CHANT XXI
La Sensa
L'Orchidée Noire se tenait non loin du Fondaco dei Tedeschi, entre la place Saint-Marc et le Rialto. A proximité des marchés, les entrepôts du Fondaco occupaient sur le Grand canal une position stratégique. Comme beaucoup de bâtiments vénitiens, il avait subi les assauts du temps – un incendie en 1508 avait nécessité de le reconstruire entièrement. Pietro se trouvait dans la cour intérieure, au bout de l’une des trois galeries d’arcades, sous le plafond à claire-voie. Il était en grande discussion avec un homme masqué et emmitouflé de noir, devant la porte qui donnait sur le canal. Les agents du palais et de la Quarantia ainsi que de nombreuses forces militaires patrouillaient dans la ville, aussi discrètement que possible. Pietro, lui, avait décidé de se déplacer à visage découvert, espérant servir d’appât à son tour et provoquer une erreur de mouvement de la part de l’ennemi. On avait renforcé les positions de l’Arsenal, du Rialto, du palais des Doges, et ici du Fondaco. Il y avait là une cinquantaine d’hommes de réserve ainsi que des armes, des barils et des provisions, et l’on avait disséminé de ces places fortes en miniature un peu partout dans les sextiers de Venise. Assurément, la population ignorait qu’elle était assise sur un tas de poudre : la situation était délicate, pour ne pas dire explosive. Après avoir échangé encore quelques mots avec son comparse, Pietro ajusta son chapeau ainsi que la fleur de sa boutonnière et, rejetant son manteau derrière l’épaule, sortit en direction du campo San Bartolomeo.
L'animation et le bruit de la ville le saisirent aussitôt.
Les dernières discussions avec Ricardo Pavi avaient été mouvementées, la nuit épouvantable. Pietro avait dormi une heure à peine. Mais plus que jamais, il fallait être vigilant. L'Orchidée Noire commença d’arpenter les rues, guettant le moindre mouvement. Ils étaient deux mille à parcourir ainsi la Sérénissime, pour encadrer ou disperser les rassemblements suspects et fouiller les habitants susceptibles de dissimuler des armes sous leur costume. Parmi la foule, inconsciente de ce qui se tramait, les autorités étaient pour le moins tendues. Soucieuses de ne pas ternir les festivités, elles étaient contraintes au jeu redoutable de la dissimulation ; les agents de la République s’efforçaient de rester aimables, feignaient de sourire avant de retrouver un visage sombre, répondaient aux exclamations par d’autres exclamations affectées. Les offices économiques et judiciaires étaient verrouillés. A l’intérieur même du palais, on avait pris garde à ne délaisser aucun des accès, et la cour était truffée de gens en armes. Pietro s’arrêta un instant à deux pas du Rialto. Autour du pont, des soldats costumés faisaient mine de jouer aux cartes, de converser entre eux, de guetter les passantes, ou de mendier sous leurs guenilles de circonstance. Des signes de reconnaissance avaient été établis, de manière à éviter les multiples confusions possibles entre soldats déguisés, officiers en civil, troupes en patrouille et lieutenants secrets du même parti. Pietro s’approcha d’abord d’une jeune femme immobile sous une arcade. Depuis quelques heures, elle observait tranquillement les allées et venues, une dague cachée sous sa cape noire. Pietro échangea quelques mots avec elle – « Rien à signaler pour le moment, chevalier ! », dit-elle en faisant claquer son éventail au coin de sa bouche. Puis, quelques minutes plus tard, ce fut une autre. Elle portait un loup et une mouche au coin des lèvres, exhibait ses seins en jouant de l’éventail. Sa chevelure sophistiquée tombait en boucles, de part et d’autre de son joli minois. Dans les couloirs du palais, on l’appelait la Dame de Coeur.
Et elle venait de signaler la présence du Minotaure.
A peine s’était-elle inquiétée de son comportement étrange qu’il avait échappé à sa vue.
Il faut le retrouver.
Un peu plus loin, un homme vêtu d’un grand manteau sombre, bandeau sur l’oeil, s’était glissé parmi les parieurs de l’un de ces jeux de rue qui envahissaient la ville. Le Loto dit della venturina consistait à piocher au hasard, dans un sac, des jetons marqués d’un numéro ou d’une figure – la Mort, le Diable, le Soleil, la Lune, le Monde – dans l’espoir de gagner quelque savoureux beignet. Pietro se planta à côté du borgne et observa le jeu avec lui quelques secondes, en silence. Des mains avides plongeaient dans le sac, et l’on poussait des cris de joie ou de déception à la découverte de la pioche.
