CHANT XII
Avares et Prodigues
Quatrième Cercle : Avares et Prodigues, roulant des rochers en s’injuriant mutuellement, et la riche veuve Luciana Saliestri était repêchée dans le canal par les agents de la Quarantia. L'endroit était suffisamment profond pour laisser le passage aux bateaux ; Luciana avait disparu au fond et il avait fallu du temps pour la récupérer, même si le dragage improvisé avait été effectué le plus rapidement possible. Elle était morte de toute façon avant sa noyade, sous l’effet conjugué de la corde qui lui avait cisaillé le cou et de sa chute contre la margelle du quai. En voyant cette dépouille que l’on sortait de l’eau, Pietro lui trouva des airs d’Ophélie, ruisselante en ses longs voiles, le visage livide, la bouche ouverte comme celle d’un poisson mort. Les pierres qui l’avaient entraînée étaient restées dans le limon. Des gondoles noires se croisaient sur le canal ; vaisseaux funèbres et silencieux. Sur l’un des murs de la chambre où Pietro avait surpris l’agresseur, on avait retrouvé la rituelle inscription, qui disait, cette fois :
Tous ils furent borgnes
Dans leur esprit durant leur vie, de sorte
Qu’ils n’eurent aucune mesure en leur dépense.
Luciana, Luciana dont la fortune passait entièrement dans les toilettes nécessaires à la vente de ses charmes, cette fortune héritée de son mari, marchand de tissus célèbre en son temps pour sa ladrerie – tout comme Pantalon, la figure allégorique des scènes de théâtre. La voix chantante de la jeune femme résonnait encore aux oreilles de Pietro. Paix à son âme ! avait-elle dit à propos de Messer Saliestri, son époux, dont elle dilapidait le glorieux héritage. Vous le savez, le pauvre ange avait le sens du négoce et de l’argent. Il en oubliait parfois toute raison. Moi, c’est l’inverse : j’ai un goût infaillible pour d’autres sortes de commerce, que je n’ai pas le coeur de me refuser. Elle qui toujours avait voulu être libre, elle dont la fraîcheur et la jeunesse avaient tourné la tête du sénateur Giovanni Campioni et de tant d’autres, se retrouverait bientôt six pieds sous terre, avec les vers pour compagnie. Une autre sorte de prodigalité de la chair.
Abattu, Pietro se tenait assis contre le mur, à quelques mètres de l’entrée principale de la villa Vicario, Landretto avec lui. De son côté, Emilio Vindicati s’entretenait avec le maître de maison et, déjà, ses agents, épuisés, étaient sommés de retrouver chacun des invités du banquet. Pietro était convaincu que cela ne les mènerait pas plus loin que leurs maigres « pistes » précédentes.
Luciana. Ephémère Domino. Assassinée. Un meurtre de plus.
Pietro n’était plus en état de réfléchir. Il regrettait de ne pas avoir gardé la courtisane auprès de lui. Plus encore : il l’avait sans doute mise en danger, à vouloir jouer les sergents recruteurs. Et à l’idée qu’une telle chose eût pu arriver à Anna Santamaria – elle pouvait encore arriver – il sentit ses sangs se glacer. Assez, maintenant! Il fallait absolument avertir Emilio de ce qu’il avait découvert dans le bureau d’Octavio. Pietro culpabilisait. Luciana n’avait pas mérité cela. Cette mort aurait pu être évitée. Si Pietro avait eu davantage de présence d’esprit, s’il avait parlé plus tôt... Il avait envie de vomir, de pleurer. L'ambassadeur, quant à lui, s’était endormi entre les bras de ses Vénitiennes, heureux comme un pape, assommé par ses exploits et par l’alcool. Il n’avait rien entendu de tout ce remue-ménage. A un moment, il était apparu sur le perron de la villa, vaguement remis, dans son costume de paon, les yeux chassieux ; il avait eu juste le temps d’assister aux manoeuvres de sauvetage du corps et s’était mis à pousser de petites exclamations effarées, avant qu’Emilio ne fasse mine de le rassurer et ne le renvoie, avec force valets et sous bonne escorte, vers les appartements officiels de sa résidence à Venise. Un rude coup pour les bonnes manières diplomatiques ! Mais Vindicati saurait bien trouver une explication et l’ambassadeur se laisserait persuader que tout cela n’était pas si terrible. Le peintre, lui, avait disparu dans la nuit. Sans doute s’était-il éclipsé pour aller se coucher.
