CHANT V
Le verre de Minos
LE PROBLÈME DU MAL
Par Andreas Vicario, membre du Grand
Conseil
Du Mal contre la Liberté, chap. I
Ainsi pourrais-je formuler le problème du Mal :
si le péché existe, faut-il le considérer comme antérieur à
l’accomplissement de nos actes, ou corrélatif à l’exercice de notre
libre arbitre, dans une sorte de perspective augustinienne
inversée? Lucifer n’a-t-il de réalité que dans les agissements des
hommes, ou faut-il le poser ante,
gangrène immanente logée non seulement au creux de notre nature,
mais encore initiatrice du monde, prédisposant à la Création même ?
Jean de Lugio et les manichéens maintes fois posèrent cette
question ; elle est cruciale à mon sens, puisque selon notre parti,
l’homme s’avère ou non ontologiquement mauvais. Soit le Démon est
notre propre création, générée par un pervers exercice de notre
liberté, dont Dieu a assumé le risque dès la Genèse, en nous
confiant le plus précieux autant que le plus dangereux des cadeaux
; soit le Mal est consubstantiel à l’homme, initiateur ou
co-initiateur d’un monde où sa sombre part est au moins aussi
grande que celle de Dieu. Mais selon moi, la défense augustinienne
du libre arbitre ne peut rendre compte de la totalité du Mal ; il
existe des maux issus non d’un mauvais exercice de notre libre
arbitre, mais de la pure volonté de Dieu, ne seraient-ce que les
maladies et leurs cortèges de souffrances, qui ne dépendent de
personne. Alors il faut bien l’admettre : Dieu orchestre nos
souffrances et ce Dieu-là, cet Etre immanent qui seul peut être
justifié par la raison dans le temps même où il lui est
intolérable, je l’appelle Belzébuth. Le péché est en nous comme la
marque de Lucifer, qui déforma le sourire des anges. C'est
pourquoi, à la question : « L'homme est-il mauvais ? », je réponds
oui, mais il n’assume pas la totalité du Mal ; car à l’autre
question : « Satan existe-t-il ? », je réponds également oui, et ce
sans l’ombre d’une hésitation.
A l’étage de sa villa, Luciana Saliestri avait
bien de la peine à avancer dans sa lecture, et celle-ci était
ardue. D’ordinaire, elle aimait se retrouver seule ainsi, et
profiter de ces moments d’accalmie pour s’adonner à d’autres
plaisirs que ceux de la chair. Son mari avait rassemblé autrefois
une importante bibliothèque, que la courtisane n’avait cessé
elle-même d’enrichir. Luciana se plaisait, de temps à autre, à y
choisir un livre, qu’elle annotait de ses commentaires personnels.
Mais elle avait bien du mal, en ce moment, à garder sa
concentration plus de quelques minutes. Elle posait le livre, le
laissait tomber contre son flanc en songeant à autre chose, le
reprenait sans conviction. Elle finit par le mettre de côté, les
yeux perdus dans le vide. La venue de cet homme qui l’avait
interrogée sur la mort de Marcello l’avait troublée. Elle pensait à
l’acteur décédé avec un souvenir attendri. Elle n’avait pas
épilogué sur l’ambivalence sexuelle de Marcello, la jugeant sans
doute sans rapport avec cette sombre histoire. Pourtant, au fond
d’elle-même, elle ne pouvait être sûre de rien. Ce qui l’inquiétait
davantage encore était le vol de sa broche. Elle avait beau essayer
de se rappeler... Elle était incapable de dire dans quelles
circonstances on avait pu la lui dérober. L'agent du gouvernement
l’avait-il crue ? C'était en tout cas la vérité. Elle fermait les
yeux... Cette broche, elle l’avait très peu portée. Seulement
lorsque Giovanni venait la retrouver, quand son emploi du temps
agité de sénateur le lui permettait.
Le visage de Giovanni Campioni passa dans son
esprit. Etait-il mêlé à tout cela? Ce cher Giovanni. Il était très
épris d’elle. Lui aussi l’attendrissait. Toujours à porter sur ses
épaules le poids du monde entier... La
politique, songeait-elle. Ah, la
politique ! Elle se souvenait que certaines interprétations
de l’Apocalypse faisaient d’elle ce fameux océan, séjour caché d’où
sortirait l’Antéchrist, lors du Jugement. Le Dragon surgi de la
vaste mer, la mer des passions – celle des institutions humaines,
aussi. Giovanni était de ceux qui donnaient toujours l’impression
de le traquer, ce Dragon. Giovanni et ses grandes idées... Luciana
sourit. Mais avec elle, il ne parlait guère de ce qui se disait au
Sénat. Il était d’ailleurs tenu par sa fonction de ne rien trahir
des débats intéressant la destinée de la Sérénissime. Tout au plus
pouvait-elle sentir, lorsqu’il se lovait contre elle, sa sourde
lassitude, son espoir aussi vaste que ses déceptions successives de
ne jamais parvenir à faire entendre sa voix. Ce roi solitaire était
attachant. Autrefois – et si leur différence d’âge avait été moins
grande – elle aurait pu tomber vraiment amoureuse de lui.
Une moue amère passa sur ses lèvres. Amoureuse.
Avait-elle jamais été amoureuse, finalement? Elle se leva, la
traîne de son déshabillé glissant derrière elle tandis qu’elle
s’approchait de la cheminée de son salon. Le portrait de son mari
était posé dessus, avec quelques brins d’encens. Ses lares et ses
pénates. Elle... On l’avait mariée de force et trop tôt, comme tant
d’autres. Elle avait fait semblant d’aimer. Elle s’était même prise
à ce jeu, quelque temps. Il fallait bien voir la vie du bon côté.
