CHANT XXI
La Sensa
L'Orchidée Noire se tenait non loin du
Fondaco dei Tedeschi, entre la place
Saint-Marc et le Rialto. A proximité des marchés, les entrepôts du
Fondaco occupaient sur le Grand canal
une position stratégique. Comme beaucoup de bâtiments vénitiens, il
avait subi les assauts du temps – un incendie en 1508 avait
nécessité de le reconstruire entièrement. Pietro se trouvait dans
la cour intérieure, au bout de l’une des trois galeries d’arcades,
sous le plafond à claire-voie. Il était en grande discussion avec
un homme masqué et emmitouflé de noir, devant la porte qui donnait
sur le canal. Les agents du palais et de la Quarantia ainsi que de nombreuses forces militaires
patrouillaient dans la ville, aussi discrètement que possible.
Pietro, lui, avait décidé de se déplacer à visage découvert,
espérant servir d’appât à son tour et provoquer une erreur de
mouvement de la part de l’ennemi. On avait renforcé les positions
de l’Arsenal, du Rialto, du palais des Doges, et ici du
Fondaco. Il y avait là une cinquantaine
d’hommes de réserve ainsi que des armes, des barils et des
provisions, et l’on avait disséminé de ces places fortes en
miniature un peu partout dans les sextiers de Venise. Assurément,
la population ignorait qu’elle était assise sur un tas de poudre :
la situation était délicate, pour ne pas dire explosive. Après
avoir échangé encore quelques mots avec son comparse, Pietro ajusta
son chapeau ainsi que la fleur de sa boutonnière et, rejetant son
manteau derrière l’épaule, sortit en direction du campo San Bartolomeo.
L'animation et le bruit de la ville le saisirent
aussitôt.
Les dernières discussions avec Ricardo Pavi
avaient été mouvementées, la nuit épouvantable. Pietro avait dormi
une heure à peine. Mais plus que jamais, il fallait être vigilant.
L'Orchidée Noire commença d’arpenter les rues, guettant le moindre
mouvement. Ils étaient deux mille à parcourir ainsi la Sérénissime,
pour encadrer ou disperser les rassemblements suspects et fouiller
les habitants susceptibles de dissimuler des armes sous leur
costume. Parmi la foule, inconsciente de ce qui se tramait, les
autorités étaient pour le moins tendues. Soucieuses de ne pas
ternir les festivités, elles étaient contraintes au jeu redoutable
de la dissimulation ; les agents de la République s’efforçaient de
rester aimables, feignaient de sourire avant de retrouver un visage
sombre, répondaient aux exclamations par d’autres exclamations
affectées. Les offices économiques et judiciaires étaient
verrouillés. A l’intérieur même du palais, on avait pris garde à ne
délaisser aucun des accès, et la cour était truffée de gens en
armes. Pietro s’arrêta un instant à deux pas du Rialto. Autour du
pont, des soldats costumés faisaient mine de jouer aux cartes, de
converser entre eux, de guetter les passantes, ou de mendier sous
leurs guenilles de circonstance. Des signes de reconnaissance
avaient été établis, de manière à éviter les multiples confusions
possibles entre soldats déguisés, officiers en civil, troupes en
patrouille et lieutenants secrets du même parti. Pietro s’approcha
d’abord d’une jeune femme immobile sous une arcade. Depuis quelques
heures, elle observait tranquillement les allées et venues, une
dague cachée sous sa cape noire. Pietro échangea quelques mots avec
elle – « Rien à signaler pour le moment, chevalier ! », dit-elle en
faisant claquer son éventail au coin de sa bouche. Puis, quelques
minutes plus tard, ce fut une autre. Elle portait un loup et une
mouche au coin des lèvres, exhibait ses seins en jouant de
l’éventail. Sa chevelure sophistiquée tombait en boucles, de part
et d’autre de son joli minois. Dans les couloirs du palais, on
l’appelait la Dame de Coeur.
Et elle venait de signaler la présence du
Minotaure.
