CHANT II
Le vestibule de l’enfer
Les Plombs de Venise faisaient partie du palais
ducal ; ces prisons, situées sous les combles et recouvertes de
lames de plomb de trois pieds carrés, avaient la réputation d’être
parmi les plus sûres d’Italie. On y accédait par les portes du
palais, ou par un autre bâtiment, en traversant le pont des
Soupirs. Loin d’évoquer l’extase d’amants passionnés, ces soupirs
rappelaient les dernières lamentations des condamnés que l’on
menait régulièrement au lieu de leur exécution. Derrière le
treillis des fenêtres ajourées du ponte dei
Sospiri, on pouvait deviner la lagune; puis l’on
s’engouffrait dans d’étroits couloirs avant de monter sous les
toits, à l’endroit où se trouvaient les cellules des pires
criminels.
Dans l’une d’elles se trouvait un homme accusé
depuis longtemps de perturber l’aimable tranquillité vénitienne.
Sans être le plus sombre des brigands, il devait à son caractère
amoral et aventureux de fréquents séjours dans les geôles, qui
risquaient bien, cette fois, de le mener tout droit à une
condamnation à mort. Son procès était encore en instruction. La
récente conversation qu’il avait eue avec Emilio Vindicati lui
avait redonné l’espoir de se tirer de ce mauvais pas. Il avait le
cheveu long, mais se rasait et se soignait tous les jours comme
s’il devait le soir même participer à quelque fête galante; des
sourcils arqués, parfaitement dessinés, un nez fin surmontant une
bouche aux plis insolents ; des yeux expressifs, que l’on devinait
aussi aptes à claironner la vérité qu’à la dissimuler. Son allure
racée contrastait avec l’endroit dans lequel il se trouvait. On lui
avait accordé le droit de recevoir des livres, et d’avoir une table
en plus de la paillasse où il dormait. Il avait sympathisé avec son
geôlier, Lorenzo Basadonna, qui le fournissait en plumes, encres et
papiers de vélin, pour qu’il pût continuer la rédaction de ses
souvenirs, qu’il rassemblait par bribes éparses. De temps en temps,
des discussions animées se nouaient entre le gardien et son
prisonnier et, malgré l’inconfort quotidien de la situation de ce
dernier, pour qui la privation de liberté était le pire des maux,
il n’était pas rare de les entendre rire. Il avait aussi, parfois,
le droit de jouer aux cartes, de cellule à cellule, avec un autre
prisonnier et ami de longue date, qui n’était pas des moins réputés
de la Sérénissime : un certain Giovanni Giacomo Casanova, accusé
lui aussi à maintes reprises d’avoir troublé l’ordre public. Ou
bien c’était son valet, Landretto, qui venait parfois égayer son
quotidien, en lui apportant fidèlement des piles d’ouvrages, des
vivres ou des nouvelles de la ville.
Au moment où Emilio Vindicati s’apprêtait à le
délivrer, le prisonnier était, comme de coutume, courbé sur le
vélin qu’il griffonnait de sa plume. Curieux destin en effet que
celui de ce fils de rien, né au coeur même de la cité lagunaire,
dans le quartier de San Marco, le 12 juin 1726. Ses parents
résidaient près de Santa Trinità et travaillaient avec ceux de
Casanova au théâtre San Samuele, inauguré en 1655 par les Grimani.
Sa mère, comédienne, artiste fantasque, s’appelait Julia Pagazzi ;
son père, Pascuale, costumier, fils de cordonnier et baladin, était
disparu très tôt. Julia était alors partie pour la France honorer
d’autres contrats, si bien que son enfant s’était vite retrouvé
seul. Il avait des frères et soeurs, avec qui il ne parlait guère.
Il grandit chez sa grand-mère, la vieille Elena Pagazzi. Imitant
Giacomo, qu’il avait connu enfant sur le campo San Samuele, il se rendit à Padoue pour
entamer ses études. Là, il tomba dans les griffes d’un ami de la
famille, Alessandro Bonacin, poète libertin et noble désargenté,
qui l’initia aux plaisirs de la vie tout en faisant mine de le
conduire dans la voie de Dieu. Le titre de docteur en poche,
l’enfant, devenu jeune homme, revint à Venise où il reçut la
tonsure et les ordres mineurs. On songeait pour lui à une carrière
ecclésiastique, manière pratique d’ascension sociale qui, au moins
sur un point, correspondait à son tempérament : sa volonté de
reconnaissance, impérieuse et profonde, héritage paradoxal mais
compréhensible du sentiment d’abandon dans lequel il s’était trouvé
plongé durant ses primes années. Ses dévergondages lui valurent une
incarcération au fort Saint-André, sur l’île de Sant’ Erasmo, en
face du Lido ; ce fut d’ailleurs la première fois qu’il croisa son
compère Casanova en prison. Un cardinal romain tenta vainement de
le ramener dans le droit chemin, mais il décida de fuir en
s’engageant dans l’armée, avant de courir les mers de Corfou à
Constantinople, puis de rentrer à Venise comme joueur de violon
dans l’orchestre du théâtre San Samuele, celui-là même que ses
parents avaient fréquenté. Encore une « vocation » qu’il n’avait
pas, pour tout dire ; mais ses escapades licencieuses avec Giacomo
et ses compagnons du San Samuele lui permirent de s’adonner
librement à ses vices. Il avait été à bonne école.