Lorsqu’elle était devenue veuve, avait-elle éprouvé une vraie
tristesse? Oui, par la force d’une habitude qui avait eu tôt fait
de s’installer. En même temps... Pouvait-elle nier la jubilation
secrète, affreuse, qu’elle avait ressentie en face de la dépouille
de son mari ? Honte sur elle, oui ! Mais le chagrin était trop vite
parti pour qu’elle ne comprît pas le sens de cet envol. Elle
regardait ce portrait, ce front haut, ces yeux sévères, cette
bouche arrogante. Combien de fois avait-elle vu son cher époux
enfermé dans son bureau, à dresser sans fin sa comptabilité,
ignorant superbement ses désirs, considérant par avance qu’elle
était comblée, forcément comblée? Chaque fois qu’elle le voyait,
hanté par son passif et ses actifs, elle s’imaginait le Pantalon
des scènes de théâtre, plongeant ses mains dans des marmites de
pièces d’or. C'était plus fort qu’elle... et plus fort que lui. En
réalité, Luciana était seule bien avant sa disparition. Dès les
premiers jours.
Dès la première nuit.
Elle alluma un brin d’encens sous le portrait. Des
volutes légères montèrent en tournoyant vers le plafond. Elle
n’irait pas jusqu’à s’agenouiller devant lui, certes pas. Mais
aujourd’hui, elle était jeune, riche, belle, désirée, adorée. Et
elle ne serait satisfaite qu’après avoir dilapidé tranquillement la
totalité des richesses de son époux défunt. Dépenser, dépenser, dépenser... autant qu’il avait
amassé. Pour son seul plaisir. En guise, disons, de retour sur
investissement. Et si un jour les ressources venaient à manquer,
elle trouverait bien un nouveau protecteur – tel Giovanni, qui
n’attendait que cela.
Un seul problème demeurait. L'amour, le vrai.
Pourquoi n’y avait-elle pas eu droit ?
L'amour,
Luciana...
Un pli d’amertume, de déception peut-être,
s’accentua au coin de ses lèvres.
Elle s’en retourna à son divan et à son
livre.

Venise était enveloppée de brume; l’une de ces
brumes glaciales, cotonneuses, impuissantes à chasser les ténèbres.
Elle vous pénétrait les os jusqu’à vous faire frissonner et à
abolir la notion même de temps, tant était grande l’obscurité qui
l’accompagnait. On n’y voyait pas à deux mètres devant soi. Pietro
marchait et regardait ses pieds frapper le pavé. La mollesse de son
esprit s’accordait à la météorologie du jour. Landretto trottait à
ses côtés. Ils avaient quitté assez tôt la casa Contarini. A un moment, Pietro fronça les
sourcils et se retourna. Echo, écho. Etait-ce le sien, ou
entendait-il d’autres pas ? Il mit la main sur l’épaule de son
valet.
— Qu’y a-t-il ?
Pietro ne répondit pas, sondant le brouillard. A
cet instant... il crut entendre siffler des ombres, qui
s’échappaient prestement de son champ de vision pour disparaître au
milieu de nulle part. On se faufilait autour de lui – à moins que
ce ne fussent les silhouettes de quelques passants anonymes,
premiers éveillés de Venise, qui allaient s’engouffrant dans leur
propre inconnu? Pietro n’aurait su le dire; mais il avait la tête
pleine de sa nuit opaque, troublée comme le paysage d’aujourd’hui.
Emilio Vindicati lui avait bien dit qu’il se tiendrait au courant
de ses agissements d’une façon ou d’une autre. Autant pour «
encadrer » sa conduite, sans doute, que pour lui prêter main-forte
en cas de nécessité. Peut-être... Peut-être le faisait-on filer,
lui aussi? En tout cas, il fallait rester sur le qui-vive. Pietro
resta immobile quelques secondes, puis répondit vaguement un : «
Rien, il n’y a rien » à Landretto, avant de continuer sa
marche.
Une proue de bois enroulée en spirale, deux
flèches de tissu échappées d’un chapeau, comme une langue bifide,
la voix du passeur poussant sa ritournelle...
Ils étaient à quai.
A présent, la barque filait au milieu du néant.
Pietro n’entendait que le clapotis de l’eau, à mesure que le
passeur avançait en direction de Murano ; il fallait à ce dernier
toute son attention et son expérience pour se diriger autrement
qu’au jugé. A côté de Viravolta, Landretto claquait des dents sous
le froid ; il semblait plongé dans ses pensées. En quittant les
abords de la place Saint-Marc, ils devinaient encore la silhouette
des bâtiments qui l’entouraient; mais, très vite, ils s’étaient
fondus dans ce songe invisible et nauséabond au milieu duquel ils
voguaient encore à présent. A un moment, ils croisèrent un autre
esquif, qui cherchait sa route en sens inverse. Un homme
encapuchonné tenait d’une main décharnée une lanterne, à la proue
du bateau; il échangea quelques mots avec son confrère avant de
disparaître. Plus loin, ils contournèrent la masse funèbre de San
Michele, qui s’effaça à son tour. Un parfum de mystère flottait
dans l’air, comme si la nature, en sa trouble somnolence, avait
décidé de préparer les esprits à quelque nouvelle apocalypse. Elle
bâillait de mille rêves magiques, mais d’une magie noire,
obscurément menaçante, qui rampait au fil des eaux, entre les
pilotis dont on apercevait, ici et là, la tache d’ombre perdue sur
la lagune. L'atmosphère irréelle donnait soudain l’impression à
Pietro qu’ils avaient quitté la terre pour un autre monde,
indicible, inquiétant.
Pietro songeait à l’épisode de la nuit passée ; il
n’en avait pas encore parlé à Landretto. A la vérité, il se
demandait si tout cela n’avait pas été le fruit de son imagination.
