CHANT XXVI
Lucifer
J’ai été ce que vous êtes, vous serez ce que je suis. Telle était la sentence inscrite au-dessus du squelette qui figurait sur la Trinité de Masaccio – sans doute la première grande oeuvre à avoir appliqué les principes de la perspective. Si Emilio fût passé devant elle, dans la troisième travée du bas-côté gauche de l’église, voilà qui eût composé un effet de profondeur des plus saisissants : on imaginait sans mal il Diavolo perché au-dessus de cette Vanité grimaçante, échappé de cette fresque et déflorant à lui seul cette sainte image, arrachée au plus profond des écrins de ténèbres.
— Pourquoi, Emilio ? dit Pietro en s’avançant entre les piliers du transept.
Vindicati sourit. Il dit :
« Vexilla regis prodeunt inferni,
Vers nous : regarde devant toi »,
Me dit mon maître, « si tu le discernes. »
Pietro avançait lentement dans le transept, entre les piliers. Ce fut lui qui continua :
« Et voici le lieu où il convient de s’armer de courage. »
Comme je devine alors, glacé, sans force,
Ne le demande pas, lecteur, et ne l’écris pas,
Car toute parole serait trop peu.
Il continuait d’avancer.
Je ne mourus pas, et ne restai pas vivant;
Juge par toi-même, si tu as fleur d’intelligence,
Ce que je devins, sans mort et sans vie.
Là l’empereur du règne de douleur
Sortait à mi-poitrine de la glace...
Enfin Pietro s’arrêta.
Vindicati se tenait en haut des marches du maître-autel, Pietro à quelques mètres, légèrement en contrebas.
— Lucifer, dit Vindicati dans un sourire.
Il écarta les bras, à la manière d’un maître de cérémonie.
— Bienvenue en l’église Sainte-Marie de la Vigne. Sais-tu que son nom venait de là? La Novella a remplacé jadis l’ancien oratoire de Santa Maria delle Vigne. J’ai grandi à Venise, Pietro... Mais c’est ici que je suis né. A Florence, dans la patrie de mes grands inspirateurs, Dante et les Médicis... Mais tu l’avais oublié, sans doute. Et voici que nous nous retrouvons, dans une basilique, mon ami, un peu comme nous nous sommes quittés... En la maison de Dieu, tu rencontres Lucifer. La chose est assez savoureuse, n’est-ce pas? Je vois en tout cas que Féodor t’a amené jusqu’ici sans difficultés...
Pietro entendit un grincement derrière lui. Il se retourna. Au fond, le dénommé Féodor fermait les grandes portes de Santa Maria Novella. Il baissa les poutres de bois dans un bruit sourd, et fit jouer deux crochets de métal.
Pietro haussa un sourcil. Puis il revint à Emilio.
— J’ai cru en toi, Emilio. Ce soir-là, à San Marco, j’ai...
— Ah, Pietro ! Tu m’as fait passer des moments si plaisants. Du jour où je t’ai sorti des Plombs, je savais que tu serais aveugle, forcément aveugle... Jusqu’à ce moment où tu as cru me voir mourir. L'un de mes Stryges a su jouer le rôle de Lucifer, tandis que je faisais mine d’agoniser sous tes yeux... Mais ils n’ont jamais retrouvé mon corps, Pietro. Et toi, toi qui fonçais de-ci, de-là, sans jamais t’arrêter! Tu as forcé mon admiration. Tu étais – tu es – bel et bien le meilleur. Je le savais... Je l’ai toujours su. Cela rend ma défaite moins amère. Tu as été mon plus grand tour de force, et ma plus grande erreur. Et moi, je fus ton guide, ton Virgile aux enfers, et ton Diable vénitien. Les deux faces d’une même pièce. N’as-tu jamais pensé que Virgile, entraînant Dante dans les méandres de son âme, pouvait n’être autre qu’un aspect de Lucifer, le mal gisant dans sa propre conscience ? Virgile ne sauve-t-il pas le poète en lui montrant tous les péchés du monde ?