Un jour, pourtant, la chance lui sourit : au
palais Mandolini, à deux pas de Santa Trinità, alors qu’il
s’apprêtait à quitter le bal où il avait joué de son violon, il
sauva par miracle le sénateur Ottavio d’une mauvaise passe en le
conseillant sur l’une de ses mises au jeu. Il prétendit avec aplomb
que ce talent lui venait d’une certaine connaissance ésotérique qui
lui permettait, par un biais numérologique savant, de trouver les
réponses exactes à n’importe quelle question qu’il se posait – ou
qu’on lui posait. Le sénateur naïf s’enticha de lui au point d’en
faire son fils putatif. Il lui alloua un domestique, une gondole
défrayée ainsi que le gîte, le couvert et la somme de dix sequins
par mois. Désormais, il roulait carrosse et vivait en seigneur. Il
lui arrivait de temps en temps de croiser Giacomo, qu’une fortune
égale avait touché. Belle revanche sur la vie ! Il se livrait, pour
le compte de hauts patriciens de Venise, à de palpitantes
démonstrations oraculaires et renflouait régulièrement sa bourse
dans les casini. Certes, il n’avait pas
que des défauts : il versifiait admirablement, connaissait
l’Arioste par coeur, savait philosopher ; son érudition, son
charisme, son esprit brillant, son sens de la repartie et son
inestimable talent de conteur, qui pouvait pousser ses auditoires
jusqu’aux larmes ou les tenir des heures en haleine, en faisaient
une compagnie agréable et recherchée. Mais comment, dans cette
ville chargée de secrets et de voluptés, aussi sainte que
libertine, précieuse que décadente, pouvait-il ne pas céder à ses
démons? Il passait des nuits entières dans les casini, s’abandonnait à toutes les dépravations. En
même temps, ses accointances politiques en faisaient un informateur
idéal, si bien qu’un soir, Emilio Vindicati, qui dirigeait alors la
Quarantia Criminale, vint le trouver.
Notre homme avait été ainsi recruté presque « par erreur ».
Introduit par le sénateur Ottavio, il avait, sans le savoir,
convaincu Vindicati de le choisir pour le compte du Conseil des Dix
à la suite de trois duels successifs, et de petits tours de
passe-passe grâce auxquels il avait ridiculisé quelques rivaux
amoureux et chevaliers de sa connaissance. Incapable de rester en
place et tenté par l’aventure, qui ajouterait encore du piment à sa
vie, il avait accepté de rejoindre les rangs des informateurs des
Dix. En quelques années, il était devenu l’une de leurs pièces
maîtresses.
Ainsi avait-il été promu, qui l’eût cru, agent
secret.
Agent secret pour le compte de la
République.
Parce qu’il portait souvent à la boutonnière une
fleur dont il faisait venir les graines directement d’Amérique du
Sud, via le sénateur Ottavio, et que cette signature lui était
plaisante, on lui choisit un pseudonyme appelé à faire sa
réputation : l’Orchidée Noire. Une manière de nom de code, beau et
vénéneux, qui lui allait comme un gant. Il oeuvra à traquer les
ennemis du pouvoir, séditieux et brigands de tout poil. Fort de son
expérience militaire, il put parfaire sa formation jusqu’à devenir
maître d’escrime. Digne héritier de sa mère, il savait tout de la
comédie et de l’art du déguisement : en bon caméléon, il s’était
déjà composé mille visages. Il était considéré comme un excellent
élément.
Tout cela aurait pu continuer longtemps, s’il
n’avait commis l’erreur cruciale de séduire l’épouse de son
protecteur. Ah, la belle Anna ! Anna Santamaria ! Elle avait la
taille souple, des yeux de biche, un délicieux grain de beauté au
coin des lèvres, des seins voluptueux, une grâce à rendre fou.
Jeune et contre son gré, elle avait été mariée au sénateur Ottavio.
Tous deux n’avaient pu résister. L'Orchidée Noire avait fait bien
des conquêtes, mais jamais il n’était tombé amoureux au point de
risquer jusqu’à sa vie. Anna Santamaria lui avait cédé bien des
fois, oui – dont une de trop. La tempête qui s’ensuivit mit fin à
sa carrière. Le 18 novembre 1755, les inquisiteurs de la cité
étaient venus le sortir du lit pour le conduire aux Plombs, sous
les chefs d’inculpation inventés d’athéisme forcené et de cabale.
Un mois plus tard, alors qu’il échafaudait déjà un plan pour s’en
évader, le gardien Basadonna l’avait changé de cellule. Tout était
à refaire mais, sans se décourager et avec l’aide de Casanova,
qu’il avait retrouvé là – salut à toi,
l’ami –, le prisonnier s’était mis à réfléchir à des
stratagèmes alternatifs. Quant à Anna Santamaria, l’épouse
d’Octavio, elle devait être encore à Venise, à moins que son époux
ne l’ait recluse quelque part en Terre Ferme. En tout cas,
l’Orchidée Noire et sa maîtresse n’avaient pu communiquer depuis
lors. Longtemps, il avait espéré des lettres d’elle, qui ne lui
étaient jamais parvenues. Il en avait aussi écrit, qui n’avaient
pas dû davantage arriver à bon port. Et, bien qu’il fût d’un
naturel inconstant, cela lui était une réelle souffrance.