— Jouerez-vous, Messer ? demanda une voix.
Pietro donna une pièce machinalement, tout en murmurant quelques mots à son voisin. Il chercha à son tour dans le sac et, tandis qu’il en sortait un jeton, il s’aperçut que l’homme au bandeau désignait du doigt un coin de la place.
Il repéra alors le Minotaure.
Il se tenait là, debout à quelques mètres, figé dans une posture hiératique, et semblait le narguer derrière son masque. Pietro fronça les sourcils. « Alors ? Alors? », demandait-on autour de lui. Les voix lui parvenaient, lointaines. Il ouvrit la main, sans regarder son jeton. « La Mort! La Mort! Pas de beignet, Messer... » Pietro ne prêta pas davantage attention au jeu. Il se contenta de continuer à observer le Minotaure. Celui-ci n’avait pas bougé. Puis, lentement, il inclina la tête. A l’angle des Mercerie déboucha une compagnie de soldats. Le Minotaure se tourna brusquement dans cette direction, avant de pivoter et de partir dans l’autre sens.
Pietro, intrigué, décida de lui emboîter le pas.
Une rue, puis une autre; le Minotaure semblait maintenant se diriger vers la place Saint-Marc. A un moment, il se retourna et parut voir Pietro. Il pressa le pas. Pietro fit de même. Ils ne tardèrent pas à déboucher sur la piazzale dei Leoni, derrière le palais; ce fut pour tomber dans une nouvelle cacophonie. Ici, en effet, s’exhibaient les Forces d’Hercule : des pyramides humaines, exécutées par les groupements de sextiers, les Castellani pour les paroisses de citra, autour de Castello, les Niccolotti pour celles de ultra, vers San Niccolo dans Dorsoduro; en bérets et ceintures rouges pour les premiers, noirs pour les seconds, les acrobates d’un jour s’étaient rassemblés ici pour rivaliser d’audace aux yeux du monde. Ils se juchaient les uns sur les autres, et chaque étage conquis était célébré par une salve d’applaudissements. Pietro ne quittait plus le Minotaure des yeux ; ce n’était pas un hasard si son attention avait été immédiatement attirée par le curieux accoutrement du monstre qu’il prenait en chasse. Et sans doute n’était-ce pas un hasard si le Minotaure était venu se découvrir à lui.
... Sur le bord de la roche effondrée
L'infamie de Crète était vautrée,
Celle qui fut conçue dans la fausse vache...
Tel le taureau qui rompt ses liens
Quand il a déjà reçu le coup mortel,
Et ne sait plus marcher, mais sautille çà et là,
Ainsi je vis sauter le Minotaure...
Pietro jura tandis qu’il fendait la foule, craignant à chaque instant que le Minotaure ne disparaisse de sa vue. Il le vit s’évanouir de l’autre côté de la place. Pietro hésita une seconde puis, plutôt que de faire le tour du périmètre par l’extérieur des lignes de la population assemblée, se jeta en plein coeur de la piazzale. Ce faisant, au milieu d’une clameur nouvelle, il bouscula sans le vouloir l’un des Niccolotti, véritable pilier de soutènement de l’une des deux pyramides concurrentes, qui attaquait son quatrième étage. Le bonhomme poussa un cri, pesta en essayant de conserver son équilibre. Il vacilla une seconde, puis deux... La pyramide tout entière s’ébranla. Tout en haut, un jeune garçon qui venait de se redresser fléchit de nouveau sur ses jambes. Il se sentit tanguer vers la droite. Essayant désespérément de se rétablir, il fit des moulinets avec les bras. Il parvint à attraper son voisin, menaçant de l’entraîner dans son inévitable bascule... Alors, l’échafaudage tout entier tangua un moment, de droite, de gauche, dans un mouvement de balancier scandé par la population incrédule... Puis la pyramide s’effondra, d’un coup, comme un château de cartes. Le foule rageuse et apeurée referma l’anneau de ses bras autour des hommes qui tombaient les uns sur les autres, se ruant en avant d’un même élan, sorte de pulsation crispée qui s’avançait et se retirait comme la houle, au milieu de ces dizaines de têtes et de membres pointant vers le ciel. Mais la fatale erreur de Pietro n’avait pas échappé à tout le monde : quelques-uns des badauds tentèrent de lui barrer le passage. L'Orchidée Noire rugit, se débattit comme un forcené. Son poing vola à la face d’un gaillard qui se proposait de le ceinturer. Pietro parvint à se dégager d’un coup et, profitant du désordre et de la stupéfaction, s’arracha à ces étreintes pour se jeter en direction de la place Saint-Marc, toute proche.