— Mais ce soir-là, Emilio, ce soir à San Marco... Pourquoi ne m’as-tu pas tué ?
— Un témoin, Pietro ! Il me fallait un témoin oculaire, direct, de ma propre mort... Quelle plus belle ironie que de te choisir, toi ? Mon plan se déroulait à merveille. Et te voici au bout de ton voyage, Pietro Viravolta de Lansalt, toi que nous baptisâmes ensemble l’Orchidée Noire... Au dernier Cercle. Tu l’as deviné, n’est-ce pas? Celui du Neuvième Cercle, Pietro... C'était toi. Qui, mieux que toi, pouvait servir mon jeu, et être l’instrument privilégié de mes coups de dé ? L'Orchidée Noire! Déjà une légende! A toi seul, tu les comptais toutes, ces fautes grâce auxquelles j’ai construit ma petite charade : athée, luxurieux, adultérin à répétition, gourmand, joueur, charlatan, impulsif, menteur, libertin, la liste ne saurait même s'arrêter là ! Imagine combien il m’était doux de vaincre une Venise décadente en me jouant de celui qui en était le plus parfait emblème! Oui, Pietro, toi ! Ah, quel plaisir, en vérité. Je savais tout de toi, et des autres : les Dix et la Quarantia marchaient main dans la main, et j’avais pour seule activité de me renseigner sur tous, avec la bénédiction de Loredan et des Conseils ! Marcello était fiché, et le prêtre de San Giorgio, et Campioni, Luciana, l’astrologue Fregolo, tous des pions, comme toi... Je faisais surveiller sans aucun mal chacun de vos faits et gestes... Trois capitaines de l’Arsenal étaient vissés par la terreur; Vicario tenait avec moi les corporations. Oui, nous avions toutes les cartes en main.
Pietro hocha la tête. Il y avait des lueurs de folie dans le regard de Vindicati.
— Et tu as pensé pouvoir renverser Loredan...
Vindicati eut un sourire narquois.
— Pietro, je t’en prie... Ouvre les yeux! Venant de toi, que la République a conduit aux Plombs et promettait au pire, la chose est plaisante ! Tu as vu ce Carnaval – voilà ce que nous sommes devenus! Des pantins de carnaval, dirigés et manipulés par des institutions fantoches! Et moi, j’étais roi de l’une d’entre elles. Les Dix, Pietro... les Ténébreux. La pire et la meilleure de toutes. Mais considère un instant le spectacle que Venise offre aujourd’hui à la face du monde! Une cité factice, au bord de l’engloutissement, où tout n’est plus que cacophonie, corruption, dissimulation, tractations secrètes, intrigues du Broglio... Nous avons ruiné l’égalité entre les aristocrates, et en refusant d’asseoir notre nécessaire autorité, nous avons favorisé une autre sorte de despotisme, celui du Sénat, dépositaire de tous les pouvoirs, et dont il n’est jamais rien sorti de grand!
— Ma parole, mais tu crois encore à tes sornettes...
— Je te croyais hostile aux prébendes, Pietro ; je te croyais l’ami de la concorde et de la puissance de Venise, malgré tout... Mais crois-moi, moi qui ai assumé en secret ou à visage découvert les oeuvres les plus viles de la République, moi qui n’ai cessé de côtoyer ces politiciens véreux, ces espions, ces étrangers avides de boire notre sang, ces brigands, ces corporations si promptes à se mettre à la solde de nos ennemis de toujours, ces ladres et ces filles de joie que je condamnais quotidiennement à croupir au fond de nos cachots ! Sais-tu ce que c’est, que de patauger sans cesse dans le marais le plus noir du coeur humain, de se noyer chaque jour dans la fange du meurtre, des délations, de la bassesse, de la médiocrité, jusqu’à l’écoeurement, jusqu’à se vomir soi-même ? Nous n’avions d’autre solution que la brutalité et la répression, pour endiguer la décadence. Il en est ainsi des anciens Empires qui n’en finissent plus de mourir. C'est fatal. Il fallait réagir.
