CHANT XVI
Dité
Les Plombs.
Une fois encore.
Peut-être pour toujours – ou jusqu’à une exécution
publique.
Et dehors, l’insaisissable Chimère continuait de
courir.
Pietro se sentait vaincu. Par bonheur, on ne
l’avait pas mis dans les Puits, les Pozzi, au rez-de-chaussée du palais, où se
trouvaient les pires cellules. Là croupissaient les condamnés les
plus malchanceux, dans ces cachots sans lumière. Au milieu de la
crasse et du salpêtre, ils souffraient de l’acqua alta et de la raréfaction de l’air. Avec,
pour seule échappatoire, les souvenirs de leur vie extérieure, et
les invocations aux saints qu’ils gravaient sur les murs de la
prison, les barbouillant de fresques dans leur enfer, comme autant
de paradis artificiels. Pietro n’était pas non plus menacé de
torture, même si, à peine arrivé, il avait croisé l’un de ses
congénères que l’on menait au supplice de la corde – agenouillé les
mains dans le dos, soulevé par des poids, il avait dû hurler sous
les foulures, entorses et fractures que causait l’affreux
mécanisme; et il n’était pas remonté. Pietro, lui, était vivant,
encore en bonne santé. Mais en lui quelque chose s’était brisé. Il
avait longtemps tenu bon, compté sur son sang-froid, son allant et
sa conviction que le sort finirait par tourner en sa faveur. A
présent, c’en était fini. Il ne savait plus rien de ce qui pouvait
se passer à l’extérieur. Impossible de deviner ce que faisait, ce
que pensait le Doge en ce moment même, ni le chef de la
Criminale, ni Brozzi, ni personne.
Basadonna lui avait dit que Landretto avait cherché à le voir. La
belle Ancilla Adeodat elle-même avait appris la nouvelle mais
n’avait pu franchir les portes du palais. Quant à Anna Santamaria,
Pietro se rongeait les sangs à son sujet : il ne savait rien de ce
qu’elle devenait. Tout était allé trop vite. Sitôt qu’il avait eu
des soupçons au sujet d’Octavio, il aurait dû oublier tout, enlever
Anna et s’enfuir. Mais cela n’avait pas été aussi simple. Et ce
silence, désormais, était intolérable.
Pietro tournait et retournait dans sa cellule, se
frappait la tête contre les murs, parlait tout seul; il serrait les
poings, cherchait encore une issue, se creusant la tête pour
trouver le moyen de se faire entendre d’une ville entière, alors
même que tous les nobles qui la représentaient ne voyaient plus en
lui qu’un condamné coupable de haute trahison et, sans doute, du
meurtre de Vindicati. La folie poussée à son paroxysme. Le calcul
d’il Diavolo sur le point d’être
parachevé, dans l’ignorance, la brutalité et l’incompétence
générales. Pietro n’était pas dupe : déjà, des versions
alternatives des faits se propageaient. Il avait été complice de la
conspiration, peut-être l’un de ses premiers instigateurs, tout
prêt qu’il était à quitter sa claustration pour se jouer du Conseil
des Dix. Les rumeurs les plus acharnées à son sujet commençaient à
circuler. Et il n’aurait plus droit à aucune défense.
— Non ! NON !
Le plus grave était qu’il ne parvenait plus à
penser. Le visage d’Emilio continuait
de tourbillonner dans son esprit ; il voyait Marcello crucifié,
Caffelli sur son chapiteau, Spadetti brûlant dans son four, Luciana
et Vindicati noyés dans les canaux, la mêlée des ombres auprès du
gisant de la villa Mora; une part de lui-même cherchait encore à
saisir le tableau dans son ensemble, une autre le rejetait dans le
bourbier de l’incompréhension. Il devenait fou. Il se retrouvait
ainsi isolé, perdu comme cet enfant qu’il avait été au campo San Samuele ; ses défenses tombaient. C'était
bien à cela qu’on le renvoyait. « Venise, moi qui t’ai tant chérie,
chérie comme toutes ces femmes que je pris dans mes bras, toutes
celles qui avec toi ne faisaient qu’une, qui étaient ton reflet,
ton âme, ton corps ! Venise, toi qui m’as abrité comme une mère,
aujourd’hui, que fais-tu? Tu me remets à ma place! A la place du
renégat, du roturier, du misérable! Pourquoi resteras-tu à jamais
celle que je n’ai su conquérir? Pourquoi n’as-tu eu de cesse d’être
une amante tyrannique, toi que j’adore autant que tu me délaisses?
