrorisé.
— Qui... Qui
êtes-vous? articula-t-il, la bouche pâteuse.
Pour toute réponse, l’autre se contenta de pousser
un rire sardonique. Puis Marcello n’entendit plus que sa
respiration, sourde, profonde. L'inconnu achevait de l’emprisonner
contre ces montants de bois, dont l’ombre projetée dessinerait
bientôt une croix sur le sol.
— Vous... Vous êtes il
Diavolo ? La Chimère, c’est cela?
Un instant, la forme encapuchonnée se tourna vers
lui. Marcello tenta en vain de deviner les traits du visage plongé
dans l’obscurité.
— Alors vous existez?
Mais je pensais que...
Nouveau rire.
— Vexilla regis prodeunt
inferni... dit la Chimère.
Sa voix était grave, effrayante. En vérité, elle
semblait surgir d’outre-tombe.
— Q... Quoi ?
— Vexilla regis prodeunt
inferni... Nous allons bien nous occuper de vous. Je vais
d’abord en terminer, puis nous vous redresserons ici même, sur
cette scène de spectacle. Soyez heureux, mon ami. Vous aurez, ce
soir, joué votre plus beau rôle.
Alors la Chimère saisit un marteau, ainsi que deux
longs clous effilés. Les yeux de Marcello s’agrandirent
d’horreur.
— Qu’allez-vous...
— Vexilla regis prodeunt
inferni, Marcello Torretone !
Il plaça la pointe du premier clou sur l’un des
pieds solidement ligotés de Marcello... et son bras se dressa, le
marteau en main.
— NNOOOONN !
Marcello hurla, comme jamais.
Vexilla regis prodeunt
inferni.
Les enseignes du roi de l’Enfer s’avancent.

La mine grave, Francesco Loredan marchait
précipitamment dans les couloirs du palais ducal.
Il faut à tout prix mettre la
main sur cet homme.
Francesco était l’un de ces patriciens habitués à
toutes les magistratures. Arrivé au pouvoir en 1752, il était Doge
depuis plus de quatre ans. Dès l’âge de vingt-cinq ans, les jeunes
aristocrates vénitiens se préparaient au service de l’Etat. Les
portes du Grand Conseil s’ouvraient de droit devant eux. Francesco
avait été l’un de ceux-là. Ainsi qu’il était d’usage à Venise, il
avait appris les vicissitudes des fonctions gouvernementales au
contact des anciens; une pratique d’autant plus nécessaire que la
Constitution de la République était essentiellement orale. En
général, les ambassadeurs emmenaient leurs fils avec eux pour les
initier aux secrets de la diplomatie ; certains jeunes nobles, les
Barbarini, tirés au sort à l’occasion
de la Sainte-Barbe, étaient autorisés à assister aux délibérations
du Grand Conseil avant l’âge officiel. Tous les responsables de
l’Etat favorisaient ainsi, pour leur progéniture, un apprentissage
qui se fondait avant tout sur l’expérience pratique du
fonctionnement des institutions. Pour les dynasties nobiliaires,
les carrières étaient tracées d’avance : Grand Conseil, Sénat,
Seigneurie ou office de Terre Ferme, ambassades, Conseil des Dix,
jusqu’à la charge de procurateur, voire de Doge, primat de la cité
vénitienne. Cette culture politique constituait l’un des fondements
de la puissance de la lagune, qui s’était largement édifiée grâce
au talent de ses représentants et à la performance de ses réseaux;
et cela, même si les calculs des dignitaires de Venise se
retournaient parfois contre la brillante République, familière de
tous les grands écarts diplomatiques. L'alliance des Doges avec
Florence contre Milan, scellée trois siècles plus tôt par la paix
de Lodi, avait permis à la Sérénissime de concourir à la liberté de
l’Italie tout en préservant son indépendance. Dans la foulée de
celle de Constantinople, prestigieuse entre toutes, les grandes
ambassades vénitiennes s’étaient multipliées, à Paris, Londres,
Madrid ou Vienne. Le partage de la Méditerranée avec les Turcs et
les flottes catholiques, signe de l’érosion de sa prééminence au
Levant, avait également permis à Venise d’assurer sa pérennité. La
République n’avait pas inventé la politique, mais, en maîtresse des
mers, médiatrice des cultures et virtuose de l’apparence, elle lui
avait donné quelques nouveaux titres de noblesse que n’auraient pas
désavoués ces autres emblèmes italiens qu’étaient le Machiavel du
Prince et les Médicis florentins.