A peine y était-il parvenu qu’il fut arrêté par une fillette au regard clair et à la peau hâlée.
— Bonjour ! Nous sommes les petites écolières de la Sainte-Trinité !
Ah non, ce n’est pas le moment!
Elle tendait une petite boîte en carton percée d’une fente, dont elle faisait tinter le contenu sous le nez de Pietro. Une volée de petites filles s’égaillaient ici et là pour recueillir les dons des bons paroissiens; déjà vêtues comme des nonnes, ou en chemisette blanche et jupette bleue, un noeud dans les cheveux.
Messer ! Pour les petites écolières de la...
Pietro venait de jeter distraitement une pièce dans la boîte et de s’enfuir en bousculant la fillette, cherchant à retrouver le Minotaure.
La situation sur la place était plus mouvementée encore. Le Doge s’était présenté au peuple du haut de la tribune de la basilique San Marco pour ouvrir officiellement les festivités de la Sensa. Les confréries de métiers défilaient, toutes bannières dehors, avec leurs saints, statues et reliquaires. L'une de ces parades surpassait en beauté toutes les autres : celle de la Guilde des verriers de Murano. Alors qu’il cherchait encore la trace du Minotaure, Pietro aperçut le jeune Tazzio, fils du défunt Federico Spadetti. Cette vision, bien que fugitive, lui fut éblouissante. Tazzio était debout sur un char décoré de multiples banderoles; assise à ses côtés, une jeune femme aux joues empourprées, au sourire radieux, étincelait dans sa robe de cristal. Cette femme brillant de mille feux semblait une apparition échappée d’un autre monde. Sans doute Viravolta n’était-il pas le seul à le penser, car autour de lui s’élevèrent aussitôt des murmures d’admiration, et de nouveaux applaudissements. Sur le char, cette nymphe enjôleuse, son céleste front couronné d’un diadème, agitait doucement la main dans la brise. Etait-ce cette Severina que Tazzio désirait si ardemment, et dont Spadetti avait parlé à Pietro lors de leur entrevue à Murano ? On serait tombé amoureux à moins, Pietro en serait convenu sans mal. Severina était sublime, en son fourreau de verre lamé, strié d’ourlets opalescents, serré de sa ceinture de perles et d’une boucle en étoile, avec sa collerette de verre filé, ses langues de cristal, chatoyantes de mille reflets, celui du palais ducal, de la flèche élancée du Campanile, des ailes vengeresses du lion dominant la lagune, ou encore des visages de la foule ébahie; oui, dans ces reflets se lisait en définitive toute l’histoire de Venise, brûlante d’un feu d’artifice de couleurs et de scintillements.
Et Severina continuait d’agiter la main en souriant.
A côté d’elle se tenait son jeune soupirant Tazzio, ange blond au visage pâle, Adonis guettant le soleil ou Apollon conduisant son char, défiant le firmament de ses hyperboles. La bannière dressée, Tazzio affichait un air sombre, qui contrastait singulièrement avec les lumineux sourires de Severina. Il n’avait pas quitté ses habits de deuil, et portait un long manteau par-dessus son justaucorps noir, aux manches passementées d’or. Il levait le nez comme s’il se fût trouvé à la proue d’un navire et, derrière lui, à pied, deux mille ouvriers de la Guilde défilaient au pas, dans une nouvelle profusion d’étendards et de bannières. Maillets et compas jaunes sur fond pourpre, navires guettant les vents sur les drapeaux bleus, fauves rugissants sur des pennons blancs ou noirs, la longue procession s’étirait de la place jusqu’à l’Arsenal, Riva Ca’ di Dio. Bientôt, le char de Tazzio passa sous la tribune de la basilique et s’arrêta. Une main sur le coeur, Tazzio s’inclina en signe de déférence. Sous les fameux bucéphales sculptés qui ornaient la tribune, se trouvait Son Altesse Sérénissime, le Doge de Venise. Il faisait des signes de la main; il invita le jeune homme à se redresser. Celui-ci obtempéra et désigna au Prince la belle Severina et sa robe de cristal. Il y eut un nouveau tonnerre d’applaudissements. Pour toute réponse, Francesco Loredan prit dans une panière qu’on lui apportait une poignée de fleurs, qu’il dispersa au-dessus du jeune couple; puis il montra à la population une médaille en étoiles d’or que Tazzio, à la nuit tombée, recevrait de ses mains. Le jeune homme, lentement, se dérida : il échangea alors avec Severina un franc sourire et déposa sur ses lèvres un baiser.