» Pietro s’égarait. Sa ville, celle dont il aurait voulu être à
tout jamais l’emblème, le reniait comme l’un de ses vulgaires
bâtards. Venise n’était plus Venise, mais Dité, la Dité de
l’Inferno en ses remparts
austères,
« A présent, mon
fils,
S'approche la cité qui a nom
Dité,
Avec ses habitants meurtris,
avec sa grande armée »...
Nous parvînmes enfin dans
les hautes fosses
Qui entourent la cité
désolée :
Et ses murailles me
paraissaient de fer...
Je vis plus de mille diables
au-dessus des portes
Précipités du ciel, qui
disaient pleins de rage :
« Qui donc est celui-là qui
sans avoir sa mort
S'en va par le royaume des
âmes mortes ? »
Venise était les Trois Furies, Venise était
Méduse, la Gorgone qui le pétrifiait à présent au fond de son
cachot. Pietro tentait de se rassembler. Vainement. Il ne sentait
que trop les failles nouvelles venant se dessiner sur l’image qu’il
s’était construite de sa propre assurance ; il se craquelait, comme
ces portraits antiques qui autrefois l’avaient saisi d’une si
mystérieuse admiration, portraits d’empereurs figés en leur
mosaïque. Une seule chose lui apparaissait clairement, et achevait
de le réduire à rien : comme il s’était éloigné de ses rêves! Comme
tout cela, le portant aux lisières d’une démence absolue, l’avait
entraîné sur un chemin qui n’était pas, ne pouvait être le sien !
L'Orchidée Noire, agent de la République ! Et soudain, au milieu de
ses affres insupportables, alors que le monde entier lui semblait
un leurre, Pietro voyait ressurgir le flot de ses souvenirs, bribes
de mémoire liées à ce culte, ce seul culte qui en valait la peine –
le plaisir, le goût de la rencontre, le jeu subtil des séductions,
la plénitude de l’extase : une femme, des femmes, ces anges égarés
ici, cette unique religion qu’il avait voulu professer, la religion
de l’amour, cet amour tel qu’il était, beau, fluctuant ou éternel,
tragique et incertain, sa seule vérité! Une hanche, la courbe d’un
sein, le corps à corps, des baisers perdus au creux de douces
chevelures, des visages égarés, aux lèvres frémissantes, murmurant
son nom dans l’instant éternel de la possession ! Et, figure entre
toutes, déesse inaccessible, Anna Santamaria ! Que lui avait-il
pris ? Pourquoi n’avait-il pas fui avec elle dès le premier jour?
Quel orgueil absurde l’avait-il donc poussé à renier à ce point sa
nature? Pietro s’effondrait, refusant pourtant ces larmes amères
qui achèveraient de consommer son échec. Le dos contre les parois
de son cachot, il glissait lentement jusqu’à rencontrer le froid
contact du sol, le regard tourné vers cette lucarne qui donnait sur
le couloir où, de temps à autre, passait l’ombre de Basadonna, si
prompt à enfoncer un peu plus les clous de son cercueil par une
plaisanterie chargée d’ironie.
Non loin, Giacomo Casanova était toujours enfermé.