Il en était là lorsque Emilio Vindicati, son
mentor d’antan, était venu le trouver une première fois. Le détenu
avait l’esprit et l’imagination nécessaires pour ne pas sombrer
dans l’apathie, voire la folie qui embrasait parfois l’âme de
certains de ses compagnons de claustration. Giacomo et lui les
entendaient pousser d’affreux hurlements, des plaintes lugubres,
qui allaient se perdre dans l’obscurité. Certains en venaient à
s’étouffer avec leurs propres chaînes pour hâter leur mort, ou se
frappaient la tête contre les murs, si bien que, lorsqu’on les
sortait de cellule pour leur exécution, ils avaient déjà le visage
couvert de sang. D’autres revenaient décharnés des séances de
tortures que pratiquaient les bureaucrates à l’intérieur de salles
obscures. On y accédait par des passages secrets, dont l’antre du
palais fourmillait. L'Orchidée Noire avait échappé à ces
interrogatoires sanglants, du moins jusqu’à maintenant; et il
n’avait jamais renoncé à la vie. Au contraire, il la sentait
d’autant plus sourdre de ses veines qu’on lui interdisait de
s’épancher et c’était cela, surtout, qui lui était intolérable.
Devoir oublier les fleurs de la jeunesse, le sel de ses aventures
picaresques et de ses frasques mouvementées, voilà qui heurtait son
tempérament. Il tournait parfois comme un lion en cage et tentait
de se dominer; aussi se contraignait-il à cette hygiène quotidienne
qui le faisait s’attarder des heures sur l’essai d’un costume que
lui apportait Landretto, après l’avoir fait concevoir à sa demande,
ou sur l’impossible résolution d’un vaste problème philosophique,
sur une nouvelle stratégie pour battre aux cartes son compagnon, ou
encore sur une fresque à la craie qu’il dessinait contre l’un des
murs de sa prison.
Lorsqu’il entendit le grincement de la clé qui
tournait dans la serrure de son cachot, il abandonna la plume,
lissa les amples manches de sa chemise et se tourna vers la porte.
Basadonna, le gardien, était là, un oeil orné d’un orgelet
purulent, par-dessus sa barbe miteuse. Il tenait une lanterne en
main et souriait.
— Tu as de la visite.
Le prisonnier leva les yeux en voyant apparaître
Emilio Vindicati dans son manteau noir. Il haussa un sourcil; des
bagues scintillèrent tandis qu’il passait fugitivement les doigts
sur ses lèvres. Des doigts qui semblaient ceux d’un artiste.
— Tiens... Emilio Vindicati. C'est toujours un
honneur de vous recevoir dans mon palais de fortune ! Je constate
avec plaisir que la fréquence de nos rencontres ne cesse
d’augmenter.
— Laissez-nous, dit Emilio au gardien.
Celui-ci poussa un grognement qui ressemblait à un
rire puis, d’un pas lent, s’éloigna dans les couloirs. Les traits
d’Emilio, d’abord durs et impassibles, s’éclairèrent alors. Il
écarta les bras. Le prisonnier se leva et ils se donnèrent une
franche accolade.
— Ah, mon ami ! dit Emilio. Le Doge te demande,
ainsi que je le souhaitais. Tiens-toi comme il le faut, canaille,
et dis-lui ce qu’il veut entendre. La partie n’est pas encore
gagnée, mais tu es au bord de conquérir ta liberté.
— Tu me sauves, Emilio, je le sais et ne
l’oublierai pas, sois sans crainte. Si le prix de ma vie est
d’accomplir la mission dont tu m’as parlé, j’irai jusqu’au bout.
Après tout, même si la chose ne manque pas de piquant, Venise est
ma ville et je l’aime. Elle méritera bien ce que je ferai pour
elle.
Ils se regardèrent un instant, l’oeil pétillant.
Puis Emilio, repoussant encore la porte de la cellule, tendit une
main vers le couloir.
— Allons, dit-il. Ne le faisons pas
attendre.
Pietro Luigi Viravolta de Lansalt se redressa, le
sourire en coin. Il passa une main sur sa poitrine pour arranger le
pli de sa chemise puis, d’un air résolu, il emboîta le pas à son
bienfaiteur. Mais avant de partir, il s’arrêta une seconde devant
une cellule voisine. Une main dépassait de la lucarne, arborant
elle aussi une chevalière au majeur, et un rubis à
l’annulaire.
— Tu t’en vas ?
— Peut-être bien, dit Pietro. Si je ne reviens
pas... prends soin de toi.
— Ne t’inquiète pas pour moi, j’ai plus d’un tour
dans mon sac. Nous nous reverrons, ami.
— Tous mes voeux t’accompagnent.