Non, pourtant : c’était bien Caffelli qu’il avait vu, cela ne
faisait aucun doute. Il avait gardé le billet avec lui, le
Menuet de l’Ombre : il faudrait le
montrer à Brozzi, peut-être la Quarantia saurait-elle identifier la nature du
papier et de l’encre utilisés. Inlassablement, les images de la
veille revenaient danser dans son esprit. Le prêtre de San Giorgio
n’en était sûrement pas à sa première sortie nocturne... Voilà qui
était pour le moins risqué. Pietro avait lui-même renoncé à la
tonsure, autrefois, pour profiter des plaisirs que procuraient les
femmes du monde : il en avait vu d’autres, à Rome même, et un
personnage tel que lui eût été mal placé pour sermonner Caffelli.
Mais indéniablement, en agissant ainsi, Cosimo jouait gros. Vertige
de la chair... Lui! Le prêtre de San Giorgio Maggiore ! Quelle
folie! En tout cas, l’idée qui avait effleuré Viravolta, selon
laquelle Caffelli avait pu nouer avec Marcello des relations
particulières, risquait fort d’être fondée. Pietro connaissait trop
les hommes pour ne pas savoir qu’ils étaient aussi le produit de
leurs frustrations, de leurs joies, de leurs peines, de leurs
errances passées. Mais l’attitude de Caffelli révélait un sérieux
malaise. Et ses paroles revenaient maintenant danser dans l’esprit
de Pietro.
Santa Madonna... J’ai prié,
jour et nuit, en espérant que cela n’arriverait pas... Quelle
honte, Seigneur... Pourquoi a-t-il fallu que les choses soient
ainsi ? C'est allé de pire en pire... Marcello était un garçon qui
méritait la vie... Il était...
Marcello, hanté par le péché – comme Caffelli,
sans doute. On le serait à moins. Voilà qui les avait rapprochés.
L'un traître à sa nature, l’autre à sa foi. Une amitié profonde
avait pu se sceller dans ce désarroi mutuel. Rien d’autre que la
compréhension de la souffrance éprouvée par l’un et l’autre. En
dehors même du problème politique qui se dessinait, ce point commun
avait pu servir de terreau à leurs confidences. Deux hommes
doubles, déchirés, à la fois mal-aimés et trop aimés, condamnés au
secret de leurs jouissances intimes, blasphématoires aux yeux du
monde – et sans doute, en premier lieu, à leurs yeux. Un tableau
qui contenait ce qu’il fallait de vénéneux et de malsain... Secrets
et confessions. Un agent des Dix et un clerc de la sainte
institution. Deux âmes persuadées de leur future damnation, au
supplice de leur propre duplicité, de l’appel souverain de leur
être, de leurs idéaux toujours inaccessibles. Pietro, lui, avait
beau être l’ami de la chair par excellence, l’énigme des tortures
intimes vécues et infligées par ces deux personnes lui demeurait
entière. Il mit une main sur son front et ferma les yeux.
Il repensait également à ce billet qu’on avait
glissé sous sa porte. Qui pouvait en être l’auteur? Il y avait bien
une signature : Virgile. Le seul Virgile que connaissait Pietro
était l’auteur de L'Enéide. Cela ne le
menait pas loin. Mais, qu’il s’agisse du fameux il Diavolo, cette mystérieuse Chimère, ou des
Stryges dont avait parlé Caffelli lui-même, Pietro craignait à
présent d’être épié à son tour. Les nouvelles étaient-elles allées
aussi vite?... Etait-ce un autre agent mis sur l’affaire par les
Dix qui, cette nuit, avait glissé le Menuet sous sa porte, de façon à l’informer
discrètement d’une pièce importante du puzzle? Le Conseil des Dix
menait-il une enquête parallèle? Ce n’était pas le plus
vraisemblable. Virgile, ou ceux qui le surveillaient, devaient être
directement mêlés à l’assassinat de Marcello. Pietro pensait de
plus en plus que le meurtre du théâtre n’était pas le fait d’un
criminel isolé, et que cette mise en scène cachait un sens encore
abscons; et si l’assassin n’avait pas agi seul, il l’avait sans
doute fait pour le compte d’une quelconque organisation – peut-être
ces mystérieux Oiseaux de feu.
Restait à en avoir la preuve, si preuve il y avait
quelque part.
En attendant, un autre fil était à dénouer : la
provenance des débris de verre retrouvés dans les orbites de
Marcello, et autour de son corps, qui permettrait sans doute à
Pietro d’obtenir de nouvelles informations.
Il fallut presque une heure à leur embarcation
avant que le passeur ne désigne le rivage de Murano et se prépare à
accoster.
Ils émergèrent enfin de la brume.
Au XIIIe siècle, le
Grand Conseil de Venise avait décidé d’installer les verreries dans
l’île de Murano, pour des raisons de sécurité et de contrôle. La
Guilde des verriers était d’ores et déjà très puissante. Dès la fin
du XIVe siècle, elle exportait ses
créations jusqu’à Londres, et le mouvement était allé s’amplifiant
avec la Renaissance. Les productions vénitiennes avaient atteint un
degré de perfection rarement égalé dans l’histoire des arts
décoratifs. Les objets peints à l’émail, aux couleurs chatoyantes,
dorés et illustrés de portraits contemporains ou de scènes
mythologiques, étaient devenus l’orgueil de la Guilde, qui
parvenait à s’adapter avec talent à l’évolution du « bon goût » des
grandes cours européennes. Puis étaient venus les filigranes de
verre blanc qui, inclus dans le verre transparent et soumis à de
délicates manipulations, s’épanouissaient en volutes et tourbillons
pour composer autant de pièces incomparables, au point que de
nombreuses fabriques travaillant « à la façon de Venise » s’étaient
installées un peu partout dans les pays voisins. La diffusion des
secrets de la lagune, malgré le contrôle des autorités vénitiennes,
s’était accentuée avec la publication en 1612 du fameux
Arte Vetraria de Neri; ce livre avait
scellé l’aboutissement d’un art, et d’une science, qui depuis le
Moyen Age n’avaient cessé de prendre leur essor. Les lentilles des
astronomes, les instruments médicaux, les pipettes, flacons et
alambics des alchimistes, les lunettes à nez ou besicles – telles
que celles de Brozzi, le médecin de la Criminale – conçues spécialement pour les érudits,
puis pour un large public, tout cela avait permis au verre vénitien
de trouver de nombreux terrains d’expansion, hors de ses
applications traditionnelles. On comparait sa transparence à celle
du cristal de roche; il rivalisait avec celui de Bohême, dont il
avait le poids, la limpidité et la dureté. La substitution du
charbon au bois pour le chauffage des fours avait en outre poussé
les corporations à développer des procédés de fabrication nouveaux.