Pietro avait à peine eu le courage de lui expliquer ce qui se
passait; il s’était borné au minimum. Giacomo avait seulement
compris que, pour son ami, tout semblait perdu. Il lui avait
demandé des nouvelles d’Anna, renforçant sans le savoir la terreur
de Pietro. Il lui avait proposé, comme au bon vieux temps, une
partie de cartes de cellule à cellule, l’un de ces petits jeux
qu’avec l’assentiment tacite de Basadonna, ils avaient mis au point
lors de leur enfermement commun. Mais bientôt, toute trace d’humour
avait disparu de la voix claire de Casanova, qui commençait
lui-même à désespérer de sortir du mauvais pas dans lequel il
s’était mis. Il attendait à l’infini son procès en appel et ne
s’expliquait pas le différé de son passage en jugement. Pietro,
lui, n’en comprenait que trop les raisons.
Tu aurais dû fuir,
avait dit Casanova. Fuir comme je te l’avais
dit, fuir pour la France.
Et le silence ne tarda pas à retomber entre
eux.
Un silence de plomb.
La première nuit fut un cauchemar. Les souvenirs
de la claustration ancienne de Pietro se mêlaient à l’amère réalité
de son emprisonnement présent; c’étaient d’autres démons qui
l’entouraient, venaient le harceler. Il tournait et se retournait
sur lui-même, étreignait sa paillasse avec les mains d’un naufragé
sur le point de glisser vers des abysses sans retour. Il était
tantôt saisi par le froid, tantôt par la fièvre, son teint perdait
de sa couleur ou s’enflammait à mesure que l’obscurité continuait
de l’envelopper, de le plonger dans l’oubli. Il n’avait plus
d’autre horizon que ce réduit étouffant, ni d’autre sentiment que
celui d’une chute infinie, qui réactivait avec plus de vigueur
encore ce désarroi contre lequel, autrefois, il avait la force de
lutter, mais qui désormais l’envahissait tout entier. La voix,
cette petite voix intérieure qui lui serinait de tenir bon, allait
sans cesse s’affaiblissant.
Au matin, elle s’était tue.
Pietro s’était de nouveau assis contre l’un des
murs de sa cellule.
Une ombre passa dans le couloir, à la lumière des
torches. Pietro l’entrevit par la lucarne et, entendant le bruit
des clés, crut d’abord qu’il s’agissait de Lorenzo Basadonna, qui
lui apportait sa pitance dans une vulgaire gamelle de fonte, avec à
l’appui une de ces plaisanteries de mauvais goût dont il avait le
secret.
La porte s’ouvrit... Et il crut rêver.
C'était une silhouette élégante, une forme
encapuchonnée de noir. Elle avait traversé en silence les couloirs
semés de flambeaux, dans un froissement de son manteau. Deux mains
fines comme de la dentelle, aux couleurs de l’aurore,
s’approchèrent de la capuche pour la faire basculer.
Et le visage d’Anna Santamaria sortit de
l’ombre.
Pietro mit quelques instants à comprendre. Plus
que jamais, il eut l’impression d’avoir affaire à un ange. Il se
sentait pour la première fois au bord des larmes et, éperdu de
reconnaissance pour le sort qui lui envoyait ce miracle, il faillit
tomber à genoux aux pieds de la belle. Il se releva. Il se sentait
faible ; ses genoux craquèrent et il manqua de retomber en arrière.
Finalement, il retrouva son équilibre et la prit dans ses
bras.
— Toi ! C'est toi !
— Oui, mon amour, c’est moi... J’ai su ce qui
était arrivé.
— Mais... Mais comment? Anna, il faut fuir, tu
m’entends? Fuis, pendant qu’il en est
encore temps! Mes craintes étaient fondées. Ottavio est mêlé à tout
ce qui se passe, tu es en danger! J’ai cru que je ne parviendrais
jamais à te prévenir de...
— Remercie ton valet, Pietro. Une fois de plus, tu
lui dois une fière chandelle. Et moi aussi, peut-être. Il a réussi
à me prévenir. Ne t’inquiète pas. Pour le moment, Ottavio est
absent de Santa Croce. Je ne sais à quoi il s’occupe, mais il n’y
passe plus que de temps à autre... Il y passe comme une ombre. Je
ne compte pas, pour lui...