A peine s’était-elle inquiétée de son comportement
étrange qu’il avait échappé à sa vue.
Il faut le
retrouver.
Un peu plus loin, un homme vêtu d’un grand manteau
sombre, bandeau sur l’oeil, s’était glissé parmi les parieurs de
l’un de ces jeux de rue qui envahissaient la ville. Le Loto dit
della venturina consistait à piocher au
hasard, dans un sac, des jetons marqués d’un numéro ou d’une figure
– la Mort, le Diable, le Soleil, la Lune, le Monde – dans l’espoir
de gagner quelque savoureux beignet. Pietro se planta à côté du
borgne et observa le jeu avec lui quelques secondes, en silence.
Des mains avides plongeaient dans le sac, et l’on poussait des cris
de joie ou de déception à la découverte de la pioche.
— Jouerez-vous, Messer
? demanda une voix.
Pietro donna une pièce machinalement, tout en
murmurant quelques mots à son voisin. Il chercha à son tour dans le
sac et, tandis qu’il en sortait un jeton, il s’aperçut que l’homme
au bandeau désignait du doigt un coin de la place.
Il repéra alors le Minotaure.
Il se tenait là, debout à quelques mètres, figé
dans une posture hiératique, et semblait le narguer derrière son
masque. Pietro fronça les sourcils. « Alors ? Alors? »,
demandait-on autour de lui. Les voix lui parvenaient, lointaines.
Il ouvrit la main, sans regarder son jeton. « La Mort! La Mort! Pas
de beignet, Messer... » Pietro ne prêta pas davantage attention au
jeu. Il se contenta de continuer à observer le Minotaure. Celui-ci
n’avait pas bougé. Puis, lentement, il inclina la tête. A l’angle
des Mercerie déboucha une compagnie de
soldats. Le Minotaure se tourna brusquement dans cette direction,
avant de pivoter et de partir dans l’autre sens.
Pietro, intrigué, décida de lui emboîter le
pas.
Une rue, puis une autre; le Minotaure semblait
maintenant se diriger vers la place Saint-Marc. A un moment, il se
retourna et parut voir Pietro. Il pressa le pas. Pietro fit de
même. Ils ne tardèrent pas à déboucher sur la piazzale dei Leoni, derrière le palais; ce fut pour
tomber dans une nouvelle cacophonie. Ici, en effet, s’exhibaient
les Forces d’Hercule : des pyramides humaines, exécutées par les
groupements de sextiers, les Castellani pour les paroisses
de citra, autour de Castello, les
Niccolotti pour celles de ultra, vers
San Niccolo dans Dorsoduro; en bérets et ceintures rouges pour les
premiers, noirs pour les seconds, les acrobates d’un jour s’étaient
rassemblés ici pour rivaliser d’audace aux yeux du monde. Ils se
juchaient les uns sur les autres, et chaque étage conquis était
célébré par une salve d’applaudissements. Pietro ne quittait plus
le Minotaure des yeux ; ce n’était pas un hasard si son attention
avait été immédiatement attirée par le curieux accoutrement du
monstre qu’il prenait en chasse. Et sans doute n’était-ce pas un
hasard si le Minotaure était venu se découvrir à lui.
... Sur le bord de la roche
effondrée
L'infamie de Crète était
vautrée,
Celle qui fut conçue dans la
fausse vache...
Tel le taureau qui rompt ses
liens
Quand il a déjà reçu le coup
mortel,
Et ne sait plus marcher,
mais sautille çà et là,
Ainsi je vis sauter le
Minotaure...