Francesco avait ce pragmatisme, ce talent de la
chose publique et cette habileté aux affaires, aussi bien
commerciales, juridiques, diplomatiques que financières, qui
faisaient de lui le digne héritier de l’âme aristocratique
vénitienne. Et tandis qu’il marchait en direction de la Salle du
Collège, sa lettre en main, il se disait, une fois de plus, qu’être
Doge de Venise n’était pas une fonction de tout repos. De temps à
autre, un garde du palais s’effaçait devant lui, remontant sa
hallebarde avant de retrouver sa mine raide et compassée.
Les Dix ont raison, se disait Loredan.
Il faut agir vite. Depuis le
XIIe siècle, les attributs du Doge
n’avaient cessé d’être renforcés : l’investiture par l’étendard de
Saint-Marc, les laudes issues des usages carolingiens, le dais et
la pourpre de Byzance, la couronne que supportait le bonnet ducal
en étaient autant de témoignages. Pourtant, les Vénitiens avaient
toujours pris garde à ce que le primat de leur cité ne puisse
confisquer le pouvoir. Son autorité, d’abord limitée par la
personne morale de la commune de Venise, avait vite été encadrée
par la Seigneurie, rassemblement des élites dirigeantes de la
ville. Aujourd’hui encore, les grandes familles, à l’origine de
l’expansion de la péninsule, s’assuraient de conserver la
prééminence dans les prises de décisions importantes; et si Venise
évitait toute forme d’absolutisme monarchique, l’Etat marquait avec
vigueur la frontière entre le prétendu pouvoir du peuple, qui
n’avait duré que le temps d’un songe, et la prépondérance de ces
dynasties auxquelles la cité devait sa suprématie.
Comme tous les Vénitiens, Francesco regrettait le
temps de l’Age d’or, celui de l’essor de Venise et de ses colonies
; il aurait pu être, sinon le seul maître à bord, au moins l’un des
artisans de cette vaste entreprise de conquête. Certes, il tirait
une immense satisfaction de la splendeur du titre et du cérémonial
incessant qui entourait sa personne. Mais il se sentait parfois
prisonnier de sa fonction d’apparat, rex in
purpura in urbe captivus, « roi vêtu de pourpre et
prisonnier dans sa ville »... Lorsqu’il avait été proclamé Doge
dans la basilique voisine, il s’était présenté à la foule en liesse
sur la place Saint-Marc, avant de recevoir la corne ducale au
sommet des marches de l’escalier des Géants; mais à peine sa
nomination avait-elle été prononcée qu’il avait dû faire serment de
ne jamais outrepasser les droits que lui accordait la promissio ducalis, cette « promission » qu’on lui
lisait chaque année à haute voix et qui rappelait la nature exacte
de ses attributions.
Or Francesco, élu à vie, membre de droit de tous
les conseils et dépositaire des plus hauts secrets de l’Etat,
incarnait mieux que quiconque, par la vertu de sa fonction,
l’autorité, la puissance et la continuité même de la Sérénissime.