Pietro, pendant ce temps, continuait de chercher le Minotaure. Il le retrouva enfin ; il était passé de l’autre côté de la procession. Après les hommages reçus et rendus sous la tribune de la basilique, le défilé glissait devant les Procuratie, faisait le tour de la place en contournant une arène de bois montée pour l’occasion, et repartait sur les quais par la Piazetta. Pietro et la figure étrange qu’il avait suivie étaient maintenant séparés par cette foule innombrable. Les deux hommes se toisèrent de part et d’autre de la parade, sans bouger. Le temps sembla de nouveau suspendu. Ils restaient là, l’un en monstre énigmatique et cornu, surplombant de sa haute stature deux courtisanes masquées, l’autre cachant ses armes sous le manteau, le visage tendu, n’attendant que le moment de s’élancer... Enfin, lorsque fut passée la dernière des confréries de métiers, Pietro crut que l’instant était venu et se jeta en avant. Mais dans l’espace laissé vacant s’était aussitôt engouffrée la populace, ajustant son pas sur celui des corporations et continuant de les fêter, tantôt en les acclamant, tantôt en singeant leur démarche. L'étau se resserra immédiatement sur Pietro, de plus en plus oppressé. De nouveau, le Minotaure avait disparu de sa vue. Il resta ainsi plusieurs minutes à essayer de percer le rideau infranchissable des badauds vénitiens, qui le refoulaient inexorablement vers les Procuratie.
Depuis le début du jour, de nombreuses messes avaient été organisées; les cloches sonnaient dans la ville à toute volée. Après un bref détour au palais, Francesco Loredan fit de nouveau son apparition. Il venait de prendre place dans le pozetto, vaste siège porté à dos d’hommes, en compagnie du commandant suprême de l’Arsenal, et passait parmi la foule. Cela ne fit qu’accroître l’exubérance des milliers de personnes rassemblées. Le Doge jetait tout autour de lui des pièces à son effigie, rappelant par ce geste la cérémonie de son intronisation. Dans son sillage, des membres de la noblesse jetaient du pain, de l’argent et du vin. Entre une tête et un bras qui s’agitaient devant lui, Pietro aperçut brièvement le visage sévère de Ricardo Pavi, le chef de la Quarantia Criminale, qui accompagnait de ses propres agents la garde rapprochée du Doge, encadrant le pozetto. Sous les arcades des Procuratie, les concerts refleurissaient de plus belle. Les « petites pauvres » du palais, ces douze vieilles femmes de notoriété publique, anciennes servantes tombées dans la misère, recevaient pour une fois de grandes largesses lorsqu’elles tendaient la main, tout en chassant du pied concurrents et concurrentes attirés là par la même nécessité. Ce soir, le palais serait illuminé de torches, le Grand Bal réunirait la noblesse étrangère et celle de la Dominante, les feux d’artifice couronneraient Venise de nouvelles étoiles, et San Marco serait éclairée comme à giorno.
Pietro joua désespérément des coudes, cherchant à s’extirper enfin du chaos ambiant, et s’attirant au passage de nouvelles remarques cinglantes – « Oh là, doucement, mon ami !... » « Hé ! vous n’êtes pas tout seul !... » « Stia calmo, chevalier!.. » De temps en temps, il se hissait sur la pointe des pieds, essayant sans plus y croire de retrouver le Minotaure; cette fois, il s’était bel et bien évanoui. Au loin, à l’angle de la place, le pozetto du Doge s’enfuyait lui aussi... Son Altesse Sérénissime allait sans doute rejoindre l’Arsenal où serait mise à flot sa galère officielle, le Bucentaure. Mais si quelque chose se produisait en chemin, avant même que le Doge n’ait eu le temps de gagner la lagune ? Pietro lâcha une nouvelle bordée d’injures. Des galeries de bois couvertes avaient été installées sous les Procuratie, jusqu’au devant du palais ; il s’y faufila comme il put, à contresens de la population, au milieu de files de boutiques de dentelles, de tableaux de maîtres, de bijoux et de cristaux. Le flux incessant l’avait trop longtemps ballotté sans qu’il ait pu réagir; sa progression était entravée à chaque instant; les insultes redoublèrent.
Puis, soudain, il s’arrêta.
A ses pieds, comme par miracle, se trouvait un masque.