— Les miens aussi. Pietro... Quand tu seras
dehors...
Il marqua une pause.
— Sois digne de moi.
Pietro sourit.
— J’y compte bien, Giacomo.
Il embrassa la main de Casanova, puis suivit
Emilio Vindicati dans les couloirs sombres.

Viravolta n’avait pas mis le nez dehors depuis
bien longtemps ; il faisait frais, mais le soleil sur son front,
l’éblouissement dans ses yeux lui firent l’effet d’une infinie
bénédiction. Il humait les senteurs de sa Venise retrouvée. Emilio
dut s’arrêter pour le laisser contempler un instant la lagune
depuis le pont des Soupirs. A peine était-il sorti de sa cellule
que Viravolta s’était senti habité d’une énergie nouvelle; il
aurait dévoré le monde s’il l’avait pu. Mais il ne fallait pas
traîner; le Prince Sérénissime, qui n’avait pas quitté la Salle du
Collège, les attendait. Pietro était prêt à tout pour gagner sa
cause et ce n’était pas l’enquête que voulait lui confier Emilio
qui l’inquiétait. Il prenait de larges inspirations, avançant à
grandes enjambées dans ce palais, symbole de son enfermement mais
aussi de l’admiration que lui-même portait à la vibrante cité
vénitienne. Il rêvait maintenant, comme un maître en sa maison, de
franchir la porta del Frumento, la
porte du palais qui donnait accès au bassin de Saint-Marc, avec sa
cour intérieure splendide, son élégante aile Renaissance, sa façade
de l’Horloge et ses puits aux margelles de bronze. Lorsque
l’édifice byzantin, le palais Ziani, avait été dévoré par le feu,
on l’avait reconstruit en le dotant de sa flamboyante façade
maritime, et en lui adjoignant une nouvelle salle, bâtie face au
soleil du midi, où siégeait le Grand Conseil. Avec ses losanges de
pierre rouges et blancs, la muraille du palais, percée de larges
baies ogivales, ciselée et encadrée de flèches qui dominaient la
mer, évoquait un retable d’église. Les dentelles des crénelures
ajourées, les clochetons de marbre aériens, les arcatures de la
galerie basse, les colonnes graciles de la galerie supérieure, tout
concourait à faire de cet ouvrage gothique une pure merveille. Un
autre incendie, en 1577, n’avait pas suffi à mettre à bas ce
monument : Antonio Da Ponte l’avait reconstruit tel quel, et le
palais semblait voguer désormais sur les flots d’une éternité
triomphante. Au loin, la gaieté et la vitalité de la cité montaient
aux oreilles de Pietro sous la forme d’une rumeur insistante qui,
s’accordant tout à fait à son humeur, le transportait de joie. Que
les Doges le voulussent ou non, Viravolta se sentait faire corps
avec la ville tout entière, et avec cet allant subtil et
indéfinissable qui animait les Vénitiens.
Dehors ! Enfin dehors
!
Pietro et Vindicati gagnèrent bientôt la Salle du
Collège, où ils furent annoncés auprès du Doge.
Nous y voilà.
Les deux portes immenses semblèrent s’ouvrirent
devant eux comme par enchantement. En d’autres circonstances,
Pietro eût pu être impressionné. Ces portes, dont les battants
s’écartaient ainsi sur la Victoire de
Lépante et le plafond de Mars et
Neptune, étaient comme le symbole le plus vibrant de cette
introduction dans les arcanes du pouvoir, sous les lambris de la
République, au souvenir de l’empire finissant. Et là-bas, tout au
fond, trônait Son Altesse Sérénissime, le Doge de Venise.
Lentement, ils s’avancèrent.
A l’invitation du Prince, Vindicati et Pietro
s’assirent devant lui.
Longtemps, le Doge détailla le visage du
prisonnier. Puis il s’éclaircit la voix.
— Résumons-nous. Numérologue, menteur, joueur,
séducteur, maître d’escrime, travesti, agent double voire triple,
opportuniste, faquin en somme... Les extravagances de l’Orchidée
Noire ont fait le tour de tous nos Conseils... Nous vous avons
longtemps protégé au nom des services que vous rendiez à la
République... Mais je vous avoue, Viravolta, que l’idée de vous
voir arpenter de nouveau les rues de Venise me laisse songeur...
C'est un peu comme votre ami, ce renégat de Casanova...
Un sourire vaguement gêné illumina le visage de
Pietro. Puis, retrouvant sa témérité :
— Venise est propice à toutes les chimères, Votre
Sérénité, dit-il.
La pointe d’insolence n’échappa pas au Doge.
Emilio envoya à Viravolta un regard qui l’invitait à dominer son
naturel.
— Oui... continua Francesco Loredan. Vous êtes
donc au courant de ce qui nous préoccupe... Le Conseil des Dix a eu
des pensées bien insolites et me propose de vous charger d’une
enquête qui, si je l’en crois, pourrait éclabousser quelques
solides réputations... Le Conseil des Dix, Viravolta. Cela vous
rappelle quelque chose ?