Il présidait le Grand Conseil, le Sénat, les Quarantie, siégeait tous les jours ouvrables avec
les six personnes de son Conseil restreint pour recueillir les
suppliques et les doléances. Il visitait chaque semaine l’une des
deux cent cinquante à trois cents magistratures que comptait
Venise. Il vérifiait la nature et le montant des impositions,
approuvait les bilans des finances publiques. Tout cela sans
compter de multiples visites ou réceptions officielles. Le Doge, en
réalité, n’avait presque pas de vie privée. Ce marathon permanent
affectait souvent la santé des vieillards – car on ne devenait pas
Doge avant l’âge de soixante ans – et ce au point que l’on avait
cru bon d’ajouter au trône de la salle du Grand Conseil une barre
rembourrée de velours, qui permettait à Sa Sérénité de faire un
petit somme, lorsqu’elle n’était plus tout à fait apte à suivre les
débats.
Francesco glissait dans le palais et passa dans la
grande salle du Maggior Consiglio, le
Grand Conseil, où se trouvaient les portraits de tous ses vaillants
prédécesseurs. En d’autres circonstances, il se serait arrêté,
comme il le faisait parfois, pour guetter dans les traits de ces
Doges d’autrefois quelque signe de filiation symbolique. Il aurait
songé à Ziani, juge, conseiller, podestat de Padoue, l’homme le
plus riche de Venise, que les familles « nouvelles », enrichies par
l’essor vénitien, avaient fini par écarter de la vie publique ; il
se serait assis devant Pietro Tiepolo, armateur et marchand, duc de
Crète, podestat de Trévise, baile de Constantinople, qui, non
content d’avoir favorisé la création du Sénat et la rédaction des
Statuts citadins de 1242, s’était également employé à rétablir
l’unité vénitienne et à imposer, ici et là, la souveraineté de la
République. Avant de quitter la salle, Francesco passa aussi devant
le voile noir qui recouvrait le portrait du Doge Falier, au destin
si troublant : contre la toute-puissance aristocratique, il avait
nourri le rêve de revenir aux sources d’un gouvernement
participatif, mobilisant le peuple; on l’avait exécuté. Et
Francesco, quant à lui, se demandait ce que lui-même laisserait
derrière lui, et en quels termes on se souviendrait de ses efforts
à la tête de l’Etat.
Il y a de quoi, en effet, se
poser cette question, s’inquiétait-il.
Car en ce jour d’avril, précisément, Francesco
avait de bien sombres préoccupations. Il était sur le point de
recevoir Emilio Vindicati, l’un des membres du Conseil des Dix. Il
n’avait pas encore pris de décision définitive quant à la
proposition, bien singulière en vérité, que celui-ci lui avait
faite ce matin même. Francesco parvint à la Salle du Collège et
alla s’asseoir quelques instants. Mais il ne tint pas longtemps en
place. Nerveux, il se dirigea vers l’une des fenêtres. Un balcon
surplombait la digue devant la lagune, que sillonnaient quelques
gondoles, bateaux militaires de l’Arsenal et autres esquifs chargés
de marchandises. Non loin, on devinait l’ombre du lion ailé de
saint Marc, et celle du Campanile, qui s’avançaient comme des
poignards dans le jour montant. Francesco se massa les paupières en
prenant une longue inspiration. Il suivit des yeux le ballet des
navires qui se croisaient sur les flots, guettant les touches
d’écume qui parsemaient leur sillage. Il soupira encore et, une
dernière fois, relut la conclusion de la lettre du Conseil des
Dix.
« Une ombre passe sur la République, une ombre
dangereuse dont ce meurtre, Votre Altesse Sérénissime, n’est que
l’une des multiples manifestations. Venise est aux abois, les
criminels les plus odieux s’y glissent comme des loups dans une
forêt obscure. Le vent de la décadence plane sur elle : il n’est
plus temps de l’ignorer. »
Le Doge annonça bientôt à l’un des gardes du
palais qu’il était prêt à recevoir Emilio Vindicati.
— Si, Votre
Sérénité.
Tandis qu’il l’attendait, il se perdit de nouveau
dans les reflets scintillants de la lagune.
Venise...
Une fois de plus, il va
falloir te sauver.