Celui du Minotaure.
Pietro le ramassa aussitôt. Il vit qu’un billet cacheté se trouvait à l’intérieur. Le geste fébrile, il l’ouvrit.
Tu as perdu, Viravolta !
Nous sommes au Septième Cercle,
« Mais fiche tes yeux en bas, car voici qu’approche
La rivière de sang où sont bouillis
Ceux qui ont nui aux autres par violence ».
Oui, Orchidée Noire : sur la rivière de sang
Périra Loredan
Et cela par ta faute, au Cercle suivant.
Qui de nous deux le premier
Arrivera jusqu'à ses pieds ?
VIRGILE
De plus en plus nerveux, Pietro releva les yeux, regardant de nouveau tout autour de lui.
Une soudaine clameur le fit se retourner. Elle venait de l’arène montée sur la place, autour de laquelle étaient passées les corporations. Il s’agissait en réalité d’une sorte de vaste amphithéâtre, construit pour l’occasion, et qui imitait celui de Titus à Rome. Un nouveau défilé avait commencé, composé de quarante-huit personnages masqués, représentant les nations amies de Venise. La Hongrie, l’Angleterre, la Suisse, l’Espagne s’inclinaient devant le public avant de s’engager sous le portail de bois. Juchés sur le pourtour de l’arène, d’autres personnages, de comédie ceux-là, donnaient de la trompette ou roulaient du tambour. On entendait confusément des mugissements ainsi que des aboiements. Dans quelques instants, on donnerait le coup d’envoi de chasses au taureau, au coeur de l’amphithéâtre; deux cents de ces animaux, aux larges flancs et aux naseaux fumants, se succéderaient en ce lieu tout au long de la journée, le lendemain aussi, et le surlendemain encore. En la circonstance, l’image du taureau, associée à celle du sacrifice, résonna curieusement dans l’esprit de Pietro. Son regard était porté d’un bout à l’autre de Saint-Marc, selon les scansions de la foule, sans qu’il sût désormais à quel saint se vouer.
Puis, tout à coup, il entendit une série de sifflements.
Il se trouvait à présent à l’angle de Saint-Marc et de la Piazzetta. Il leva les yeux en direction du Campanile. Non loin de lui, un attroupement concurrent de celui qui s’était créé près de l’amphithéâtre commençait à se former. Pietro fronça les sourcils.
Le Saut de la Mort!
On l’appelait aussi le « Vol du Turc » : un jeu dangereux, durant lequel les ouvriers de l’Arsenal se laissaient glisser le long d’un filin tendu entre le Campanile et le palais ducal, tout en exécutant les figures les plus téméraires. Parfois, certains des ouvriers, malchanceux, s’empalaient contre la façade. Cette fois-ci, ce n’était pas un, mais quatre, cinq filins que l’on tendait depuis le Campanile, tirant des coups d’arbalète pour les propulser de l’autre côté, sur les balcons du palais, où ils étaient réceptionnés par d’autres ouvriers vérifiant la sécurité de leur dispositif.
Il y eut encore un sifflement, puis un autre.
Mais qu’est-ce que...
Voyant s’avancer vers les filins les premières silhouettes masquées, Pietro comprit alors ce qui se passait. Il se tourna vers le Campanile. Puis vers le palais. Surpris lui-même de sa découverte, il bredouilla encore un Mais... mais... sans pouvoir cesser les allées et venues de son regard de l’une à l’autre de ces deux extrémités, la flèche de la tour d’un côté, les balcons de l’autre. Puis, dans les acclamations, cinq hommes en noir glissèrent dans l’espace au-dessus de lui.
Le Vol du Turc.
Et Pietro sut qu’il ne s’agissait pas d’ouvriers de l’Arsenal.
Il venait de comprendre de quelle façon les Oiseaux de feu avaient imaginé pénétrer à l’intérieur du palais.
Les Oiseaux de feu !