— Tu comptes sans doute bien plus que tu ne veux
bien le croire, dit Pietro.
Ils restèrent un long moment enlacés. Pietro n’en
revenait pas. De nouveau, il pouvait serrer ce corps contre lui! Il
caressait les cheveux d’Anna, respirait son parfum, l’étreignait
plus fort encore. Son coeur se gonfla en même temps qu’une vague
d’inquiétude revenait se saisir de lui. Il reprit :
— Anna, quoi que tu puisses en penser, il ne faut
pas rester à Venise ! Pars loin d’ici, dis à Landretto de t’emmener
quelque part en lieu sûr ! Je me sentirais plus tranquille
si...
— La situation est plus compliquée. Nous n’avons
pas beaucoup de temps. Si je fuyais maintenant, cela ne ferait
qu’aggraver les choses. Ottavio me semble déjà à moitié fou et...
Pietro, j’ai eu une conversation avec quelqu’un... quelqu’un que tu
connais. C'est un allié pour nous.
Viravolta la regarda d’un air sceptique.
— Je ne suis pas venue seule, dit-elle.
Alors, la silhouette de Giovanni Campioni se
découpa à son tour dans l’embrasure de la porte.
— C'est moi, Viravolta.
Incrédule, Pietro le regarda. Giovanni fit
quelques pas dans la cellule tandis qu’Anna s’écartait. Les mains
jointes devant lui, il continua :
— Le Doge a consenti à ce que je vienne vous voir,
peut-être pour la dernière fois. Votre valet m’a expliqué combien
Anna comptait pour vous. J’ai décidé de venir avec elle. Je n’ai
pas oublié... ce que vous avez essayé de faire pour Luciana et
moi.
Il eut un soupir, puis retrouva sa fermeté. Il
faisait visiblement un effort sur lui-même.
— Mais je vous en prie, écoutez-moi. Les choses se
précipitent. Cette entrevue est secrète. Loredan est à présent
pieds et poings liés. Lui aussi joue sa tête et, déjà, les nobles
le regardent avec une méfiance nouvelle. Je sais que l’on vous
accable aujourd’hui de l’assassinat d’Emilio Vindicati, et il est
vrai que vous faites une victime de choix. Toutefois, cela ne
saurait vous surprendre... je doute de votre culpabilité. Tout au
moins, de celle-ci. Vous avez su m’écouter en venant me trouver. A
moi de vous rendre la pareille. Et cette jeune personne m’a
convaincu de votre qualité d’honnête homme. Plus personne n’y voit
clair : nous célébrons en ce moment même le triomphe de l’anarchie
et de l’aveuglement. Ce que souhaitaient les Oiseaux de feu, à n’en
pas douter. Voilà leur nouveau succès.
Pietro tenta de rassembler ses pensées. La voix de
Giovanni résonnait dans la cellule et dans sa tête. Derrière Anna
et le sénateur, Lorenzo Basadonna était revenu, et les observait.
Giovanni le fusilla du regard. Le gardien s’inclina avec
componction, levant vers lui un regard insolent, puis il se retira,
de sa démarche lourde et claudicante. Il fit l’effet à Pietro d’une
larve qui regagnait la soie luisante de son cocon, laissant traîner
derrière lui des miasmes rampants. Viravolta porta une main à son
crâne. Il n’eut pas de mal à comprendre que la venue impromptue
d’Anna et du sénateur représentait bel et bien sa dernière
chance.
— Je... je ne peux rien faire seul, dit-il.
Giovanni ! Ils sont fous, croyez-moi. Je suis tombé dans un piège.
C'est l'Ombre elle-même que j’ai vue à San Marco. Elle a tué
Vindicati avant de jeter son corps... Il était... dans un état...
J’ai reçu un billet qui m’a poussé à quitter la casa Contarini pour me rendre sur place et je n’ai
flairé le traquenard que trop tard. Mais le Doge est toujours en
danger, et après ce que j’ai vu au Grand Conseil, je ne donne pas
cher de lui, devant la cohue générale... Surtout maintenant que les
Dix sont décapités. Bien sûr, il reste Pavi, de la Criminale, en qui j’ai confiance. Mais c’est bien
peu face à ce qui s’annonce. Sénateur, il faut me sortir d’ici
!