Pietro jura tandis qu’il fendait la foule,
craignant à chaque instant que le Minotaure ne disparaisse de sa
vue. Il le vit s’évanouir de l’autre côté de la place. Pietro
hésita une seconde puis, plutôt que de faire le tour du périmètre
par l’extérieur des lignes de la population assemblée, se jeta en
plein coeur de la piazzale. Ce faisant,
au milieu d’une clameur nouvelle, il bouscula sans le vouloir l’un
des Niccolotti, véritable pilier de soutènement de l’une des deux
pyramides concurrentes, qui attaquait son quatrième étage. Le
bonhomme poussa un cri, pesta en essayant de conserver son
équilibre. Il vacilla une seconde, puis deux... La pyramide tout
entière s’ébranla. Tout en haut, un jeune garçon qui venait de se
redresser fléchit de nouveau sur ses jambes. Il se sentit tanguer
vers la droite. Essayant désespérément de se rétablir, il fit des
moulinets avec les bras. Il parvint à attraper son voisin, menaçant
de l’entraîner dans son inévitable bascule... Alors, l’échafaudage
tout entier tangua un moment, de droite, de gauche, dans un
mouvement de balancier scandé par la population incrédule... Puis
la pyramide s’effondra, d’un coup, comme un château de cartes. Le
foule rageuse et apeurée referma l’anneau de ses bras autour des
hommes qui tombaient les uns sur les autres, se ruant en avant d’un
même élan, sorte de pulsation crispée qui s’avançait et se retirait
comme la houle, au milieu de ces dizaines de têtes et de membres
pointant vers le ciel. Mais la fatale erreur de Pietro n’avait pas
échappé à tout le monde : quelques-uns des badauds tentèrent de lui
barrer le passage. L'Orchidée Noire rugit, se débattit comme un
forcené. Son poing vola à la face d’un gaillard qui se proposait de
le ceinturer. Pietro parvint à se dégager d’un coup et, profitant
du désordre et de la stupéfaction, s’arracha à ces étreintes pour
se jeter en direction de la place Saint-Marc, toute proche.
A peine y était-il parvenu qu’il fut arrêté par
une fillette au regard clair et à la peau hâlée.
— Bonjour ! Nous sommes les petites écolières de
la Sainte-Trinité !
Ah non, ce n’est pas le
moment!
Elle tendait une petite boîte en carton percée
d’une fente, dont elle faisait tinter le contenu sous le nez de
Pietro. Une volée de petites filles s’égaillaient ici et là pour
recueillir les dons des bons paroissiens; déjà vêtues comme des
nonnes, ou en chemisette blanche et jupette bleue, un noeud dans
les cheveux.
— Messer ! Pour les
petites écolières de la...
Pietro venait de jeter distraitement une pièce
dans la boîte et de s’enfuir en bousculant la fillette, cherchant à
retrouver le Minotaure.
La situation sur la place était plus mouvementée
encore. Le Doge s’était présenté au peuple du haut de la tribune de
la basilique San Marco pour ouvrir officiellement les festivités de
la Sensa. Les confréries de métiers
défilaient, toutes bannières dehors, avec leurs saints, statues et
reliquaires. L'une de ces parades surpassait en beauté toutes les
autres : celle de la Guilde des verriers de Murano. Alors qu’il
cherchait encore la trace du Minotaure, Pietro aperçut le jeune
Tazzio, fils du défunt Federico Spadetti. Cette vision, bien que
fugitive, lui fut éblouissante. Tazzio était debout sur un char
décoré de multiples banderoles; assise à ses côtés, une jeune femme
aux joues empourprées, au sourire radieux, étincelait dans sa robe
de cristal. Cette femme brillant de mille feux semblait une
apparition échappée d’un autre monde. Sans doute Viravolta
n’était-il pas le seul à le penser, car autour de lui s’élevèrent
aussitôt des murmures d’admiration, et de nouveaux
applaudissements. Sur le char, cette nymphe enjôleuse, son céleste
front couronné d’un diadème, agitait doucement la main dans la
brise. Etait-ce cette Severina que Tazzio désirait si ardemment, et
dont Spadetti avait parlé à Pietro lors de leur entrevue à Murano ?
On serait tombé amoureux à moins, Pietro en serait convenu sans
mal. Severina était sublime, en son fourreau de verre lamé, strié
d’ourlets opalescents, serré de sa ceinture de perles et d’une
boucle en étoile, avec sa collerette de verre filé, ses langues de
cristal, chatoyantes de mille reflets, celui du palais ducal, de la
flèche élancée du Campanile, des ailes vengeresses du lion dominant
la lagune, ou encore des visages de la foule ébahie; oui, dans ces
reflets se lisait en définitive toute l’histoire de Venise,
brûlante d’un feu d’artifice de couleurs et de
scintillements.