— Réagir? En organisant meurtre sur meurtre?
— Mais tout cela n’était qu’une goutte dans l’océan ! Nos institutions, Pietro : la clé était dans nos institutions. Cela, ton ami Giovanni Campioni l’avait compris; malheureusement, il avait choisi le mauvais camp. Regarde ces offices dont les têtes tournent chaque semaine, comme des toupies! Regarde ces procédures absurdes, qui nous font inlassablement changer de dirigeants, des pantins eux-mêmes, sans autre talent que celui des mesquineries et des coups bas ! Une termitière! Nous étions assis sur des barils de poudre, et dirigés par des sommets d’incompétence! Le gouvernement politique de Venise tourne tous les six mois, au gré du vent, Pietro, et pendant ce temps nous avons perdu notre lustre, nos colonies et tous nos espoirs. Pas un seul de nos chers magistrats ne peut tenir une ligne cohérente ; et il n’y a pas un patricien, parmi ces corbeaux ignorants et décatis, pour empêcher la République de vieillir et de se perdre dans le vice, la licence et l’oubli du bien public. Campioni ne disait-il pas lui-même qu’il était impossible de faire entendre sa voix? Les intérêts privés l’ont emporté sur tout, je n’ai cherché qu’à avoir raison de cette gangrène. Je n’ai voulu qu’accélérer cette décomposition, pour nous offrir une autre chance. Oui, Pietro, crois-le bien : je n’ai fait tout cela que pour le bien de Venise ! Les Turcs sont endormis, mais le danger demeure. L'Espagne nous menace en permanence, et son alliance avec les papes nous mène depuis des années à la camisole! Ou que nous nous tournions, il était urgent de trouver des... des alternatives.
— Des alternatives... comme von Maarken ! Laisse-moi rire! En signant un traité absurde avec un duc sans couronne, condamné par son propre pays !
Emilio eut une exclamation de mépris.
— Von Maarken et son rêve autrichien ont servi mes fins; mais lui aussi n’était qu’un pantin! Il est tombé dans les filets que je lui tendais, et j’ai utilisé sa folie jusqu’à ce qu’il s’y empêtre et se condamne lui-même. J’ai appris que tu l’avais tué, Pietro. En cela, tu n’as fait qu’accomplir ce que j’avais prévu pour lui. Mais abandonner le verrou de la mer à une autre puissance ? Comment pouvait-il un instant imaginer que je m’associais à ses délires de gloire impossible? Seulement, j’avais besoin de lui, de ses hommes et de ses concours financiers.
— Tu es complètement fou, dit Pietro. Tu n’es rien d’autre que ce que tu prétendais combattre : un illuminé. Un fou dangereux.
Vindicati sourit encore et s’arrêta.
— Ah... quel dommage.
Ses bras retombèrent le long de son corps. Puis il redressa le menton.
— J’imagine donc que le moment de vérité est arrivé ?
— Je l’imagine, en effet.
Pietro tira l’épée, dans un chuintement de métal.
— Eh bien..., dit Vindicati. Finissons-en.
Une cape noire, brodée de fils d’argent, lui recouvrait les épaules. Il s’en défit d’un geste et la cape tomba derrière lui, au pied de l’autel. A son tour, il tira lentement l’arme qui pendait à son flanc.
Pietro s’avança.
Il ignorait qu’entre-temps le nain Féodor s’était dissimulé derrière l’un des piliers, dans la pénombre. Il s’y trouvait accroché, telle une araignée, à un mètre cinquante du sol. Lorsque Pietro parvint à sa hauteur, il sortit de sa cachette et bondit.
Vindicati sourit.