Et comment... Pietro
acquiesça. C'était pour le compte des Dix que l’Orchidée Noire
avait travaillé durant quatre ans. Ce cénacle tout-puissant avait
de quoi faire frémir. La construction de l’Etat vénitien s’était
accompagnée très tôt de la naissance de toutes sortes d’assemblées.
Venise s’était d’abord dotée d’un comité de sages, excluant le
clergé et se définissant lui-même comme l’étendard de la commune
naissante; puis le Grand Conseil avait fini par s’imposer.
Aujourd’hui, il discutait les propositions de lois et élisait tous
les responsables des magistratures et des offices, ainsi que les
sénateurs, le fameux Conseil des Dix et les représentants des
Quarantie, qui élaboraient les projets
fiscaux et financiers. Depuis le temps de l’Age d’or, le Sénat,
quant à lui, mettait en oeuvre la diplomatie, la politique
étrangère, le contrôle des colonies et la conduite des guerres,
tout en organisant la vie économique vénitienne. L'administration
proprement dite était découpée en deux principales sections : les «
offices du palais » composés de six cours judiciaires, mais aussi
d’offices financiers, militaires et navals, ainsi que de la
chancellerie ducale, qui conservait les archives de l’Etat et les
protocoles notariés ; et les « offices du Rialto », essentiellement
constitués de bureaux économiques.
Au sein de cet édifice centralisé, le Conseil des
Dix assumait un rôle bien particulier. Il était né de la peur du
gouvernement, qui s’était peu à peu coupé de ses assises
populaires. On avait longtemps vanté la stabilité politique de
Venise, dont le séduisant régime empruntait à la fois aux
gouvernements aristocratique, monarchique et démocratique : en
fait, la peur du peuple était vivace. En relation avec la
Quarantia Criminale, le « Conseil
ténébreux », comme on l’appelait, était l’instrument suprême de la
police vénitienne. Ses dix membres ordinaires étaient élus pour un
an par le Grand Conseil dans différentes dynasties familiales. S'y
adjoignaient, dans le traitement de ses affaires, le Doge et ses
conseillers, un avocat de la commune, les chefs des trois sections
des Quarantie et une commission de
vingt membres. Le Conseil des Dix, chambre conservatrice dont la
seule réputation faisait trembler, avait pour première mission de
surveiller les exclus, l’aristocratie redoutant des réactions
désespérées de la part de certaines factions mettant en péril la
sûreté de l’Etat. Chantre d’une justice d’exception, il disposait
de fonds secrets et d’un vaste réseau d’informateurs – réseau dont
Pietro lui-même avait longtemps fait partie.
Durant un temps, cet organe impitoyable avait
tenté d’empiéter sur les prérogatives du Sénat en matière
diplomatique, financière et monétaire; une crise sévère l’avait
conduit à rétrocéder à César ce qui appartenait à César. Mais les
Dix n’en étaient pas restés là; les pouvoirs des trois inquisiteurs
d’Etat, délégués par les Dix pour dépister les cas d’espionnage et
d’intelligence avec l’ennemi, avaient été renforcés. Le Conseil
ténébreux persistait à déposséder les Quarantie d’une partie de leurs fonctions
judiciaires. Aujourd’hui encore, dans les antichambres du palais
ducal, il menait ses actions de police secrète et de terreur, qui
aboutissaient parfois à de retentissantes erreurs judiciaires, mais
ne diminuaient en rien sa toute-puissance. La République du Secret
: voilà, en définitive, ce qu’il incarnait. Il délibérait toujours
à porte close. Il était autorisé à torturer et à distribuer
l’impunité et la libération à quiconque servait ses fins – une
attribution dont Pietro, en cet instant, entendait bien profiter.
Un juste retour des choses. Par le passé, les Dix avaient assis
leur réputation d’efficacité en démantelant une conjuration
européenne contre Venise, menée par le sieur de Bedmar ; depuis,
ils semblaient partout. Ils interdisaient aux membres de tous les
autres conseils de trahir la teneur de leurs débats, sous peine de
mort ou de privation de biens. Ils traquaient et éliminaient les
suspects, organisaient en cachette leurs opérations de police
spéciale, favorisaient les délations, décidaient de la vie et de la
mort des condamnés. Le Conseil ténébreux avait l’habitude de
patauger dans le sang.
Emilio Vindicati était lui-même le porte-drapeau
et le principal représentant des Dix. Pietro devait à la seule
volonté de cet homme d’être encore en vie et d’espérer à présent
reconquérir sa liberté, même si ses excès lui avaient fait frôler
plusieurs fois la catastrophe. Lorsqu’il était plus jeune, il
semait la zizanie avec ses compagnons du San Samuele, en convoquant
au hasard des médecins, des accoucheuses ou des prêtres à des
adresses erronées, pour s’occuper de malades imaginaires ; ou bien,
il laissait dériver les gondoles de patriciens sur le Canal Grande. A ces évocations, Pietro souriait; et
si les choses s’étaient compliquées par la suite, il n’avait jamais
comploté contre le pouvoir, loin de là. Vindicati avait été séduit
par la personnalité de Pietro, et ce sentiment s’était renforcé à
mesure qu’il suivait le récit des aventures souvent rocambolesques
de son poulain, sous l’incognito de l’Orchidée Noire. Plus encore,
ils avaient partagé certaines maîtresses, sans toujours le savoir,
avant que Pietro ne tombe amoureux d’Anna Santamaria. Mais, non
sans raison, Emilio considérait que le danger représenté par le
prétendu comportement de Viravolta était bien mince en comparaison
de celui qu’encourait maintenant la République.