Et Severina continuait d’agiter la main en
souriant.
A côté d’elle se tenait son jeune soupirant
Tazzio, ange blond au visage pâle, Adonis guettant le soleil ou
Apollon conduisant son char, défiant le firmament de ses
hyperboles. La bannière dressée, Tazzio affichait un air sombre,
qui contrastait singulièrement avec les lumineux sourires de
Severina. Il n’avait pas quitté ses habits de deuil, et portait un
long manteau par-dessus son justaucorps noir, aux manches
passementées d’or. Il levait le nez comme s’il se fût trouvé à la
proue d’un navire et, derrière lui, à pied, deux mille ouvriers de
la Guilde défilaient au pas, dans une nouvelle profusion
d’étendards et de bannières. Maillets et compas jaunes sur fond
pourpre, navires guettant les vents sur les drapeaux bleus, fauves
rugissants sur des pennons blancs ou noirs, la longue procession
s’étirait de la place jusqu’à l’Arsenal, Riva Ca’ di Dio. Bientôt,
le char de Tazzio passa sous la tribune de la basilique et
s’arrêta. Une main sur le coeur, Tazzio s’inclina en signe de
déférence. Sous les fameux bucéphales sculptés qui ornaient la
tribune, se trouvait Son Altesse Sérénissime, le Doge de Venise. Il
faisait des signes de la main; il invita le jeune homme à se
redresser. Celui-ci obtempéra et désigna au Prince la belle
Severina et sa robe de cristal. Il y eut un nouveau tonnerre
d’applaudissements. Pour toute réponse, Francesco Loredan prit dans
une panière qu’on lui apportait une poignée de fleurs, qu’il
dispersa au-dessus du jeune couple; puis il montra à la population
une médaille en étoiles d’or que Tazzio, à la nuit tombée,
recevrait de ses mains. Le jeune homme, lentement, se dérida : il
échangea alors avec Severina un franc sourire et déposa sur ses
lèvres un baiser.
Pietro, pendant ce temps, continuait de chercher
le Minotaure. Il le retrouva enfin ; il était passé de l’autre côté
de la procession. Après les hommages reçus et rendus sous la
tribune de la basilique, le défilé glissait devant les Procuratie, faisait le tour de la place en
contournant une arène de bois montée pour l’occasion, et repartait
sur les quais par la Piazetta. Pietro
et la figure étrange qu’il avait suivie étaient maintenant séparés
par cette foule innombrable. Les deux hommes se toisèrent de part
et d’autre de la parade, sans bouger. Le temps sembla de nouveau
suspendu. Ils restaient là, l’un en monstre énigmatique et cornu,
surplombant de sa haute stature deux courtisanes masquées, l’autre
cachant ses armes sous le manteau, le visage tendu, n’attendant que
le moment de s’élancer... Enfin, lorsque fut passée la dernière des
confréries de métiers, Pietro crut que l’instant était venu et se
jeta en avant. Mais dans l’espace laissé vacant s’était aussitôt
engouffrée la populace, ajustant son pas sur celui des corporations
et continuant de les fêter, tantôt en les acclamant, tantôt en
singeant leur démarche. L'étau se resserra immédiatement sur
Pietro, de plus en plus oppressé. De nouveau, le Minotaure avait
disparu de sa vue. Il resta ainsi plusieurs minutes à essayer de
percer le rideau infranchissable des badauds vénitiens, qui le
refoulaient inexorablement vers les Procuratie.