Il avait fallu déjà bien des combats pour que, du
limon et des flots, les Doges parvinssent à préserver la « Vénus
des eaux ». Francesco pensait souvent à ce miracle. Car la survie
de cette ville tenait du miracle. Autrefois à la frontière de deux
empires, byzantin et carolingien, Venise avait lentement conquis
son autonomie. Saint Marc était devenu patron de la lagune en 828,
lorsque deux marchands avaient rapporté en triomphe au Rialto les
reliques de l’évangéliste, dérobées à Alexandrie. Mais ce furent la
première croisade et la prise de Jérusalem qui, pour la péninsule,
signifièrent le début de l’Age d’or. Au croisement des mondes
occidental, byzantin, slave, islamique, et de l’Extrême-Orient,
Venise devint incontournable : bois, fer de Brescia, de Carinthie
et de Styrie, cuivre et argent de Bohême et de Slovaquie, or
silésien et hongrois, draps, laine, toiles de chanvre, soie, coton
et colorants, fourrures, épices, vins, blé et sucre transitaient
par elle. Parallèlement, Venise développait ses propres
spécialités, comme la construction navale, les productions de luxe,
le cristal et la verrerie, le sel. Elle ouvrait les routes de la
mer à de grands convois de galères : à l’est, vers Constantinople
et la mer Noire, Chypre, Trébizonde ou Alexandrie ; à l’ouest, vers
Majorque et Barcelone, puis Lisbonne, Southampton, Bruges et
Londres. L'Etat armait les galères, régulait les flux, encourageait
les ententes. Marco Polo et le Livre des
merveilles du monde faisaient rêver les citoyens de Venise à
de lointains horizons; Odoric de Pordenone parcourait la Tartarie,
l’Inde, la Chine et l’Insulinde, pour en rapporter sa célèbre
Descriptio terrarum. Niccolo et Antonio
Zeno poussaient l’avantage vénitien jusque vers les terres
inconnues du Nord, au large de Terre-Neuve, du Groenland et de
l’Islande, tandis que Ca’ Da Mosto s’embarquait à la découverte du
Rio Grande et des îles du Cap-Vert.
J’aurais beaucoup donné pour
assister à tout cela.
Venise, cette « ville de rien » perdue sur la
lagune, devenait un empire! Bases et comptoirs se multipliaient, en
Crète, à Corinthe, Smyrne ou Thessalonique, toujours plus loin sur
les mers, créant ainsi de véritables colonies d’exploitation – au
point que l’on songea un temps à édifier une nouvelle Venise, une
Venise d’Orient... D’un bout à l’autre de ces nouveaux territoires,
on devenait sujet de la cité vénitienne. Mais les populations
dominées, souvent miséreuses, offraient également un terreau de
choix pour la propagande des Turcs, auxquels finirent par
s’abandonner les pays les plus mal en point. Contrôler de si vastes
étendues et s’acharner à en développer l’exploitation obligeait à
de telles liaisons administratives et commerciales que l’équilibre
impérial ne pouvait manquer de se fragiliser. Et depuis...