Le Doge reprit la parole :
— Le Conseil des Dix a préparé à mon intention un
rapport de police qui ne m’épargne rien de ses regrettables
suspicions, Viravolta. Mais avant de vous permettre d’en lire la
moindre ligne, j’attends de vous d’autres garanties que votre bonne
humeur. Qui me dit que vous ne profiterez pas de votre grâce pour
vous enfuir... ou passer à l’ennemi, si ennemi il y a réellement
?
Pietro sourit et se passa la langue sur les
lèvres. Il croisa les jambes, une main sur les genoux.
C'est le moment d’être
convaincant.
— Votre Altesse,
Messer Vindicati m’a bien exposé que la
grâce dont vous parlez ne sera effective qu’à l’issue de l’enquête.
Mon procès est en instruction et le détestable parfum d’une
condamnation à mort – bien injuste, en vérité – plane au-dessus de
ma tête. Pensez-vous que je chercherais à fuir comme le dernier des
brigands, sans m’être lavé une fois pour toutes de mes difficultés
avec la justice ? Il n’est pas bon, pour un homme comme moi, de
courir de ville en ville pour échapper aux autres agents que, j’en
suis sûr, vous ne manqueriez pas de lancer à mes trousses ; et je
n’ai pas envie de passer le reste de mes heures à vérifier que je
ne suis pas suivi, ou que je ne vais pas tomber dans une nouvelle
chausse-trappe organisée par vos soins.
Le Doge plissa les yeux. Un sourire fugitif courut
sur son visage.
— D’autre part, Votre Sérénité, poursuivit Pietro,
mon incarcération tient surtout à ces mauvaises manières qu’on
m’accuse d’avoir et de répandre un peu partout ; je suis certes
comptable de mes moeurs et je ne prétendrai pas que, par la vertu
d’une soudaine illumination mystique, je me range aux articles de
foi d’une quelconque Eglise, ou que je marche aujourd’hui sur la
voie d’une rédemption extatique. On me dit léger, inconstant et
cynique. C'est un portrait bien sombre que mes ennemis ont dressé
de moi ! J’ai déclenché malgré moi quelques troubles politiques,
c’est vrai. Mais souvenez-vous, Votre Altesse, que c’est surtout à
une affaire de coeur que je dois mon incarcération, et que ce
motif, dans le fond, représente bien peu en regard de la peine qui
m’a été infligée, comme de celle que je risque encore. Ce n’est un
secret pour personne que le sénateur Ottavio a tout fait pour me
faire enfermer, en utilisant tous les prétextes possibles et
imaginables, et qu’aujourd’hui il désire ma mort. Croyez bien que
je suis le premier à le regretter. Car par-dessus tout, j’aime ma
liberté. Le mot vous fera peut-être sourire, Votre Altesse ! Mais
j’ai aussi mon code de l’honneur – et, si je puis me permettre, mon
éthique personnelle. Je ne suis pas un meurtrier; s’il m’est arrivé
de tuer, ce n’était jamais que pour servir la gloire militaire de
la République, celle des affaires de l’Etat lorsque j’oeuvrais sous
couvert du Conseil, ou tout simplement pour me défendre d’une
agression. J’abhorre autant que vous les crimes de sang. Si j’avais
su que l’on se servirait des services mêmes que j’ai rendus pour
les retourner contre moi, je serais resté bien à l’écart de
certains rôles que l’on m’a fait jouer! Il est facile de me
reprocher aujourd’hui des talents que l’on applaudissait
hier.
Francesco Loredan continuait d’écouter.
L'échange dura une heure.
Pietro avait suffisamment conscience des
préventions que pouvait avoir le Doge à son égard pour le prendre
avec tout le savoir-faire dont il était capable. L'idée de se
retrouver de nouveau propulsé dans le secret des affaires
criminelles de la République résonnait en lui avec un écho
singulier. Cela le stimulait, même si, moins que personne, il
n’était dupe de ce qui pouvait l’attendre. Il partageait avec
Emilio Vindicati le goût de ces idées d’apparence saugrenue qui, à
y bien réfléchir, révélaient une certaine capacité de pénétration
de l’âme humaine. Emilio avait raison sur un point : il pourrait
faire confiance à son « prisonnier » et ami. Pietro était déterminé
à sortir par tous les moyens de sa claustration. Non content
d’offrir sa vie en garantie, Pietro fit ainsi au Doge quelques
révélations qu’il tenait d’autres prisonniers, dont il avait
surpris les confidences jusque dans les geôles du palais ducal.