Pietro, surpris, reçut le poids de son adversaire de plein fouet. Déséquilibré, il bascula avec lui entre les travées. Féodor, se battant comme un diable, levait maintenant une dague au-dessus de lui. Il avait une force herculéenne, que sa taille ne laissait pas présager. Pietro poussa un cri de douleur lorsqu’il sentit la lame du poignard lui entailler profondément le bras, après avoir réussi à la dévier de son visage. Féodor n’avait pas dit son dernier mot ; de nouveau, le dard étincelant dansait au-dessus des yeux de Viravolta. Il sentait le souffle du nain contre lui, halètements ponctués d’exclamations rageuses. Son énergie décuplée par la douleur, Pietro parvint à remonter les genoux et à détendre violemment les jambes pour repousser Féodor loin de lui. Celui-ci fut éjecté des travées ; avec la souplesse d’un chat, il se remit d’aplomb et se ramassa sur lui-même, les yeux brillants, le poing toujours fermé sur sa dague. Le sang coulait du bras de Pietro ; sa chute lui avait abîmé l’épaule, du côté où il tenait l’épée ; il avait dû lâcher son arme, qui traînait un peu plus loin entre deux bancs de bois noir. Sa main tâtonnait à son flanc.
Furieusement, Féodor bondit à nouveau.
Il comprit trop tard. Pietro avait levé le bras vers lui, et Féodor vit un éclair. Une détonation résonna sous les voûtes ; Féodor fut de nouveau projeté en arrière. Il se retrouva au sol, se contorsionna brièvement, les mains crispées sur son ventre. Puis il roula une dernière fois sur lui-même, ses muscles se tendirent dans un spasme, et il se tut.
Le bras de Pietro, veste et chemise déchirées, était toujours tendu devant lui. Féodor gisait dans son vêtement rouge, la collerette en bataille, remontée contre ses lèvres. Lentement, Pietro se releva. Il laissa le pistolet tomber devant lui, sur le sol.
Vindicati n’avait pas bougé.
Pietro récupéra son épée entre les bancs de bois, puis revint au centre du transept. Essoufflé, il retint une grimace de douleur. Son bras lui faisait mal.
— Traître, dit-il à l’adresse d’Emilio. Tous les moyens sont bons, n’est-ce pas ?
Vindicati eut un rire bref.
Il descendit les marches de l’autel.
Cette fois, les deux hommes se mirent en garde ensemble, face à face.
— Te souviens-tu, Pietro ? En d’autres temps, nous croisions déjà le fer tous les deux... pour nous amuser, à l’époque.
— Ce temps est révolu.
Ils assuraient leurs appuis, Pietro sur le qui-vive, Vindicati le geste ample, l’un et l’autre se tournant autour.
— Peut-être aurais-je dû t’enrôler parmi les miens, Pietro. Il est encore temps... Pourquoi ne pas me rejoindre ?
— Tu savais que c’était sans espoir, Emilio. Tu as cherché à te servir de moi. Et aujourd’hui, tu n’es plus rien. Nous sommes ici, tous les deux. Et le monde entier se moque de ce qui peut nous arriver.
Ils firent silence.
Le bruit du fer retentissait dans Santa Maria Novella. Vindicati n’avait rien perdu de ses talents; lui-même ancien maître d’escrime, il avait par le passé contribué à la formation de Pietro, lorsqu’il l’avait recruté comme agent de la Sérénissime. Entre l’ancien mentor et l’Orchidée Noire, une relation de filiation s’était construite. De cela il ne restait rien, sinon ce duel à mort. Les deux hommes tantôt avançaient, tantôt reculaient dans le transept, au rythme de leurs assauts réciproques, en poussant des exclamations. Ils paraient, se fendaient d’un trait, contre-attaquaient, portaient estocade sur estocade. Les lames sifflaient comme des serpents, s’entrechoquaient brièvement ou glissaient l’une sur l’autre de la pointe au pommeau. Mais chaque coup qui lui était porté faisait remonter une douleur aiguë dans le bras de Pietro, qui venait exploser dans son crâne. Il savait qu’il ne pourrait tenir longtemps à ce rythme. Dans un sursaut, il parvint à repousser Vindicati au milieu des travées, dans l’aile droite de la nef. La Chimère faillit trébucher parmi les bancs; Pietro y vit le moment d’en finir. Mais Vindicati retrouva son équilibre. Le combat était encore incertain. Plutôt que de charger de nouveau, Emilio recula dans les travées, vers l’obscurité. Soudain, il se retourna dans un rire et disparut derrière un pilier.