Venise avait su conserver sa position éminente
jusqu’au XVIe siècle. Les temps de la
splendeur première avaient ensuite commencé à s’effacer. Les
difficultés vénitiennes après la bataille de Lépante, l’hégémonie
espagnole en Italie et la collaboration active entre l’Espagne et
la papauté en furent autant de symptômes. Lors de la paix de
Passarowitz en 1718, Venise perdit de nouveau des territoires au
profit des Turcs. La Cité des Doges se cantonna alors dans une
neutralité bienveillante, tout en engouffrant des sommes insensées
dans la modernisation de l’Arsenal. L'épanouissement des arts put
masquer un temps cette lente déréliction : les fresques de Titien,
de Véronèse et du Tintoret rivalisaient de beauté ; Canaletto
faisait frémir l’air de la lagune et scintiller la cité de lumières
vaporeuses. Mais, Francesco le savait : aujourd’hui, confrontée à
l’exigence suprême de tenir son rang aux yeux du monde et au
spectre toujours vivace de son engloutissement, Venise ne pouvait
plus masquer ses fêlures. Les plus sévères la comparaient à un
cercueil languissant, à l’image de ces gondoles noires qui la
sillonnaient de toutes parts. La réputation de la ville, cette
glorieuse Réputation qui avait constitué le credo de son expansion,
était en péril. La fraude, les jeux de hasard, la paresse, le luxe
avaient suffi à corrompre les valeurs anciennes. Les témoignages
que recueillait Francesco, depuis quatre ans, montraient que le
volume du trafic maritime ne cessait de baisser. Face à Livourne,
Trieste ou Ancône, le port s’était affaibli. On essayait bien de
réconcilier la noblesse avec les activités de négoce, qu’elle
jugeait désormais trop « plébéiennes », en prenant exemple sur les
Anglais, les Français, les Hollandais. Peine perdue : le
mercantilisme et l’affairisme continuaient, et les nobles ne
reprenaient pas pour autant le chemin de l’ancienne
Réputation.
De là à parler de véritable décadence, il n’y
avait qu’un pas.
Vindicati a raison... La
gangrène est là.
Enfin, Emilio Vindicati fit son apparition dans la
Salle du Collège.
Les grandes portes s’ouvrirent devant lui.
Francesco Loredan se retourna.
Vindicati avait délaissé sa tenue d’apparat pour
un ample manteau noir. Emilio, perruque poudrée au-dessus d’un
visage ovale, était un homme de haute stature; la maigreur de ses
membres donnait l’impression qu’il flottait dans son vêtement. Ses
yeux, pénétrants et mobiles, étaient souvent traversés par une
lueur d’ironie, qu’accusait le pli au coin de sa bouche. Celle-ci
semblait avoir été dessinée au fusain, deux traits presque
invisibles, qui s’aiguisaient de temps à autre en un sourire proche
du sarcasme. La fermeté et l’énergie tranquilles qui émanaient de
sa physionomie s’apparentaient à la surface d’un lac dont les
profondeurs, en réalité, étaient autrement troublées : furieux,
passionné, rigide, Emilio était un cavalier de tempête – tout à
fait ce qu’il fallait pour influencer de sa poigne vigoureuse les
délibérations du Conseil des Dix. Florentin de naissance, il avait
grandi à Venise, et venait de se faire élire à sa charge après
avoir été membre du Maggior Consiglio
durant vingt-cinq ans. Là, il s’était fait une réputation d’habile
politique et d’impitoyable rhéteur. On critiquait son apparence
hautaine et la rigueur parfois excessive de ses positions; mais,
comme Francesco Loredan, Emilio avait l’habitude d’assumer des
charges publiques, et regrettait l’Age d’or de la Sérénissime. Il
était de ceux pour qui la raison d’Etat devait primer toute chose.
Et à la différence de la plupart des nobles vénitiens, qu’il
jugeait endormis sur le mol oreiller de la paresse, Emilio
entendait tout mettre en oeuvre pour permettre à la République de
retrouver son lustre d’antan.
En entrant dans la Salle du Collège, Emilio
Vindicati ôta son couvre-chef et s’inclina devant le Doge avec
cérémonie. Sa main s’attardait sur une canne noire, dont le pommeau
figurait deux griffons entrelacés. Francesco Loredan se tourna de
nouveau vers la lagune.
— Emilio, j’ai lu avec attention les délibérations
du Conseil et les recommandations que vous me faites dans votre
courrier. Nous savons tous les deux de quelle façon fonctionnent
nos institutions, et nous sommes coutumiers des jeux d’influence
politique. Je ne vous cache pas ma surprise, et mon horreur à la
lecture de vos documents. Sommes-nous si aveugles que vous le dites
? Notre pauvre Venise est-elle si menacée que vous le prétendez...
ou forcez-vous le trait, pour nous pousser à agir?
Emilio haussa un sourcil et se passa la langue sur
les lèvres.