Même en cellule – surtout en cellule – on entendait beaucoup de
choses qui ne pouvaient manquer d’intéresser l’oreille d’un Prince
Sérénissime. Il donna en gage de sa bonne foi ce qui lui restait de
fortune, amassée ici et là, et qu’il entendait rétrocéder à Venise,
avec tous les accents de la sincérité la plus authentique ; il
représenta au Doge combien la République avait intérêt à se servir
de lui, après qu’il se fût tant servi d’elle ; enfin, il fit si
bien qu’il parvint à convaincre Loredan, sans même qu’Emilio eût à
intervenir.
— Bien... dit Francesco, une main sur le menton,
je crois...
Il laissa planer un instant de silence.
— ... Je crois que nous allons tenter
l’opération.
C'est gagné !
Pietro tenta de dissimuler son soulagement.
— Mais, poursuivit le Doge, Viravolta, il va sans
dire que tout ce que vous lirez, entendrez ou rapporterez au
Conseil est strictement confidentiel, et que votre parjure
équivaudra pour vous à une sanction définitive. Cette mission est
secrète et nous trouverons une manière d’expliquer votre sortie de
prison sans nous mettre en délicatesse vis-à-vis de la population.
Emilio, à vous de prévenir le sénateur Ottavio et de le tenir comme
il faut. Dès qu’il saura que l’Orchidée Noire est dehors, il risque
de déclencher un scandale. C'est la dernière chose dont nous avons
besoin. Prévenez aussi le Conseil des Dix, puisque seuls ses
membres ont votre entière confiance. Mais j’adjoins deux conditions
à tout ceci : premièrement, que mon Conseil restreint en soit
informé – cela n’est pas discutable, Emilio, et me met à l’abri
moi-même. Deuxièmement, je veux que le chef de la Quarantia Criminale en soit également avisé... Et
voilà, enfin, le plus risqué : il faudra que tous se taisent.
Emilio approuva.
— Faites-moi confiance.
Francesco Loredan se tourna de nouveau vers
Pietro.
— ... Vous, Viravolta, vous êtes libre. Je
rédigerai moi-même votre sauf-conduit pour la poursuite de
l’affaire qui nous intéresse. Mais n’oubliez pas...
Il leva une main, dont il mit le tranchant
au-dessus de sa corne ducale.
— Une épée de Damoclès est sur votre tête. Au
moindre signe, les lions de Venise fondront sur vous, jusqu’à vous
dépecer. Et loin de freiner ce mouvement, je l’encouragerai alors
de toute la force de mon autorité.
Pietro s’inclina.
— Nous nous sommes bien compris, Votre
Sérénité.
Et il ajouta en souriant :
— Vous n’aurez pas à le regretter.

A présent, Pietro dévalait comme un enfant les
marches de la Scala d’Oro, l’escalier
d’or, Emilio sur ses talons. Il exultait. Passant devant un garde,
il toucha du doigt la pointe de sa hallebarde, lui agaça la barbe
et fit la révérence en riant.
— Libre, mon ami. Cette fois, c’est la bonne !
Je suis libre!
Emilio le rejoignit et lui mit une main sur
l’épaule.
— Je te serai redevable pour le reste de ma vie,
dit Pietro.
— Oui, je comprends ton bonheur. Mais ne t’y
trompe pas et rappelle-toi que cette liberté est sous conditions.
Sache que j’aurai toujours un oeil sur toi, et que je suis garant
de ta conduite auprès du Doge et des Dix.
— Allons, Emilio. Je t’ai dit que je remplirai ma
mission et je le ferai. Tu me connais, je mènerai à bien ton
enquête en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.
— Ne crois pas que la chose sera aisée, Pietro.
L'affaire est sérieuse. Tu t’en apercevras dès ce soir.
— Ce soir? Mais c’est que... J’avais songé à fêter
cette libération, avec quelques-unes de mes nobles amies que je
n’ai pas vues depuis longtemps, un peu de tendresse de nos
grisettes vénitiennes, et beaucoup de vin. En te conviant,
naturellement, à cette célébration.
Pietro s’arrêta. Emilio le regardait d’un air
grave.
Il resserra son étreinte sur l’épaule de
Viravolta.
— Non, ce qu’il te faut voir ne souffre pas de
délai. Et il est hors de question pour toi de chercher à renouer
avec quiconque de tes anciennes maîtresses – surtout celle à qui tu
dois d’avoir été enfermé... Pietro... Anna Santamaria a été envoyée
hors de Venise.
— Où donc?
— Dans un endroit qu’il vaut mieux pour toi ne pas
chercher à connaître. N’oublie pas que beaucoup de nobles t’en
veulent encore ! A commencer par Ottavio.
Viravolta acquiesça, à regret.
— Ne t’inquiète pas. Je ne suis pas fou. Anna...
La Veuve Noire, comme tu l’appelais, bien qu’elle ne fût ni noire
ni veuve! Son seul péché fut de m’aimer...
Une lueur de tristesse passa dans ses yeux.
— ... Ce fut aussi le mien. Mais tout cela, mon
ami... Tout cela, c’est du passé.
Puis, retrouvant le sourire :
— Je saurai me tenir, je te le jure.
— Bon... Alors revenons à nos affaires. Et que la
fête commence, si j’ose dire.