Depuis le début du jour, de nombreuses messes
avaient été organisées; les cloches sonnaient dans la ville à toute
volée. Après un bref détour au palais, Francesco Loredan fit de
nouveau son apparition. Il venait de prendre place dans le
pozetto, vaste siège porté à dos
d’hommes, en compagnie du commandant suprême de l’Arsenal, et
passait parmi la foule. Cela ne fit qu’accroître l’exubérance des
milliers de personnes rassemblées. Le Doge jetait tout autour de
lui des pièces à son effigie, rappelant par ce geste la cérémonie
de son intronisation. Dans son sillage, des membres de la noblesse
jetaient du pain, de l’argent et du vin. Entre une tête et un bras
qui s’agitaient devant lui, Pietro aperçut brièvement le visage
sévère de Ricardo Pavi, le chef de la Quarantia Criminale, qui accompagnait de ses
propres agents la garde rapprochée du Doge, encadrant le
pozetto. Sous les arcades des
Procuratie, les concerts
refleurissaient de plus belle. Les « petites pauvres » du palais,
ces douze vieilles femmes de notoriété publique, anciennes
servantes tombées dans la misère, recevaient pour une fois de
grandes largesses lorsqu’elles tendaient la main, tout en chassant
du pied concurrents et concurrentes attirés là par la même
nécessité. Ce soir, le palais serait illuminé de torches, le Grand
Bal réunirait la noblesse étrangère et celle de la Dominante, les
feux d’artifice couronneraient Venise de nouvelles étoiles, et San
Marco serait éclairée comme à giorno.
Pietro joua désespérément des coudes, cherchant à
s’extirper enfin du chaos ambiant, et s’attirant au passage de
nouvelles remarques cinglantes – « Oh là, doucement, mon ami !... »
« Hé ! vous n’êtes pas tout seul !... » « Stia
calmo, chevalier!.. » De temps en temps, il se hissait sur
la pointe des pieds, essayant sans plus y croire de retrouver le
Minotaure; cette fois, il s’était bel et bien évanoui. Au loin, à
l’angle de la place, le pozetto du Doge
s’enfuyait lui aussi... Son Altesse Sérénissime allait sans doute
rejoindre l’Arsenal où serait mise à flot sa galère officielle, le
Bucentaure. Mais si quelque chose se
produisait en chemin, avant même que le Doge n’ait eu le temps de
gagner la lagune ? Pietro lâcha une nouvelle bordée d’injures. Des
galeries de bois couvertes avaient été installées sous les
Procuratie, jusqu’au devant du palais ;
il s’y faufila comme il put, à contresens de la population, au
milieu de files de boutiques de dentelles, de tableaux de maîtres,
de bijoux et de cristaux. Le flux incessant l’avait trop longtemps
ballotté sans qu’il ait pu réagir; sa progression était entravée à
chaque instant; les insultes redoublèrent.
Puis, soudain, il s’arrêta.
A ses pieds, comme par miracle, se trouvait un
masque.
Celui du Minotaure.
Pietro le ramassa aussitôt. Il vit qu’un billet
cacheté se trouvait à l’intérieur. Le geste fébrile, il
l’ouvrit.
Tu as perdu, Viravolta
!
Nous sommes au Septième
Cercle,
« Mais fiche tes yeux en
bas, car voici qu’approche
La rivière de sang où sont
bouillis
Ceux qui ont nui aux autres
par violence ».
Oui, Orchidée Noire : sur la
rivière de sang
Périra Loredan
Et cela par ta faute, au
Cercle suivant.
Qui de nous deux le
premier
Arrivera jusqu'à ses pieds
?
VIRGILE
De plus en plus nerveux, Pietro releva les yeux,
regardant de nouveau tout autour de lui.
