CHANT XX
Le Minotaure
Le Carnaval de Venise remontait au Xe siècle ; il avait fini par s’étendre sur six mois de l’année : du premier dimanche d’octobre au 15 décembre, puis de l’Epiphanie au Carême; enfin, la Sensa, l’Ascension, le voyait refleurir. Venise tout entière bruissait de ces préparatifs. Les Dix, qui resteraient Neuf tant qu’Emilio ne serait pas remplacé, avaient donc l’impossible tâche de contrôler et de surveiller l’ensemble des festivités, avec le secours des Quarantie et du commandant en chef de l’Arsenal. Comme chaque année, la gestion des manifestations publiques était déléguée aux officiers des Rason Vecchie, l’organe de vérification des comptes et de l’utilisation des deniers de l’Etat. Plus que jamais, les officiers de la Criminale comme les magistrats avaient reçu la consigne de veiller à la stricte observance des règles de sécurité. Aucun déguisement, en particulier celui de soldat, ne pouvait servir de prétexte à la détention illégale d’armes dangereuses, y compris les bâtons, masses, cannes ou piques. Les agents du gouvernement, également déguisés et disséminés partout dans la ville, faisaient exception. Mais que vaudraient-ils face à l’affluence de plusieurs dizaines de milliers de personnes, toutes anonymes ? De son côté, l’Arsenal avait mis plusieurs bâtiments en alerte, prêts à sillonner la lagune, à la pointe de la Giudecca, aux abords de Murano, Burano et San Michele ; des vaisseaux légers croisaient plus au large et organisaient des patrouilles de reconnaissance.
Sur terre comme sur mer, Venise fourmillait d’activité. Le moment était venu, celui de toutes les euphories, de toutes les libérations, celui où le vulgaire pouvait s’imaginer roi du monde, où la noblesse jouait à la canaille, où l’univers, soudain, était sens dessus dessous, où s’inversaient et s’échangeaient les conditions, où l’on marchait sur la tête, où toutes les licences, tous les excès étaient permis. Les gondoliers, en grande livrée, promenaient leurs nobles par les canaux. La ville s’était parée d’innombrables arcs de triomphe... Sur la Piazetta, une machine de bois en forme de gâteau crémeux alléchait les gourmands; des attroupements se formaient autour des danseurs de corde, des scènes de comédie improvisées, des théâtres de marionnettes. Montés sur des tabourets, l’index levé vers d’absentes étoiles, des astronomes de bazar péroraient sur la proche Apocalypse. On s’exclamait, on s’esclaffait, on s’étouffait de rire en renversant sa glace ou sa pâtisserie sur les pavés, on goûtait la joie et la douceur de vivre.
Alors, celle que l’on surnommait la Dame de Coeur sortit de l’ombre. Postée jusque-là sous les arcades, elle avança de quelques pas en ouvrant son éventail. Ses longs cils se plissèrent derrière son masque. Les lèvres rouges de sa bouche s’arrondirent. Elle laissa tomber son mouchoir à ses pieds tout en ajustant le pli de sa robe. Elle se baissa pour le ramasser et envoya un regard à un autre agent, posté plus loin, à l’angle de la Piazetta, pour vérifier qu’il avait compris.
Et ce geste voulait dire : il est là.
En effet il était là, au milieu de la cohue.
Celui dont la mission suprême consistait à abattre le Doge de Venise.
Deux cornes de faux ivoire de part et d’autre du crâne. Un faciès de taureau, pourvu d’un mufle aux replis agressifs. Des yeux sournois brillant derrière la lourdeur du masque. Une armure, véritable celle-là, faite de mailles et de plaques d’argent, suffisamment légère pour qu’il puisse se déplacer avec toute la rapidité requise. Une cape rouge sang, qui cachait, dans son dos, les deux pistolets croisés dont il aurait besoin pour accomplir son office. Des genouillères de métal par-dessus des bottes de cuir. Un géant, une imposante créature dont on croyait entendre le souffle brûlant jailli des naseaux.
Le Minotaure.
Prêt à dévorer les enfants de Venise, dans le labyrinthe de la ville en pleine effervescence, il s’apprêtait à changer le cours de l’Histoire.
Le Carnaval avait commencé.