Emilio fronça les sourcils. Il ouvrit les pans de
son manteau noir et en sortit une pochette de cuir que fermait une
boucle de fer. Quelques feuillets de vélin cornés s’échappaient des
coins du dossier.
— Pietro... Je suis contraint de te réitérer ma
mise en garde. Tu viens de mettre les pieds dans le vestibule de
l’enfer, crois-moi. Tu ne vas pas tarder à t’en rendre compte.
Voici le rapport de police concernant le meurtre dont je t’ai
parlé. Il s’agit du comédien Marcello Torretone, employé par les
frères Vendramin au théâtre San Luca. Il te faut lire ce rapport
avant de te rendre sur place, puis tu le brûleras. Est-ce entendu
?
— C'est entendu.
— Bien ! dit Vindicati. Me voilà de nouveau
responsable de toi, à présent. Pietro, j’ai engagé mon honneur et
ma crédibilité dans cette affaire. L'échec n’est pas envisageable.
En revanche, si nous menons l’enquête à terme, avec les effets que
j’escompte..., la gloire en sera pour moi seul, ou presque. Tu sais
que les manoeuvres vont bon train, au Grand Conseil comme au Sénat.
Mais qui sait ? Peut-être pourrais-je moi aussi avoir d’autres
vues. Et après tout, Loredan n’est pas immortel...
Pietro sourit. Vindicati se détendit et acheva
:
— Allons ! Je t’ai préparé une autre
surprise.
Dans la cour intérieure du palais, devant la
porta del Frumento, un jeune homme
attendait. Le visage de Pietro s’éclaira lorsque son valet courut à
sa rencontre.
— Landretto !
— Vous voilà, maître. Je commençais à m’ennuyer de
vous, et à me lasser des heures passées à guetter votre passage sur
le pont des Soupirs...
Ils rirent ensemble. Landretto, serviteur aux
cheveux blonds, n’avait pas vingt ans. C'était un garçon fluet, au
visage charmant, en dépit d’un nez un peu trop long ; il était au
service de Pietro depuis plus de cinq ans et sa fidélité ne s’était
jamais démentie. Viravolta l’avait tiré du ruisseau, et
l’expression n’était pas vaine. Il l’avait relevé alors que, battu
et dépouillé dans une taverne par une bande de brigands, il
gémissait sur les pavés, ivre mort, au milieu de son propre sang.
Pietro l’avait fait soigner et habiller; de lui-même, Landretto
s’était proposé pour entrer à son service. Il était devenu son ami
et son serviteur. Il le renseignait, courait dans le sillage des
dames et dans le sien, portait les billets et les confidences et,
de temps en temps, ramassait les miettes laissées par Pietro. Le
service de Viravolta comptait aussi ses avantages – de tels
délices, en vérité, que pour rien au monde, aujourd’hui, Landretto
n’aurait renoncé à sa charge.
— Alors ? Vous avez abandonné à son sort
Messer Casanova ?
Pietro regarda en direction du palais et formula
une prière muette pour son ami. Lui aussi avait pris cinq ans, pour
manquement à la sainte religion. Une autre victime
expiatoire.
— J’espère qu’il s’en tirera.
Il se tourna vers son valet, qui à présent
écartait les bras en montrant ce qu’il avait apporté.
Et il était chargé.
— Voici de quoi vous rendre définitivement à
vous-même, dit Landretto.

Nous y voilà.
Viravolta se tenait devant une glace et y
contemplait son reflet avec satisfaction.
Il s’était lavé et poudré, avec un soin dont il
n’avait pu profiter depuis de longs mois. Il noua ses cheveux et
ajusta la perruque que lui tendait Landretto. Il se poudra encore,
sourit et enfila sa veste vénitienne, de couleur claire, agrémentée
de liserés et d’arabesques d’or. Puis un manteau noir, dont les
larges pans tombaient autour de lui. Il vérifia ses manches et sa
collerette, passa le ceinturon autour de sa taille; la boucle
cliqueta. Il tira l’épée, la fit siffler dans l’air en se mettant
en garde, examina son pommeau finement ouvragé, avant de la
remettre au fourreau dans une exclamation joyeuse. Deux pistolets
vinrent s’adjoindre à ses flancs, sur lesquels il rabattit le
manteau. Il glissa encore dans sa botte un poignard à la lame
effilée, puis lustra avec soin les boutons de ses manches.
Landretto tourna autour de lui pour le parfumer à grands jets
vaporeux. Enfin, il posa sur sa tête son chapeau à ample bord, sur
lequel il passa les doigts en sifflant, avant de saisir sa canne à
figure de lion.
Un lion ailé, comme l’emblème de Venise.
— Ah ! maître, vous oubliez quelque chose... dit
Landretto.
Un sourire aux lèvres, il lui tendit une fleur
noire. Pietro lui rendit son sourire et épingla la fleur à sa
boutonnière, dont il arrangea les pétales avec soin. Il se regarda
une dernière fois dans le miroir. Le champion des apparences et des
identités multiples. Le virtuose de l’amour et de la séduction.
L'un des plus fins bretteurs d’Italie.
Ainsi, l’Orchidée Noire est
de retour !
Il sourit encore.
— Je suis prêt, dit-il.