Une soudaine clameur le fit se retourner. Elle
venait de l’arène montée sur la place, autour de laquelle étaient
passées les corporations. Il s’agissait en réalité d’une sorte de
vaste amphithéâtre, construit pour l’occasion, et qui imitait celui
de Titus à Rome. Un nouveau défilé avait commencé, composé de
quarante-huit personnages masqués, représentant les nations amies
de Venise. La Hongrie, l’Angleterre, la Suisse, l’Espagne
s’inclinaient devant le public avant de s’engager sous le portail
de bois. Juchés sur le pourtour de l’arène, d’autres personnages,
de comédie ceux-là, donnaient de la trompette ou roulaient du
tambour. On entendait confusément des mugissements ainsi que des
aboiements. Dans quelques instants, on donnerait le coup d’envoi de
chasses au taureau, au coeur de l’amphithéâtre; deux cents de ces
animaux, aux larges flancs et aux naseaux fumants, se succéderaient
en ce lieu tout au long de la journée, le lendemain aussi, et le
surlendemain encore. En la circonstance, l’image du taureau,
associée à celle du sacrifice, résonna curieusement dans l’esprit
de Pietro. Son regard était porté d’un bout à l’autre de
Saint-Marc, selon les scansions de la foule, sans qu’il sût
désormais à quel saint se vouer.
Puis, tout à coup, il entendit une série de
sifflements.
Il se trouvait à présent à l’angle de Saint-Marc
et de la Piazzetta. Il leva les yeux en
direction du Campanile. Non loin de lui, un attroupement concurrent
de celui qui s’était créé près de l’amphithéâtre commençait à se
former. Pietro fronça les sourcils.
Le Saut de la
Mort!
On l’appelait aussi le « Vol du Turc » : un jeu
dangereux, durant lequel les ouvriers de l’Arsenal se laissaient
glisser le long d’un filin tendu entre le Campanile et le palais
ducal, tout en exécutant les figures les plus téméraires. Parfois,
certains des ouvriers, malchanceux, s’empalaient contre la façade.
Cette fois-ci, ce n’était pas un, mais quatre, cinq filins que l’on
tendait depuis le Campanile, tirant des coups d’arbalète pour les
propulser de l’autre côté, sur les balcons du palais, où ils
étaient réceptionnés par d’autres ouvriers vérifiant la sécurité de
leur dispositif.
Il y eut encore un sifflement, puis un
autre.
Mais qu’est-ce
que...
Voyant s’avancer vers les filins les premières
silhouettes masquées, Pietro comprit alors ce qui se passait. Il se
tourna vers le Campanile. Puis vers le palais. Surpris lui-même de
sa découverte, il bredouilla encore un Mais...
mais... sans pouvoir cesser les allées et venues de son
regard de l’une à l’autre de ces deux extrémités, la flèche de la
tour d’un côté, les balcons de l’autre. Puis, dans les
acclamations, cinq hommes en noir glissèrent dans l’espace
au-dessus de lui.
Le Vol du Turc.
Et Pietro sut qu’il ne s’agissait pas d’ouvriers
de l’Arsenal.
Il venait de comprendre de quelle façon les
Oiseaux de feu avaient imaginé pénétrer à l’intérieur du
palais.
Les Oiseaux de feu
!
Et il y avait Orinel, de l’ordre d’Abaddon; Halan,
de l'ordre d'Astaroth ; Maggid, des Principautés; Diralisen des
Dominations et Aséal des Trônes ; ils se succédaient maintenant à
grande vitesse au-dessus de Pietro, cinq par cinq, et se
réceptionnaient mutuellement sur les balcons. Son regard les
suivait d’un bout à l’autre tandis qu’ils glissaient sur les
filins, au vu et au su de la population, inconsciente de ce qui se
tramait. Sur les toits de la basilique apparurent d’autres
silhouettes encapuchonnées et, de l’autre côté du palais, on
tendait de nouveaux filins depuis les bâtiments voisins. Pietro,
effaré, assistait à ce spectacle, tétanisé ; autour de lui, les
gens riaient et montraient du doigt les acrobates! Pietro regarda
en direction du palais, puis des quais où le Doge avait disparu
dans son pozetto. Alors, il ouvrit son
manteau, chercha à sa ceinture une petite casserole, avec une
cuiller de métal. Il frappa de toutes ses forces, avisant un groupe
de soldats massé près de la porta del Frumento
; trois d’entre eux, l’air goguenard, contemplaient eux
aussi les ombres glissant sur les filins, sans comprendre. Un
autre, plus vif, entendit le bruit et se mit à crier en apercevant
Pietro. De loin en loin, sur la place, on entendit de nouveaux
bruits de casseroles; puis ils se répercutèrent ici, sous les
Procuratie, là dans les Mercerie, et un vacarme sonnant commenca de jaillir
de toutes parts; l’alerte était donnée ! Une nouvelle fois, Pietro
hésita entre les deux théâtres d’opérations qui se présentaient à
lui. Irait-il se précipiter à l’intérieur du palais avec la
garnison, ou se lancerait-il à la rescousse du Doge ?