— Douteriez-vous des avis du Conseil des Dix
?
— Allons, Emilio. Evitons de placer notre
conversation sur le terrain de nos susceptibilités respectives...
Ainsi, un meurtre ignoble a été perpétré la nuit dernière au
théâtre San Luca...
Emilio s’était redressé, les deux mains dans le
dos, l’une continuant de jouer avec sa canne.
Il soupira, puis fit quelques pas dans la Salle du
Collège.
— Oui, Votre Altesse. Je vous ai épargné les
détails de ce crime sordide. Sachez seulement qu’il n’a jamais eu
de précédent à Venise. A l’heure qu’il est, le cadavre est toujours
en place. J’ai ordonné de ne toucher à rien dans l’attente d’une
décision concertée sur la façon dont mener cette enquête, eu égard
aux informations particulières que je vous donne dans mon
courrier... Mais il est bien certain que cette situation ne peut
durer très longtemps.
— Avez-vous avisé le Grand Conseil de cette
horreur ?
— Pas exactement, Votre Altesse. Et, si je puis me
permettre... je pense que c’est la dernière chose à faire.
Les deux hommes se turent de nouveau. Le Doge
quitta la fenêtre et fit à son tour quelques pas pour se planter
devant Emilio, bacheta en main. Il
reprit la parole :
— Je n’aime pas beaucoup cela... Vous n’ignorez
pas que l’ouverture même de mes courriers m’est interdite en
l’absence des membres de mon Conseil restreint. De ce point de vue,
le présent entretien est aussi une entorse à notre Constitution. Ce
n’est pas à vous, Emilio, que je dois rappeler les raisons qui me
poussent à respecter scrupuleusement cette étiquette... et vous
savez qu’en définitive, je n’ai guère de pouvoir de décision. Vous
arguez auprès de moi de circonstances exceptionnelles pour
contourner nos procédures habituelles; certains y verraient déjà
une manière d’intrigue. Alors dites-moi, Emilio... pensez-vous
sérieusement que des membres du gouvernement de Venise puissent
être mêlés à ce forfait? Reconnaissez que ces accusations seraient
d’une haute gravité.
Emilio ne cilla pas.
— Les atteintes à la sûreté de l’Etat le sont tout
autant, Votre Altesse.
Il y eut un silence, puis Francesco leva une main
et fit la moue.
— Certes, mon ami... Mais il ne s’agit là que de
conjectures. Les arguments que vous avancez dans votre rapport sont
pour le moins étonnants, et les preuves font défaut.
Le Doge se détourna et se posta au-dessous de
La Victoire de Lépante.
— Il est impensable pour nous de procéder à une
enquête en plein jour; le simple fait de l’ordonner nous mettrait
dans une position très inconfortable et déboucherait aussitôt sur
une crise des plus profondes. C'est la dernière chose dont nous
avons besoin pour le moment.
— C'est pour cette raison, Votre Altesse, que je
me refuse à faire appel à l’un de nos agents d’information
traditionnels pour nous en apprendre davantage.
Le Doge plissa les yeux.
— Oui, j’ai bien compris cela. Et vous décidez
donc d’employer pour ces basses oeuvres une crapule, un être léger
et inconsistant, que nous condamnions à croupir un moment dans les
prisons de Venise avant de le faire exécuter! Voilà une idée bien
étrange. Qui vous dit que, au premier pas qu’il fera dehors, il ne
tentera pas de vous fausser compagnie ?
Emilio sourit.
— Ne vous inquiétez pas de cela, Votre Sérénité.