Pietro était en sueur. Il entendait le souffle de sa respiration. Son coeur battait la chamade. Le silence était retombé autour de lui; Vindicati était invisible. Le regard rivé sur l’endroit où la Chimère s’était évanouie, Pietro se fraya un chemin avec précaution parmi les travées, prenant garde à ne pas trébucher à son tour. Il plissa les yeux en parvenant de l’autre côté des bancs. Derrière le pilier s’ouvrait l’une des petites chapelles qui encadraient la Chapelle Majeure, éclairée d’une volée de cierges. Une fresque de Giotto, qui évoquait une scène religieuse, s’épanouissait derrière les flammes dansantes. Pietro avança encore.
Mais où es-tu ? Vas-tu te montrer?
Il se retourna soudain, craignant d’être assailli par-derrière.
Personne.
Vindicati réapparut brusquement, comme un fantôme. Il poussa un grand cri. Pietro évita son épée de justesse. Il réagit aussitôt et crut trouver la brèche, décidé à ruiner une fois pour toutes l’ascendant qu’avait sur lui son adversaire. Il frappa fort; Vindicati l’étonna par sa rapidité, esquivant le coup à son tour. La lame de Pietro se fracassa contre la pierre. Une effroyable décharge remonta le long de son bras, qui vibra tout entier, tandis que son épée, n’ayant réussi qu’à ébrécher le mur, se brisait net. Pietro se retrouva avec le pommeau en main, et quelques centimètres d’acier seulement, au moment où Vindicati se redressait. Dans un sursaut, Pietro accompagna le pommeau de son poing pour l’envoyer au visage de son adversaire. Bien lui en prit, car ce dernier était maintenant à découvert. Sonné, Emilio recula de quelques pas et, revenu non loin du maître-autel, bascula sur les marches en lâchant son arme à son tour.
Ce dernier effort avait coûté cher à Pietro. Il lui semblait que son bras n’était plus qu’une plaie béante. Ce qui restait de son épée chut sur le sol. Il se précipita pour attraper celle d’Emilio. Celui-ci reculait près de l’autel. Rageur, il avisa l’un des grands cierges de la Chapelle Majeure, que soutenait un haut pied de bronze doré. Il y donna un coup de talon, faisant voler le cierge, et se saisit du lourd instrument. Il le tenait maintenant à deux mains. Son allonge était plus importante, devant un Pietro fatigué et blessé ; mais il lui était plus difficile de se mouvoir. Ils contournèrent l’autel, le combat se prolongea dans le bas-côté gauche de l’église. De nouveau, les deux hommes se jaugèrent, hésitant à prendre l’initiative du premier coup. Pietro tenta une extension, sa main tremblait. Il ne fit que se perdre dans le vide. Il en allait tout autant de Vindicati, qui s’évertuait à balayer l’espace de son manche de bronze, pour tenir Pietro à distance. Il se passa ainsi plusieurs secondes, durant lesquelles Pietro et son adversaire brassèrent le vent. Non loin, les flammes du cierge que Vindicati avait renversé léchaient l’une des tentures pourpres qui encadraient l’autel. Soudain, le tissu s’embrasa tout entier. Le feu menaçait maintenant de se propager dans l’abside.
Ce fut alors que, réunissant ses forces, Emilio se découvrit une fraction de seconde, les épaules retranchées, pivotant sur ses hanches pour frapper son coup de grâce. Le pied de bronze décrivit un arc de cercle dans l’espace. Pietro se baissa...