Il choisit de faire confiance aux soldats du
palais et se jeta en avant vers les quais.
Pourvu que j’arrive à
temps!
A peine avait-il fait quelques mètres qu’il
s’arrêta encore.
Sur la lagune venait de se dessiner le profil
imposant et majestueux du Bucentaure.
Le Doge y avait pris place, entouré des sénateurs, des dames de la
noblesse, ainsi que des familles qui, après avoir représenté la
Sérénissime auprès de monarques étrangers, avaient acquis le statut
de Kavalier. La Négronne, galère d’apparat de l’ambassadeur de
France, avançait dans son sillage; mais à l’invitation de Loredan,
Pierre-François de Villedieu était monté lui-même sur le
Bucentaure, au côté du Doge. Le trône
se trouvait en poupe, dans une sorte de cabinet constitué par un
immense baldaquin rouge; frappé des signes herculéens propres à
tous les princes européens, il étalait l’or et la pourpre. Le lion
de Némée voisinait avec les têtes de l'Hydre ; à ses pieds, le dieu
Pan soutenait le Monde; au-dessus de lui, les ovales et médaillons
de peintures richement décorés déclinaient en fonction des saisons
et des mois de l’année les vertus de Venise, long récit à la gloire
de la République : Vérité, Amour de la Patrie, Hardiesse et
Générosité, Etude, Vigilance, Honneur, Modestie, Piété, Pureté,
Justice, Force, Tempérance, Humilité, Foi, Chasteté, Charité,
accompagnaient les allégories des Sciences et des Arts, et la
suprême Magnificence. Les lions ailés de saint Marc croisaient les
emblèmes de l’Arsenal et des principales corporations de Venise,
forgerons, charpentiers ou calfats, artisans de la conquête de
l’Empire. Justice et Paix se tenaient à la proue, par-dessus les
symboles représentant les fleuves de Terre Ferme, l’Adige et le Pô,
qui célébraient la domination pacifique de Venise sur ses
Territoires. Tout autour du Bucentaure
et de la Négronne, une nuée d’esquifs
achevait de faire flamboyer l’onde de la lagune, gondoles par
dizaines, bissone pourvues de huit à
dix rameurs, péottes nobiliaires rivalisant de faste, lauréats des
dernières régates, mais aussi chars nautiques colossaux, qui
figuraient des baleines, des tritons ou des dauphins; des femmes en
tenue légère, logées dans des conques flottantes, faisaient des
signes de la main en direction des rives où se pressait la
population, enchantée par cette merveilleuse parade. De fausses
grottes incrustées d’algues et de coraux, des bataillons de
sirènes, des monstres jaillis des abysses crachant leurs jets d’eau
en autant de fontaines, semblaient se disputer sous l’oeil altier
d’un Neptune au torse musculeux. Peu à peu, ce paysage magique
s’organisait; les embarcations prenaient leurs marques,
convergeaient les unes vers les autres, s’alignaient, se glissaient
devant ou derrière une plus grande, une plus petite. Alors la foule
assistait avec extase au long défilé d’une suite de tableaux
baroques, dont chacun était construit autour d’une divinité : Vénus
venait en tête, bien sûr, mais bientôt, Mars faisait son
apparition, Junon, Apollon et Minerve. Pégase, le cheval ailé,
dressé comme s’il s’apprêtait à quitter la mer, passait enfin
devant un soleil qu’il faisait pâlir.
Le Bucentaure et son
armada multicolore étaient de sortie.