L'augmentation des proportions d’oxyde de plomb avait permis
l’invention d’un verre d’une pureté, d’une finesse et d’un éclat
remarquables, le cristallo, qui à lui
seul témoignait de la splendeur des créations de la lagune. Venise
restait maîtresse en la matière; ses miroirs coulés sur plaques,
ses vitres soufflées par cylindre, ses productions innombrables,
vases et couverts, statuettes et services à vin, objets à vocation
utilitaire ou décorative, passaient pour les plus raffinés du
monde.
Il y avait de tout cela dans l’atelier de
Spadetti, où circulaient à présent Pietro et son valet. La chaleur
et l’activité grouillante qui régnaient ici évoquaient les forges
infernales, l’antre d’une caverne dont l’antique Vulcain aurait pu
sans mal faire son repaire. Le travail des ouvriers, sous ces
halles et dans ces ateliers immenses, était à lui seul un
spectacle. Ce peuple chtonien déployait autour de lui des myriades
de bourgeons incandescents. Ils étaient plus de mille, démons à
moitié nus ou vêtus de linges humides de sueur, tous muscles
dehors; ils soufflaient, ahanaient, couraient d’un poste à un autre
au milieu de tourbillons de braises, transmettaient la pièce qu’ils
venaient de terminer pour qu’un compagnon la contrôle avec une
méticulosité sans faille; la sentence tombait, la pièce suivait son
chemin ou était de nouveau fondue. Partout, on entendait le
cliquetis des instruments, le timbre sonnant du cristal, la rumeur
des fours continus allumés par centaines, le chant et les
exclamations des hommes; et de cette perpétuelle fournaise
jaillissaient les plus beaux joyaux de l’industrie du verre
vénitien, perles d’eau pure arrachées à leurs gangues de lave et de
ténèbres.
La Guilde des verriers était organisée comme la
plupart des corporations vénitiennes : elle avait son siège, sa
confraternita, et son conseil de
direction. Celui-ci était présidé par un administrateur des
intérêts de la profession, qui veillait à l’application des
statuts, au règlement des conflits internes et à l’admission des
membres, listés sur cette Giustizia
vecchia dont une copie était adressée à la magistrature
compétente. Les maîtres de la Guilde conduisaient les assemblées
dirigeantes et pouvaient seuls tenir boutique. La hiérarchie
corporative était étroitement encadrée : on était « garçon » ou
commis pendant cinq ou six ans, puis « jeune » ou « travailleur »
durant dix à douze ans, avant de passer maestro ou capomaestro,
sur présentation d’un chef-d’oeuvre qu’évaluaient les experts du
métier.
La surveillance des corporations ne dépendait pas
seulement d’une autodiscipline et de l’application de procédures
internes; elle relevait, une fois de plus, de l’autorité du Conseil
des Dix. Et la Guilde des verriers faisait l’objet d’une attention
toute particulière. Un siècle plus tôt, Colbert avait dépêché à
Murano des agents secrets français ; ceux-ci étaient parvenus à
soudoyer des ouvriers de la lagune pour se procurer leurs secrets,
qui devaient servir les visées des Français en leur permettant de
créer une manufacture de miroirs concurrente. L'espionnage
industriel était une réalité, et les peines encourues pouvaient se
révéler redoutables, de la mise aux fers à l’exécution. Pas
question non plus pour les corporations de jouer un rôle politique
quelconque. Le Doge se bornait à les recevoir quatre fois par an,
lors de banquets officiels pour la Saint-Marc, l’Ascension, la
Saint-Gui et la Saint-Etienne.
Conduits par l’un des ouvriers du lieu, Pietro et
Landretto se trouvèrent bientôt en face de Federico Spadetti, l’un
des Maîtres les plus influents de la Guilde. Spadetti portait une
calotte blanche en guise de chapeau et une chemise de coton
noircie; il avait la cinquantaine, la peau brune, le visage couvert
de transpiration et de traces de charbon. Vulcain tout craché, en
effet, à qui seule aurait manqué la mythique barbe. Une pince dans
la main, au bout de laquelle dansait un morceau de verre rougi et
ondoyant devant les braises, il fit rouler une seconde ses
impressionnants biceps avant de répondre à l’apostrophe de Pietro.
Celui-ci montra à Spadetti le sauf-conduit dogal, mais le lui ôta
des yeux avant qu’il n’ait pu y imprimer l’empreinte de ses doigts
sales.
— Federico Spadetti ? Je voudrais vous poser
quelques questions.
Spadetti soupira, posa sa pince et s’épongea le
front. Il mit les poings sur ses hanches et demanda à examiner
encore le sauf-conduit, visiblement mécontent d’être dérangé. Une
brève grimace passa sur son visage puis, résigné, il dit :
— Bon... Allez-y, je vous écoute.
Avec le geste d’un prestidigitateur, Pietro fit
apparaître devant lui un mouchoir dans lequel reposaient quelques
échantillons de verre retrouvés au pied du cadavre de Marcello,
dans le théâtre San Luca.
— Vous serait-il possible d’identifier la nature
de ce verre ?