Les Oiseaux de feu poursuivaient leur vaste entreprise ; et alors que tous les yeux étaient braqués sur Pierre-François de Villedieu, c’était Luciana que l’on avait tuée. Au train où allaient les choses, le sénateur Giovanni Campioni avait toutes les chances d’être le prochain sur la liste. Et jusqu’à présent, les partisans du Doge avaient toujours eu un temps de retard, à commencer par Pietro. Il Diavolo les promenait à sa guise. Mesurer les échelons et les pénitences associés aux différents cercles dantesques ne suffisait pas à deviner l’identité des futures victimes. A ce jeu, les Dix risquaient d’être toujours perdants. L'Orchidée Noire glissa une main dans la poche de son manteau pour jeter un oeil à sa dernière trouvaille. Il avait pris le temps de fouiller son « fantôme ». Ramiel, de l’ordre des Trônes. Pietro n’avait rien trouvé; rien, sinon... cette carte qu’il faisait maintenant danser sous son regard.
C'était une lame de tarot.
Le Diable – naturellement.
Elle semblait avoir été faite pour la circonstance. On y voyait Lucifer devant une sorte d’orbe zodiacal rappelant les Neuf Légions décrites par Raziel dans les Forces du Mal ; trois de ces zones étaient masquées par le corps de la Bête. L'un de ses bras, noueux et tordus, soutenait une femme pendue, des pierres ligotées à ses pieds, tandis qu’en bas à gauche, une forme indistincte faisait rouler un autre rocher. Une fois de plus, la Chimère se prêtait à des métaphores tantôt limpides, tantôt brumeuses. Et une fois de plus, elle, ou ses émissaires, apparaissait comme une ombre évanescente, frappait au coeur, puis disparaissait sans laisser à l’adversaire la moindre chance de réagir. Des attaques de cobra. Pietro revint à la lame de tarot. La face du Diable était grimaçante; ses yeux lançaient des éclairs sous ses cornes de bouc. Pietro, qui par le passé s’était lui-même adonné à tous les jeux de cartes et à toutes les formes d’astrologie, était coutumier de ce genre de figuration. Cette fois encore, il avait le sentiment étrange que ce « message » lui était directement adressé.
Il releva les yeux lorsque son ami Emilio Vindicati s’approcha de lui.
— L'identité de ton fantôme, dans la ruelle, nous est inconnue, en tout cas pour le moment. Pietro... Savais-tu que la fortune de Luciana Saliestri était plus grande encore que nous ne le pensions ? Décidément, elle devait à son mari une fière chandelle. Elle était aussi dépensière que lui était pingre. Voilà qui a dû amuser il Diavolo, assurément... Avait-il peur qu’elle ne t’avoue quelque chose ?
Pietro se redressa, fourbu. Et il avait encore un mauvais moment en perspective.
— Tu devrais aller te reposer, poursuivit Emilio. Je vais moi aussi prendre quelques heures de sommeil. Nous en avons bien besoin.
Pietro soupira.
— Oui, j’irai bientôt. Mais, Emilio... J’ai quelque chose à te dire.
Le ton qu’il avait employé intrigua aussitôt Vindicati. Il se demanda quelle catastrophe on allait maintenant lui annoncer.
— Luciana m’a parlé, en effet. Figure-toi que... qu’elle recevait aussi la visite, de temps à autre, de quelqu’un... quelqu’un qui ne m’apprécie guère.