Et il y avait Orinel, de l’ordre d’Abaddon; Halan, de l'ordre d'Astaroth ; Maggid, des Principautés; Diralisen des Dominations et Aséal des Trônes ; ils se succédaient maintenant à grande vitesse au-dessus de Pietro, cinq par cinq, et se réceptionnaient mutuellement sur les balcons. Son regard les suivait d’un bout à l’autre tandis qu’ils glissaient sur les filins, au vu et au su de la population, inconsciente de ce qui se tramait. Sur les toits de la basilique apparurent d’autres silhouettes encapuchonnées et, de l’autre côté du palais, on tendait de nouveaux filins depuis les bâtiments voisins. Pietro, effaré, assistait à ce spectacle, tétanisé ; autour de lui, les gens riaient et montraient du doigt les acrobates! Pietro regarda en direction du palais, puis des quais où le Doge avait disparu dans son pozetto. Alors, il ouvrit son manteau, chercha à sa ceinture une petite casserole, avec une cuiller de métal. Il frappa de toutes ses forces, avisant un groupe de soldats massé près de la porta del Frumento ; trois d’entre eux, l’air goguenard, contemplaient eux aussi les ombres glissant sur les filins, sans comprendre. Un autre, plus vif, entendit le bruit et se mit à crier en apercevant Pietro. De loin en loin, sur la place, on entendit de nouveaux bruits de casseroles; puis ils se répercutèrent ici, sous les Procuratie, là dans les Mercerie, et un vacarme sonnant commenca de jaillir de toutes parts; l’alerte était donnée ! Une nouvelle fois, Pietro hésita entre les deux théâtres d’opérations qui se présentaient à lui. Irait-il se précipiter à l’intérieur du palais avec la garnison, ou se lancerait-il à la rescousse du Doge ?
Il choisit de faire confiance aux soldats du palais et se jeta en avant vers les quais.
Pourvu que j’arrive à temps!
A peine avait-il fait quelques mètres qu’il s’arrêta encore.
Sur la lagune venait de se dessiner le profil imposant et majestueux du Bucentaure. Le Doge y avait pris place, entouré des sénateurs, des dames de la noblesse, ainsi que des familles qui, après avoir représenté la Sérénissime auprès de monarques étrangers, avaient acquis le statut de Kavalier. La Négronne, galère d’apparat de l’ambassadeur de France, avançait dans son sillage; mais à l’invitation de Loredan, Pierre-François de Villedieu était monté lui-même sur le Bucentaure, au côté du Doge. Le trône se trouvait en poupe, dans une sorte de cabinet constitué par un immense baldaquin rouge; frappé des signes herculéens propres à tous les princes européens, il étalait l’or et la pourpre. Le lion de Némée voisinait avec les têtes de l'Hydre ; à ses pieds, le dieu Pan soutenait le Monde; au-dessus de lui, les ovales et médaillons de peintures richement décorés déclinaient en fonction des saisons et des mois de l’année les vertus de Venise, long récit à la gloire de la République : Vérité, Amour de la Patrie, Hardiesse et Générosité, Etude, Vigilance, Honneur, Modestie, Piété, Pureté, Justice, Force, Tempérance, Humilité, Foi, Chasteté, Charité, accompagnaient les allégories des Sciences et des Arts, et la suprême Magnificence. Les lions ailés de saint Marc croisaient les emblèmes de l’Arsenal et des principales corporations de Venise, forgerons, charpentiers ou calfats, artisans de la conquête de l’Empire. Justice et Paix se tenaient à la proue, par-dessus les symboles représentant les fleuves de Terre Ferme, l’Adige et le Pô, qui célébraient la domination pacifique de Venise sur ses Territoires. Tout autour du Bucentaure et de la Négronne, une nuée d’esquifs achevait de faire flamboyer l’onde de la lagune, gondoles par dizaines, bissone pourvues de huit à dix rameurs, péottes nobiliaires rivalisant de faste, lauréats des dernières régates, mais aussi chars nautiques colossaux, qui figuraient des baleines, des tritons ou des dauphins; des femmes en tenue légère, logées dans des conques flottantes, faisaient des signes de la main en direction des rives où se pressait la population, enchantée par cette merveilleuse parade. De fausses grottes incrustées d’algues et de coraux, des bataillons de sirènes, des monstres jaillis des abysses crachant leurs jets d’eau en autant de fontaines, semblaient se disputer sous l’oeil altier d’un Neptune au torse musculeux. Peu à peu, ce paysage magique s’organisait; les embarcations prenaient leurs marques, convergeaient les unes vers les autres, s’alignaient, se glissaient devant ou derrière une plus grande, une plus petite. Alors la foule assistait avec extase au long défilé d’une suite de tableaux baroques, dont chacun était construit autour d’une divinité : Vénus venait en tête, bien sûr, mais bientôt, Mars faisait son apparition, Junon, Apollon et Minerve. Pégase, le cheval ailé, dressé comme s’il s’apprêtait à quitter la mer, passait enfin devant un soleil qu’il faisait pâlir.
Le Bucentaure et son armada multicolore étaient de sortie.