Spadetti grimaça, se pencha sur le mouchoir et se
gratta le menton.
— Vous permettez... ?
Pietro lui tendit le mouchoir. Le capomaestro prit quelques-unes des étoiles de
verre, les examina avec attention, les soupesa au creux de sa
paume; il alla quelques instants les comparer avec un éventail
d’objets disposés non loin, sur un établi.
Puis il revint vers Viravolta.
— On dirait du cristallo, si j’en crois la limpidité du grain, le
poids et le polissage. Oui, ça y ressemble bien...
— Nous pensons que ce verre pourrait bien être
issu de votre atelier, dit Pietro. Qu’en pensez-vous ?
Spadetti le regarda et plissa les yeux. Il mit
quelques secondes avant de répondre :
— C'est possible, Messer. Mais je ne suis pas le seul à produire ce
verre, comme vous le savez. En l’absence de marque de fabrique
particulière, je ne vois pas comment des morceaux si
minuscules...
— Bien sûr, dit Pietro. Mais n’est-ce pas là votre
spécialité, et n’êtes-vous pas le plus important producteur de
cristallo ? Messer Spadetti, pourriez-vous déterminer de quel
type d’objet proviennent ces débris ?
Spadetti, toujours penché sur le mouchoir, fut un
moment tenté d’y plonger son nez. Il reniflait. Il détourna le
tête, éternua puis, après un soupir las, se contenta de claquer la
langue :
— Mmh... Ça ne vient pas d’un objet décoratif, je
ne pense pas, Messer. Pas de coloration
ni de filigrane, rien... Ce peut-être n’importe quoi, un verre, une
coupe au détail, un vase, une statuette...
Pietro s’approcha d’un établi, situé un peu plus
loin, où étaient disposés différents objets. Il laissa planer un
silence, puis saisit l’un d’eux et le glissa sous les yeux de
Spadetti.
— Et d’un objet comme celui-ci ?
Il s’agissait d’un élégant stylet de verre, à
crosse de nacre, sur laquelle un serpent était enroulé autour d’une
tête de mort.
— Euh... Oui, ça pourrait aussi, dit Spadetti.
Dites-moi, Messer, que cherchez-vous au
juste ?
Il était planté devant Pietro, les deux jambes
écartées.
— Pourrais-je en avoir un ?
— Sûr. C'est deux ducats, dit le verrier.
— Je vois que vous ne perdez pas le nord, même
quand il s’agit du Conseil des Dix.
— Surtout lorsqu’il
s’agit des Dix, marmonna le capomaestro.
Pietro sourit, chercha la bourse à sa ceinture, la
délia et tendit les deux ducats à Spadetti, qui lui remit le stylet
en échange.
— Dites-moi, mon ami, avez-vous déjà entendu
parler des Stryges ?...
— Des quoi ?
Pietro se racla la gorge :
— Des Stryges, ou des Oiseaux de feu ?
Il resta une seconde suspendu aux lèvres de
Spadetti.
Celui-ci le considéra d’un oeil torve.
— Non.
— Bien... Hem. Voilà qui a le mérite d’être
clair.
L'Orchidée Noire s’écarta de nouveau quelques
instants, avançant d’un poste à l’autre de l’atelier, les mains
dans le dos. Il sifflotait.
— Sans vouloir vous manquer de courtoisie,
Messer, est-ce tout? J’ai du
travail.
Pietro était tombé en arrêt devant une pièce de
toute beauté, sur laquelle travaillait un jeune homme. La chose
était en effet singulière : c’était une robe, d’un seul tenant,
disposée comme elle eût pu l’être sur un mannequin de bois. Mais
cette robe n’avait rien d’ordinaire. Surmontée d’une collerette en
verre filé, elle était uniquement composée de langues de cristal,
noyée de mille arabesques translucides qui s’échangeaient des
reflets multicolores, autour de la poitrine, de l’abdomen, jusqu’à
ce drapé ondoyant que simulait une nouvelle profusion d’ourlets et
de dentelles opalescentes. Une robe de cristal! Au niveau de la
taille, une boucle en étoile fermait une ceinture de perles
étincelantes. Le sifflement de Pietro se fit admiratif.
— Magnifique, maestro...
Spadetti s’approcha, une fierté nouvelle dans le
regard. Il se détendit un peu et changea de ton.
— C'est le chef-d’oeuvre que prépare mon fils
Tazzio, dit-il en désignant le jeune homme, âpre à la tâche, qui se
tenait agenouillé à deux pas. C'est lui qui, bientôt, prendra ma
succession. Pour cela, il faut d’abord qu’il devienne un maître à
son tour... Mais en effet, cet objet est unique. La Guilde organise
cette année un concours entre nos différents ateliers. Le Doge
lui-même remettra le prix au vainqueur pendant la fête de
l’Ascension, au plus fort du Carnaval. Avec cette robe... nous
avons toutes nos chances. Figurez-vous que Tazzio est amoureux, eh
oui, d’une petite Severina, Messer ! Il
dit se nourrir de la beauté de sa douce pour cette création. Quoi
de plus propice à l’inspiration que l’amour ?
Dans un geste paternel, Spadetti passa la main
dans les cheveux blonds de Tazzio. Celui-ci redressa un instant
vers Viravolta un visage d’ange et lui sourit, en le saluant
silencieusement.
— Eh bien, mes compliments, dit Pietro. Voilà un
vrai bijou... D’une rare beauté, en vérité. Mais vous le laissez
ainsi, au vu et au su de tous ?
La remarque fit sourire le verrier.
— Tout ce que nous faisons ici est très rare,
Messer. Et il est bon, au contraire,
que tous sachent ce que nous préparons. Nos ateliers sont amis,
mais néanmoins rivaux. Disons que cette robe est une façon
de...
Il chercha ses mots.