Emilio fronça les sourcils.
— Tu veux dire...
— Oui, mon ami, je veux dire Ottavio. Et ce n’est pas tout. Ecoute-moi : le Conseil des Dix doit absolument le convoquer au palais. Et si possible, organiser dans sa villa de Santa Croce une perquisition surprise. Dans les meilleurs délais, Emilio ! Il risque de se méfier, maintenant.
— Attends, attends... De quoi me parles-tu ? Pietro, tu...
Son visage s’éclaira, puis se rembrunit dans la même seconde.
— Tu l’as vue. Tu l’as vue, c’est cela? Tu es allé la trouver!
— C'était une piste, Emilio ! Il le fallait ! J’ai eu accès au bureau d’Octavio ! J’y ai vu quelque chose, des plans incompréhensibles, qui faisaient mention de Minos ! Emilio, ce ne peut être un hasard !
Vindicati hochait la tête. Il n’en croyait pas ses oreilles. Son front était pâle. La fatigue de la nuit et des derniers événements n’arrangeait rien.
— Pietro, tu es en train de me dire que... tu t’es rendu chez Anna Santamaria ? Que tu as fouillé de manière illicite le bureau privé du sénateur? Toi, tu es allé au seul endroit où... Non mais, je rêve !
— Emilio, m’as-tu écouté ?
— Et TOI, Pietro, m’as-tu écouté? Mais nom de Dieu! Tu m’avais fait le serment !
Il était vraiment en colère, à présent. Il fusilla Pietro du regard.
— Ottavio est de la partie, j’en suis convaincu! C'est sérieux, Emilio ! Il faut perquisitionner chez lui, dès ce matin !
— Allons ! Tu crois que je peux mettre sa villa sens dessus dessous sur un simple claquement de doigts? Tu me parles de perquisition ? Mais sur quelles bases, Pietro ? Sur la base de tes allégations? Celles de l’Orchidée Noire, le prisonnier que j’ai sorti des Plombs, et qui me le rend si mal? L'Orchidée Noire, qui m’avait promis d’oublier la Santamaria ? L'Orchidée Noire, l’ennemi juré d'Octavio ? Mais je vais passer pour un fanfaron, oui ! Qui croira que tu ne cherches pas à te venger? Qui croira...
— Mais je sais ce que j’ai vu, Emilio, je n’ai pas rêvé !
— Et tu as vu quoi ! dit-il en écartant les bras. Des plans! Formidable! Et le nom de Minos ! Mais depuis la mort du verrier, ce nom est sur toutes les lèvres, à Venise ! Pietro, où sont les preuves ? Je n’en ai pas le début du quart du soupçon ! Que veux-tu que je fasse? Qu’au nom de l’Orchidée Noire, j’envoie les inquisiteurs chercher Ottavio manu militari ?
— Figure-toi qu’après tout, ce serait un juste retour des choses. Emilio...
Pietro saisit Vindicati par le bras.
Il faut me faire confiance. Ottavio est notre piste la plus sérieuse.
Les traits tirés, la mâchoire serrée, Emilio regarda longtemps son agent. Puis, au bout de longues secondes, il hocha encore la tête en soupirant.
— Je vais tâcher de ménager une entrevue avec la Criminale au palais. Mais en secret, Pietro. Et tu n’y participeras pas. Tu m’entends ? Il ne faut surtout pas que l’on sache que c’est toi qui es derrière le coup. Sinon, c’en est fini de ce qui nous reste de crédibilité. Et je ne peux plus me permettre de perdre la face.
Il jura.
— Non, cela, je ne le peux plus.
— Bien sûr. Mais ne le relâchez pas! Il est l’un des Stryges, j’en suis sûr ! Peut-être il Diavolo lui-même !
Il Diavolo... lui... Oui, oui, bien sûr.
Emilio soupira encore.
— Et maintenant, Pietro, vas-tu me dire ce que tu comptes faire exactement ?