Tiens !
... et se fendit d’un coup une nouvelle fois.
Image bien singulière. La Chimère, il Diavolo, Emilio Vindicati, ancien chef du Conseil des Dix, venait d’être embroché avec sa propre lame. Transpercé au-dessous de la Trinité de Masaccio, l’épée fichée dans un montant de bois, non loin du pilier où s’envolait vers le ciel une chaire de pierre ouvragée de Cavalcanti.
La main de l’Orchidée Noire restait crispée sur le pommeau, profondément enfoncée dans le corps de son ennemi. Ils ne bougeaient pas, visage contre visage. Vindicati avait à présent une haleine de cuivre. Une haleine de sang. A la première seconde, ses traits s’étaient durcis, reprenant une expression qui lui était coutumière – et familière à Pietro : une expression de dureté, d’autorité, propre au rôle qu’il avait joué durant tant d’années, celui de chef des Ténébreux. Puis, réalisant que Lucifer était vaincu, il s’était comme décomposé. Son visage avait blêmi; ses sourcils s’étaient arqués, sa bouche s’ouvrant dans une stupeur muette. Ses yeux retrouvèrent l’éclair de folie qui les animait autrefois, et roulèrent dans leurs orbites. Il chercha à voir ce qui se passait en contrebas. Un filet de sang s’échappa de sa bouche. Il hoqueta. Pietro ne lâchait pas sa prise. Les mains d’Emilio se portèrent sur les épaules de son ancien ami, comme s’il cherchait un soutien. Peut-être voulut-il articuler quelque chose, mais il n’y parvint pas. Enfin, Pietro se recula. Les mains de Vindicati retombèrent lourdement le long de son corps. Un peu plus loin, le pied de bronze traînait.
Vindicati agonisa encore quelques secondes. Il était ainsi, comme un pantin, sous l’image du Christ en croix, celle-là même qu’il avait fait composer pour le meurtre de Marcello Torretone au théâtre San Luca ; Lucifer foulé aux pieds de la Trinité. Pietro se remémora soudain le dessin de la Porte de l’Enfer qu’il avait entrevu dans la Libreria de Vicario, au début de son enquête. Cette illustration aux parfums kabbalistiques, découverte dans ce livre à l’étui de feutre et de velours, rédigé d’une écriture sèche et gothique. On y voyait la Porte, immense, posée dans le sol comme une stèle, ou un cyprès funéraire, et le Prince des Ténèbres à figure de bouc, les démons jaillissant de sa chair, par-dessus ces amoncellements de crânes, d’ombres mortes, de faces hurlantes, de membres enchevêtrés. Le tableau auquel était maintenant cloué Vindicati évoquait soudain cette gravure, le drapé de Lucifer s’ouvrant sur les abîmes, tandis que la Trinité transfigurée achevait de se perdre dans l’obscurité de ses lignes de fuite, condamnant le Tentateur à tout jamais. Pietro se souvint aussi de l’inscription qui courait au-dessus de la Porte : Lasciate ogni speranza, voi ch’intrate.
Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance.
Au fond, près du maître-autel, les tentures achevaient de se consumer dans les flammes, jetant alentour un voile de brouillard. Par bonheur, le feu n’avait plus de prise sur la pierre. Le répit serait suffisant. Oui, aujourd’hui le feu serait vaincu – comme le Diable.
Enfin, le corps tout entier d’Emilio Vindicati s’affaissa.
Mon guide et moi par ce chemin caché
Nous entrâmes, pour revenir au monde clair;
Et sans nous soucier de prendre aucun repos,
Nous montâmes, lui le premier, moi le second,
Si bien qu’enfin je vis les choses belles
Que le ciel porte, par un pertuis rond;
Et par là nous sortîmes, à revoir les étoiles.
Pietro laissa tomber son épée et porta la main à son bras en gémissant. Cette fois, tout était bel et bien terminé.
La Chimère avait quitté ce monde.