— De montrer qui est le maître, c’est cela?...,
dit Pietro, dont la voix descendit d’un ton. Mais pensez-vous
qu’une telle robe pourrait vraiment être portée ?
Spadetti eut un sourire qui oscillait entre
l’ironie et la condescendance.
— C'est tout l’enjeu.
Pietro considéra le verrier, puis de nouveau la
robe. La course au chef-d’oeuvre n’était pas l’apanage des
verriers. Toutes les corporations avaient la leur. A San Giovanni,
l’église des marchands du Rialto, les congrégations de métiers
avaient engagé de longue date une véritable compétition picturale;
la puissance de chacune s’y exprimait à coups de donations et de
créations... Cela ne manquait pas, d’ailleurs, d’une certaine
beauté. Cette robe de cristal en était, elle aussi, une parfaite
expression. Enfin, Pietro s’éclaircit la gorge.
— Federico, pourrais-je jeter un oeil sur vos
carnets de commandes? Vous devez bien avoir... des registres, ou
quelque chose de ce genre ?
Spadetti se raidit de nouveau. Il considéra Pietro
avec méfiance, hésita un moment...
Puis il capitula.
— Dites, Messer,
savez-vous combien de pièces quittent mon atelier chaque mois? Près
de trois mille. Et elles sont disséminées dans toute l’Europe.
Evidemment que j’ai des registres. Et un grand livre. Venez, allons
derrière, dans mon bureau ; nous serons mieux.
Les deux hommes se retrouvèrent à l’abri de
l’activité ambiante, dans une petite pièce qui isolait le
capomaestro du reste de la halle.
Pietro venait de renvoyer Landretto avec la mission de montrer le
stylet à Brozzi, et de recueillir auprès de lui de nouvelles
informations. Peut-être la Quarantia,
de son côté, avait-elle progressé. Spadetti alla chercher de
volumineux registres, qu’il ouvrit sous les yeux de Viravolta.
Celui-ci s’installa derrière le bureau poussiéreux. Longtemps, il
consulta les registres, tandis que Spadetti retournait à ses
occupations. Pietro détailla ou recopia chacune des commandes sur
d’autres feuillets ; les commandes de stylets, mais aussi toutes
celles qui, d’une façon ou d’une autre, semblaient sortir de
l’ordinaire, par leur nature même ou par l’identité plus ou moins
brumeuse de leur commanditaire. Mais, deux heures plus tard, il
n’avait guère progressé et commençait à se demander s’il ne perdait
pas son temps. Il fureta quelques secondes dans le bureau et
dénicha deux autres volumes poussiéreux, glissés sous des paquets
de bons de commandes.
— Tiens...
Il se lança de nouveau dans ses recherches. Il lui
fallut encore une demi-heure... puis il poussa une soudaine
exclamation. Le registre qui l’avait intrigué sous le bras, il alla
aussitôt trouver le capomaestro, qui
s’était de nouveau assis devant un four, non loin de son fils et du
joyau de cristal.
— Messer Spadetti !...
Qui est celui-là ? Ce « Minos »...
Spadetti lorgna le registre. Il cligna les yeux
une ou deux fois.
— C'est que... vous... celui-là... comment
voulez-vous que je le sache ? Cela remonte à plus de six
mois.
— J’ai trouvé deux autres volumes en plus de ceux
que vous m’avez donnés.
— Ceux-là sont sans importance.
Pietro haussa un sourcil.
— Je n’en suis pas aussi sûr. C'est bien vous qui
remplissez ces registres, non ? Ce client ne vous dit rien ? Ne
l’avez-vous pas rencontré personnellement ?
— Non, Messer. De
toute façon, la plupart du temps, je ne reçois ici que des
intermédiaires. Et c’est parfois Tazzio qui négocie à ma place. Si
je devais me souvenir par coeur de tous les commanditaires, je
n’aurais plus qu’à me jeter dans la lagune.
— Oui..., dit Pietro, sceptique. Mais regardez
ici. Si j’en crois la mention portée sur votre balance, il
s’agissait en effet d’une demande de fabrication de lentilles de
verre. Des lentilles grossissantes. C'est indiqué ici.
— Des lentilles... Ah, peut-être. C'est
possible.
— C'est possible! Des lentilles de verre!
s’étrangla Pietro. Pour douze mille
ducats !
Les deux hommes échangèrent un regard.
— Avec autant de verre, poursuivit Pietro, inutile
de vous jeter dans la lagune, Messer.
On pourrait la recouvrir tout entière ! Ne me dites pas que vous ne
vous souvenez de rien...
Etait-ce seulement l’énervement d’être encore
dérangé, ou Spadetti était-il réellement très, très embarrassé ?
— Que diable peut-on faire avec des centaines,
voire des milliers de lentilles grossissantes ? demanda
Pietro.
Spadetti eut un sourire un peu contrit et ôta la
calotte qui recouvrait sa tête.
— En effet, c’était une commande exceptionnelle...
Il m’arrive parfois de traiter directement avec des émissaires de
cours royales ou de gouvernements. Et maintenant que vous m’en
parlez, je ne serais pas surpris que...
— Et ce Minos... ce pourrait être le représentant
d’une cour, ou d’un gouvernement étranger, comme vous le dites
?
— C'est bien possible, Messer. Oui, je me souviens maintenant... C'est un
commis que j’avais reçu. Devant une telle requête, on ne pinaille
pas. Du moment que les ducats viennent sonner dans mon escarcelle
et dans celle de la Guilde...
Il regarda Pietro. Ses traits avaient retrouvé
leur fermeté.
— Si je ne sais quelle tête couronnée veut
recouvrir son palais de lentilles, Messer, c’est son affaire. Quant à moi, je m’en
moque. Et mes apprentis font le travail qu’on leur demande.
Pietro considéra un instant le verrier,
perplexe.