Giovanni hocha la tête avec dépit.
— Cela n’est malheureusement pas en mon pouvoir,
en tout cas pour le moment. Mais il y a autre chose que vous devez
savoir.
Campioni eut une profonde inspiration. Le geste
ample, il sortit de sa robe, comme par magie, un rouleau de papier
fermé d’un ruban rouge, qu’il ouvrit sous les yeux de
Viravolta.
— Je ne suis pas resté inactif durant ces derniers
jours. Je suis toujours sur la piste de Minos. Et les nobles qui
m’entourent ont eux aussi diligenté leur propre enquête. L'un d'eux
a abouti à une bien étonnante révélation. Ce que nous avons
découvert m’a laissé sans voix.
Il se racla la gorge.
— J’ai entre les mains l’esquisse d’un traité,
Viravolta.
— Un traité ?
— Il s’agit d’un traité d’assistance mutuelle, à
l’état d’ébauche, retrouvé à demi brûlé dans une cheminée de l’un
des appartements loués pour le Panoptique, et qui est passé entre
les mailles des recherches de Pavi et de la Criminale. Ce document ne porte ni cachet ni
signature, mais il désigne clairement les deux parties. L'une
d'entre elles est la Chimère. Et l’autre...
— L'autre ?
Campioni plissa les yeux, l’air sombre.
— Il s’agit d’un homme du nom d’Eckhart von
Maarken.
Il marqua un temps.
— Cela vous dit-il quelque chose ?
— Non, dit Pietro.
Le sénateur poursuivit :
— Von Maarken est l’une des plus grandes fortunes
d’Autriche. Il est toutefois considéré comme un renégat aux yeux de
son propre gouvernement. On l’a accusé de détourner des fonds de
l’Etat à des fins personnelles, mais en l’absence de preuves, on
s’est contenté de le mettre à l’écart. C'est un homme dont
l’ambition et la mégalomanie font qu’il ne peut s’accommoder d’être
ainsi chassé du pouvoir. Il a longtemps servi aux Affaires
étrangères et connaît Venise par coeur. Il a fréquenté Loredan
lui-même! L'Autriche regarde depuis longtemps vers l’Adriatique,
Viravolta; souvenez-vous qu’elle s’est étendue aux Pays-Bas et à
une partie de l’Italie... La Couronne sort à peine d’une guerre de
succession sanglante; l’impératrice Marie-Thérèse n’a conservé son
héritage que grâce au soutien de l’Angleterre, et il faut croire
qu’elle est davantage préoccupée par Frédéric de Prusse et la perte
de la Silésie que par une tentative de mainmise sur Venise ; mais
on murmure à Vienne, en Hongrie et en Bohême qu’elle prépare une
revanche qui risquerait fort de nous toucher, de près ou de loin.
Quoi qu’il en soit, von Maarken est un pion incontrôlable qui ne
manque ni d’appuis, ni de ressources; il agit en toute indépendance
et je ne serais pas surpris qu’il cherche à tenter un coup de force
pour servir un Empire qui le conspue et retrouver par là ses
faveurs. Jusqu’à présent, une menace de cet ordre n’était prise au
sérieux par aucun d’entre nous. Mais il y a une dernière chose :
von Maarken aurait, paraît-il, quitté son château de Knittelfeld il
y a près de deux semaines. Il est peut-être ici même, au coeur de
la République.
— Von Maarken serait Minos ?
— Ou il Diavolo, à
moins qu’il ne s’agisse d’une seule et même personne. Il a
visiblement rallié Ottavio à sa cause. Mais, en toute hypothèse, il
ne pouvait fomenter une telle conjuration sans un soutien ici, à
Venise. Le traité prévoit une mise à disposition de forces
conjointes, navales et terrestres. Une partie des Oiseaux de feu
est sans doute composée d’Autrichiens de sa suite, mais il a dû
également compter sur un... recrutement local. La question est à
présent de le débusquer avant les fêtes de l’Ascension, qui
commencent après-demain... Cela ne nous laisse pas beaucoup de
temps.