Celui auquel je pense est trop épris de liberté pour marchander
plus avant, ou tenter de nous duper. Il sait ce qui l’attend s’il
renie sa parole. Certes, je vous concède qu’il s’agit là d’un homme
qui, en de nombreuses circonstances, a tout fait pour se moquer de
la République et y causer les dissipations que ne manque pas
d’occasionner ce genre de tempérament, disons, aventurier et
frondeur. Mais notre contrat le sort des geôles et lui sauve la
vie. Il sera redevable de cette grâce et je sais que, tout bandit
qu’il est, il garde un certain sens de l’honneur. Je sais de quoi
je parle, pour l’avoir eu sous ma responsabilité durant près de
quatre ans... Il a déjà travaillé pour nous, et pour le Conseil. Il
sait mener une enquête criminelle et se fondre dans la foule pour
obtenir des informations. Il pense vite, et n’a pas son pareil pour
se sortir des situations les plus insolites.
— Oui, dit Loredan. Visiblement, il a aussi
beaucoup de talent pour s’y mettre.
Le sourire d’Emilio se fit un peu contrit.
— Je vous le concède. Mais cette légèreté dont
vous parlez nous est aussi une arme : après tout, personne ne l’a
jamais soupçonné d’agir pour notre compte. Je tiendrai cet homme de
bien des manières, vous pouvez me croire.
Le Doge réfléchit quelques secondes.
— Admettons, Emilio... Admettons une seconde que
nous agissions ainsi, avec tous les risques que cela représente...
Avez-vous déjà fait part à ce prisonnier de votre proposition
?
— C'est fait, Votre Altesse. Il a accepté,
naturellement. Il n’attend plus que nous. Figurez-vous qu’il
profite de sa claustration pour rédiger ses Mémoires... Je lui ai
signifié, comme vous l’imaginez, que les détails de l’affaire dont
nous parlons ne sauraient y figurer... Non que je pense que son
récit passera à la postérité! Mais il serait fâcheux qu’il renie de
sa plume l’engagement qu’il m’a fait, et que cela suffise à jeter
le discrédit sur nous, les Conseils et le gouvernement tout
entier.
— Hé ! Cela, je ne vous le fais pas dire.
Il alla s’asseoir dans son fauteuil, se caressant
la barbe d’une main. Emilio s’avança.
— Allons, que risquons-nous, Votre Altesse ? Dans
le pire des cas, il s’enfuit; mais dans le meilleur... Il sera
peut-être pour nous l’instrument rêvé... Il manie l’épée comme
personne, sait s’attirer les confidences du peuple, et son
intelligence redoutable, si elle est mise au service d’une noble
cause, peut sauver Venise. Une ironie qu’il n’a pas manqué de noter
lui-même, mais de laquelle il se délecte. Il y trouvera ainsi une
forme de rédemption... La rédemption, Votre Altesse... Un ressort
puissant...
Le Doge réfléchit encore. Il ferma les yeux,
ramenant ses doigts en coupe auprès de ses lèvres. Puis, dans un
soupir, il regarda Emilio :
— Bien. Amenez-le donc ici. J’ai toute confiance
en votre jugement. Mais concevez que je veuille le voir et
l’entendre moi-même, pour me faire une opinion plus exacte de
l’esprit de cet homme.
Emilio sourit. Lentement, il quitta son fauteuil
et s’inclina. Il releva les sourcils et son sourire s’accentua
lorsqu’il dit :
— Il en sera ainsi, Votre Altesse.
Il était déjà sorti que le Doge, préoccupé,
marmonnait :
— Tout de même... Faire sortir l’Orchidée Noire
!...

Le Doge ferma les yeux.
Il vit des galères armées qui canonnaient dans la
lagune, des formes encapuchonnées courir dans la nuit et se
déverser sur Venise, le Carnaval s’embraser. Il sentit l’odeur de
la poudre et entendit le bruit des armes. Il s’imagina la
Sérénissime sombrant dans les eaux, engloutie pour jamais. Le
spectacle grandiose de son propre anéantissement enflamma aussi son
esprit.
On lui avait apporté un café fumant, qui reposait
auprès de son sceptre. Ses yeux se perdirent dans le marc.
Et Francesco Loredan, Prince de la Sérénissime,
cent seizième Doge de Venise, pensait :
Les fauves sont
lâchés.