— Y a-t-il un moyen de retrouver le nom et
l’origine exacts de ce commanditaire ?
— Il doit y avoir un bon, quelque part...
Il s’arrêta.
— Vous voulez que je le retrouve, c’est
ça...
Pietro acquiesça.
— Et avec bonne humeur, en plus, Messer Spadetti. Il serait bon que vous vous
montriez un peu plus coopératif.
Spadetti soupira. Mais il ne savait que trop
quelle ombre se trouvait derrière Pietro : celle du Conseil des
Dix. Claquant les mains sur ses genoux, il finit par se
lever.
— C'est bon, c’est bon ! J’y vais...
Il retourna en direction de son bureau de la halle
d’un pas traînant. Heureusement, les recherches ne prirent pas
longtemps. Spadetti semblait de plus en plus mal à l’aise. Le bon
de commande qu’il présenta à Viravolta était marqué d’une signature
incompréhensible. Ni sceau, ni cachet d’aucune sorte. Pietro laissa
échapper un juron.
— Messer Spadetti,
vous vous moquez de moi ? Il me semble décidément que vous
remplissez vos carnets de commandes d’une façon bien curi...
Il n’eut pas le temps d’aller plus loin.
Un ouvrier fit soudainement irruption dans le
bureau.
— Messer, c’est vous,
n’est-ce pas, l’envoyé du Conseil des Dix ?
Pietro releva les yeux. L'ouvrier, un giovane d’à peine vingt ans, avait l’air affolé. Il
haletait, une main sur les genoux.
— C'est moi, en effet. Que se passe-t-il ?
— J’ai un message pour vous, de la part de votre
valet et d’un membre de la Quarantia
Criminale...
— Eh bien, rassemblez vos esprits, jeune homme.
Que se passe-t-il ?
Le garçon se redressa :
— Il s’est produit une chose affreuse.

Durant tout le temps que Pietro avait passé dans
l’atelier de Spadetti, des nuages noirs s’étaient accumulés
au-dessus de Venise. Un orage d’une violence inouïe venait
d’éclater. L'eau de la lagune commençait à s’agiter furieusement;
il s’en fallut de peu que Pietro ne puisse parvenir à sa
destination. Lorsqu’il débarqua sur le parvis de l’église San
Giorgio Maggiore, une centaine de personnes s’y étaient déjà
amassées, figées sous la pluie torrentielle. Elles échangeaient des
regards épouvantés, une main sur la bouche ou sur la poitrine,
l’autre pointée vers le ciel. Partout, Pietro entendait des cris
d’horreur. Il se fraya un chemin parmi la foule. La bourrasque
couvrait sa voix; jouant des coudes, il parvint à rejoindre Antonio
Brozzi et Landretto. Il fut presque obligé de hurler pour
s’adresser à Brozzi :
— Mais que se passe-t-il ?
Pour toute réponse, le médecin de la Quarantia Criminale leva les yeux, l’invitant à
faire de même. Tous, en effet, dressaient le menton en direction du
chapiteau qui surmontait la façade de l’entrée. D’abord, Pietro,
trempé jusqu’aux os, eut du mal à fixer son attention, sous ces
rafales de pluie. Puis, subitement, un roulement de tonnerre se fit
entendre, dans un vacarme ahurissant. Les cieux s’embrasèrent,
déchirés d’éclairs. Pietro se tourna de nouveau vers Landretto,
interdit, choqué à son tour par cette abomination. Il venait de
distinguer une forme humaine, qui tourbillonnait comme une
girouette au milieu de l’ouragan. Une forme soutenue par une corde,
au faîte de l’église. Elle était suspendue au chapiteau, semblant
étreindre bizarrement la statue blanche qui le couronnait. Plus
haut, le bourdonnement ahurissant des cloches vrillait les tympans
de Viravolta. La dépouille continuait d’osciller, les membres
ballants ; la foudre avait dû la frapper au moins une fois, car
elle semblait carbonisée – un tas de chair encore fumante dansait
sous la colère divine, écrasé par les nuages grondants, ballotté au
gré de la tempête ! Ce triste épouvantail semblait tout droit
jailli d’une vision infernale. Ses vêtements lacérés s’agitaient en
lambeaux autour de lui, accentuant le caractère pathétique de cette
apparition. Deux hommes étaient montés sur le chapiteau pour
essayer de défaire l’effroyable girouette humaine de sa potence;
ils étaient passés par l’intérieur de l’église, avec des cordes, et
s’aventuraient maintenant sur la pierre glissante. Ils tentaient
d’assurer leurs appuis, les mains tendues vers le cadavre, tandis
qu’en contrebas la rumeur ne cessait de s’amplifier.
— C'est Caffelli, dit Landretto. Le confesseur de
Marcello... On l’a hissé ici... Au pinacle de sa propre église
!
Lorsque, enfin, on parvint à décrocher le prêtre,
on le fit descendre au moyen de longues cordes sur le parvis. Les
lieutenants de la Quarantia Criminale
eurent du mal à écarter la foule qui s’y trouvait pour permettre à
Brozzi, Viravolta et Landretto de se frayer un chemin jusqu’à
l’intérieur de San Giorgio. On leur ouvrit en grand les doubles
portes. L'église était plongée dans l’obscurité; trois personnes
vinrent raviver les cierges. On illumina l’autel, où le cadavre de
Caffelli fut installé. Puis Viravolta fit évacuer le lieu saint,
tandis que Brozzi retroussait ses manches. Son éternelle sacoche,
dégoulinante de pluie, était posée à ses côtés. Pietro n’en croyait
pas ses yeux. Le cauchemar continuait. A voir ainsi Brozzi devant
l’autel, en posture d’officiant par-dessus le cadavre, il en
perdait son latin. Derrière le médecin de la Quarantia, la fresque qui représentait la Descente
de croix acheva de plonger Pietro dans le plus grand trouble. Il
porta une main à ses lèvres, puis fronça les sourcils et
jura.