Pietro réfléchit quelques secondes, hochant la
tête, abasourdi.
— Ce traité est un élément bien providentiel,
dites-moi... Quelque chose m’échappe... Je n’entends plus rien à
tous ces calculs. Le Doge est-il au courant ?
— Pas encore, je n’ai aucune preuve moi-même de ce
que j’avance, et ce traité n’est peut-être, en effet, qu’une
aberration supplémentaire.
— En aviez-vous parlé à Emilio Vindicati ?
Giovanni regarda Viravolta, surpris.
— Non.
— Non ?... Bien. Ecoutez-moi, Votre Excellence, je
vous en prie. Si von Maarken est à Venise, efforçons-nous en effet
de le trouver. Mais l’autre clé est l’identité de Minos. Et s’il
est bel et bien vénitien...
— Il l’est, dit à ce
moment une voix étrange.
Pietro crut un instant qu’il s’agissait de
Casanova, car cette voix lui était familière. Elle avait jailli
soudain, comme un cri aux intonations tremblantes, d’une cellule
voisine. Assurément, il l’avait déjà entendue quelque part. Tandis
qu’il faisait un soudain effort de mémoire, le sénateur se tourna
vers le couloir.
— Il l’est, répéta l’homme.
— Fregolo..., murmura Viravolta.
L'astrologue!
Ce dernier croupissait aux Plombs depuis son
entrevue avec Pietro. Il avait été interrogé et battu, mais avait
clamé son innocence. Casanova, quant à lui, se manifesta à son tour
:
— Ecoutez, je ne comprends rien à ce que vous
dites, mais ça m’a l’air d’être un peu tendu, dehors... Et cette
prison est de plus en plus étonnante. Puis-je m’inviter à votre
discussion ? Il paraît que c’est ici le dernier salon où l’on
cause.
Le visage de Campioni s’empourpra. Pietro lui fit
signe de ne pas prêter attention à son ami.
— Fregolo ? dit Viravolta, en haussant la
voix.
— C'est vous, n'est-ce
pas, qui m'avez dénoncé aux Dix ! s’écria le sénateur. Ce faux
témoignage aurait dû vous coûter la vie !
Un peu plus loin, le visage barbu de l’astrologue
se tenait tout contre la lucarne. Si tous avaient pu jeter un oeil
à sa physionomie, ils en eussent été bien surpris. Il était déjà
loin, le temps où Fregolo interrogeait les cartes et les boules de
cristal en grande pompe, dans son costume étoilé, sous les
tentures. Ses vêtements était sales et déchirés, il était hagard,
le visage tuméfié. Sa maigreur et la faiblesse de ses membres
décharnés lui interdisaient presque tout effort musculaire. A
l’intérieur de son cachot, affalé, courbé contre la porte, il
laissait échapper une respiration souffrante et irrégulière. Un
bruit de chaînes tintait. Il y eut un long silence, puis
l’astrologue reprit, d’une cellule à l’autre :
— Pardonnez-moi, Votre Excellence. C'est que...
j'étais menacé, comme d’autres. Les Oiseaux de feu sont venus me
trouver... et vous ont désigné pour être mon coupable. Mais à
présent que je crains de mourir à chaque minute, et que vous êtes
ici, je n’ai plus à me taire. Je n’ose croire que cela suffira à
faire valoir à vos yeux ma rédemption... mais je puis encore vous
aider.
Pietro et Campioni échangèrent un regard.
— Minos n’a pu toujours garder son anonymat,
continua Fregolo.
— Vous le connaissez donc! Vous savez son nom ?
s’exclama Pietro.
— Non. Mais je sais qui le sait. Vous avez négligé
l’une des pistes dans cette triste affaire, ce me semble. Je vous
parle du premier meurtre, celui du théâtre San Luca.