La Descente de
croix...
Des gouttes d’eau coulaient encore du rebord de
son chapeau. Il se découvrit et s’avança, montant les marches de
l’autel.
— Je vais voir dès maintenant si je peux en tirer
quelque chose, dit Brozzi. La victime a été frappée par la foudre
(il jouait d’une pincette sur les membres du cadavre; un lambeau de
chair partit de lui-même). Les deux tiers de la surface du corps
ont été carbonisés et les cheveux sont entièrement brûlés. La
pilosité des membres supérieurs semble avoir... Dites-moi,
Viravolta, votre valet n’a rien à faire? J’ai dans ma sacoche
quelques feuillets de vélin et un peu d’encre, il pourrait prendre
note de mes remarques. Cela m’éviterait de le faire et servirait à
la rédaction de mon rapport définitif. Il sait écrire, n’est-ce pas
?
Landretto adressa à son maître un regard
interrogateur. Sans un mot, Pietro fit un signe du menton.
Landretto s’approcha de l’autel, fouilla dans la sacoche selon les
indications de Brozzi et en sortit le matériel nécessaire. Bientôt,
il notait ce que lui ordonnait le médecin d’un air appliqué et
consciencieux. Pietro, lui, n’écoutait qu’à moitié, fasciné par le
tableau de la Descente de croix. On y voyait la Vierge,
Marie-Madeleine et Joseph d’Arimathie, recueillant le sang du
Christ; au second plan, des légionnaires romains. Dans les cieux,
les éclairs de la colère divine. Funèbres lamentations que celles
du Golgotha. Au-dessous de la fresque se trouvait le tabernacle de
l’église. Pietro s’avança encore. Décidément... le meurtrier aimait
jouer des métaphores bibliques. Le lien avec le décès de Marcello,
descendu lui aussi de son Arbre maudit, comme Caffelli à l’instant
du chapiteau de San Giorgio, était sans équivoque.
— Le prêtre, estima Brozzi, a été ligoté par des
cordes dont l’empreinte est visible encore sur sa gorge, à
mi-torse, autour des mains, des genoux et des pieds. Ah ! Attendez,
voyons cela... Une contusion derrière sa nuque et une légère
fracture de la boîte crânienne laissent penser qu’on l’a assommé,
avant de l’exposer ainsi au fronton de San Giorgio. Pietro ! Il me
paraît impossible que cet acte ait pu être accompli par un homme
seul. Caffelli s’est sans doute... réveillé une fois installé dans
sa position définitive, au milieu des vents.
La Chimère commandait-elle aux éléments naturels,
pour penser que la foudre tomberait sur le chapiteau, et qu’elle
viendrait ainsi achever le prêtre? Etait-ce là le plus grand
pouvoir d’il Diavolo? L'ennemi, quel
qu’il fût, avait-il déclenché jusqu’à cet ouragan tombé sur Venise
? Pietro ne pouvait se défaire de cette impression de
sortilège.
— Et il y a autre chose..., continua Brozzi.
Il ôta ses besicles et les nettoya un instant en
retenant un haut-le-coeur. En soulevant un reste de vêtement, il
venait de découvrir une nouvelle plaie, contours de chair
brûlée.
— Il a été émasculé.
Il prit une profonde inspiration et rajusta ses
lunettes.
— Il devait être déjà à moitié vidé de son sang.
Il n’avait pas été dépouillé de ses vêtements. Il avait gardé son
aube, dont il ne reste presque rien.
Les doigts de Pietro caressaient maintenant la
Descente de croix qu’il avait sous les yeux. Il s’agissait bel et
bien d’un tableau et non, comme il l’avait cru au départ, d’une
fresque murale. Pietro fut soudain alerté par une légère différence
de couleur entre la paroi, blanchie à la chaux, et l’endroit exact
où – il en était sûr à présent – ce tableau aurait dû se trouver. Pas de doute : on l’avait
récemment déplacé. Les coins de son cadre accusaient un angle
bizarre. Le tableau, dans son ensemble, n’était pas tout à fait
droit... Pietro laissa courir sa main sur le cadre, puis sur le
liseré du mur. Il écarta les bras de part et d’autre, fléchit
légèrement les jambes et, d’une poussée, souleva le tableau.
Landretto le vit vaciller un instant. Il abandonna aussitôt la
plume pour se porter à son secours, sous les yeux étonnés de
Brozzi. Ensemble, ils ôtèrent la Descente de croix. Le médecin
continua son examen. Pietro et son valet déposèrent le grand
tableau plus loin. Puis ils regardèrent de nouveau en direction du
mur, vers l’endroit qu’ils avaient mis au jour. Il était barré
d’une fissure transversale, parfaitement chaotique, et...
Brozzi continuait de parler tout seul. Viravolta
ne l’entendait plus.
Miseria.
Il recula lentement, de quelques pas.
Lorsqu’il fut à la hauteur du médecin, celui-ci,
perturbé par le silence de plomb qui venait de tomber autour de
lui, ôta ses besicles et se tourna à son tour vers le mur.
La bufera infernal, che mai
non resta,
Mena li spiriti con la sua
rapina;
Voltando e percotendo li
molesta.
La tourmente infernale, qui n’a pas de
repos,
Mène les ombres avec sa rage;
Et les tourne et les heurte et les harcèle.
Et, un peu plus loin :
Vexilla regis prodeunt
inferni.
C'était une nouvelle inscription, non pas taillée
au couteau dans la chair humaine, comme cela avait été le cas pour
Marcello, mais écrite sur le mur.
— Des lettres de sang, murmura Pietro.
Il tourna vers Brozzi un regard interdit.
La main du médecin de la Quarantia retomba sur le cadavre.
Les enseignes du roi de
l’Enfer s’avancent.