— L'assassinat de Marcello ? Que voulez-vous dire
?
— Je ne vous parle pas exactement de Marcello...
Mais de sa mère. Arcangela Torretone. Elle est aujourd’hui à moitié
invalide et presque folle. Elle coule des jours austères dans le
couvent de San Biagio de la Giudecca. Une soeur du couvent me l’a
rapporté : Arcangela raconte à qui veut l’entendre qu’elle a
rencontré le Diable en personne. Les nonnes n’y voient que les
élucubrations d’une pauvre femme, mais avouez que la coïncidence
est troublante.
Pietro regarda de nouveau le sénateur, tout en
élevant la voix.
— Et... c’est tout?
— Ce peut être beaucoup, répondit l’astrologue en
reniflant. Croyez-moi... Allez-y.
Un nouveau silence tomba autour d’eux.
— Bon. Et pour moi, qu’est-ce qu’on fait ? demanda
Casanova.
Pietro prit le bras de Campioni.
— Votre Excellence... Voici ce que je vous
propose. Nous ne serons pas écoutés sur nos seules conjectures, à
l’heure où chacun a les siennes, où le Conseil est privé d’Emilio,
et où vous et moi risquons très gros. Allez à San Biagio et essayez
de parler à Arcangela, nous verrons si cela rime à quelque chose.
Ensuite – je vous demande, pour cela, de me faire confiance –
favorisez en mon nom la possibilité que j’obtienne une dernière
audience auprès du Doge. Si informations il y a, vous me sauverez
en me laissant les négocier avec lui. Ne protestez pas, je vous en
prie, je sais que je vous demande beaucoup, mais c’est ma seule
chance. Et je vous donne ma parole d’honneur que je mettrai tout en
oeuvre pour vous soutenir. Certes, je n’ai plus guère de crédit
auprès de la République, mais je peux vous être utile de bien
d’autres manières. J’ai besoin de votre protection, Votre
Excellence, je m’en remets à vous. Mon sort est entre vos
mains.
— Le Doge saura que j’ai...
— Nous sommes dans le même navire, Votre
Excellence. Il nous faut faire alliance nous aussi, sans quoi
Venise est perdue.
— Mais... C'est que... Vous rendez-vous compte
que... ma position... En venant ici, j’ai déjà...
— Giovanni ! Luciana est morte, le Doge risque le
pire, nous ne pouvons rester sans rien faire! Vous êtes venu me
trouver et vous aviez raison. Il faut...
Viravolta se tut.
Giovanni hésita longuement, plongeant ses yeux
dans ceux du prisonnier.
— Bien, finit-il par dire. Je vais aller à San
Biagio. Pour le reste... nous verrons.
Il s’écarta. Anna Santamaria se coula de nouveau
entre les bras de l’Orchidée Noire.
— Allons, nous devons partir, dit-elle.
— Et toi ? Que vas-tu faire ?
— Je me tiendrai prête. Je serai prudente, je te
le jure. Et Landretto veillera sur moi. Mais je ne partirai pas
sans toi, mon amour.
— Anna...
Campioni se retourna et s’écria :
— Gardien !
Pietro entendit bientôt les pas lourds de Lorenzo
qui revenait vers eux.
— Anna !
Leurs mains se quittèrent à regret. Ils
échangèrent un dernier regard...
Puis elle s’en fut hors de la cellule.
Le sénateur considéra lui aussi Viravolta une
dernière fois, puis tourna les talons.
— Amen ! dit Fregolo
depuis sa cellule.
— Hé ! ne partez pas ! s’écria Casanova. Est-ce
que quelqu’un va m’expliquer ce qui se passe ?
La porte se referma sur le cachot. Et tandis que
Campioni s’éloignait, Viravolta songea : Allons, Giovanni. Il faut parfois savoir compter sur les
autres : tu es mon seul espoir.
Mentalement, il corrigea :
Notre seul
espoir.