— Je vais trouver une vieille connaissance.
La main de Pietro joua de nouveau avec la lame de tarot qu’il avait rangée dans son manteau.
— Un dénommé Fregolo...
Il releva le col de son manteau autour de son visage. Des nuages gris, la pluie tombait.
— ... Un cartomancien.
024
Andreas Vicario, dans son costume noir et argent, son masque solaire en main, se tenait seul au milieu de la loggia à présent désertée. Les agents de la Quarantia avaient recommandé de ne toucher à rien, le temps de procéder à leur enquête. Andreas sourit. Autour de lui, les pétales de roses, le riz, les cotillons, les banderoles et les guirlandes défaites jonchaient le sol. Ce bal avait été une réussite. Il avait joué avec le plus grand talent les victimes et les nobles bafoués. Il n’avait pas à se forcer, cela faisait partie de son naturel. Il était seul en son empire et se félicitait de son nouveau tour de force. Bientôt, le Grand Conseil lui-même serait saisi de l’affaire, c’était inévitable. A quelques jours seulement de l’Ascension, Venise serait en pleine ébullition. Tous étaient partis maintenant, les invités, la Criminale. Dès qu’il en recevrait l’autorisation formelle, Andreas commanderait à ses valets de remettre en ordre sa maison. Seule ombre au tableau : Ramiel avait été découvert et était mort. Mais cela serait insuffisant à l’Orchidée Noire pour que le gouvernement remonte jusqu’à lui. Peut-être nourrissait-il déjà des soupçons à son égard; mais Andreas ne le pensait pas. Il s’était renseigné sur ce Pietro Viravolta. Il avait eu, très tôt, suffisamment d’informations. Sa réputation n’était plus à faire. Andreas avait compris sa manière de penser. Il ne se satisfaisait pas de vérités trop transparentes. Et il l’avait à portée de main, cette vérité! Elle était si lumineuse qu’elle l’éblouissait... comme le soleil.
Minos regarda son masque et partit d’un grand rire.
025
Quelque part aux confins du golfe Adriatique, entre le 16e degré de latitude Nord et le 40e degré de longitude Est, non loin du canal d’Otrante, un jeune matelot descendait du pont vers les appartements de son capitaine. Il franchit quelques marches, plongea dans l’obscurité, ouvrit une porte après avoir frappé trois coups. Le capitaine se tenait derrière son bureau, en grand apparat, veste bleue à épaulettes et boutons d’or, perruque sur le crâne. Des cartes de la région étaient déployées sous ses yeux, ainsi qu’un sextant et un compas. Le matelot salua le capitaine et se mit au garde-à-vous. Celui-ci rêvassait depuis un moment; il était las, à présent, de ces heures passées à ne rien faire. Il songeait à Ancilla, sa chère Ancilla Adeodat, qu’il avait laissée à Venise. Il espérait revoir bientôt sa douce métisse, dont le corps et la gaieté lui manquaient. Ce n’était plus qu’une question de jours. Et la nouvelle que lui apportait le matelot le conforta vite dans cette conviction.
— Une délégation de la Sainte-Marie nous rend visite, mon capitaine. Trois soldats sont arrivés en barque il y a quelques minutes. Ils viennent vous remettre ceci. Et les frégates nous ont rejoints.
Le capitaine prit la lettre que lui tendait le matelot, la décacheta et la lut rapidement. Un sourire se peignit sur son visage. Il regarda son homme, pinça les lèvres, puis dit :
— Bien. Inutile de les faire attendre. Je vous retrouve sur le pont.
Quelques instants plus tard, il déboucha en effet à l’endroit dit. Le bois humide grinça sous ses pieds ; quelques mousses frottaient et lavaient les planches, autour de lui, sous un soleil de plomb. Le capitaine, une lunette en main, goûta un moment le vent du large. Il leva les yeux vers le ciel limpide et mit un temps pour s’habituer à cette soudaine lumière. Il emplit ses poumons de cette fraîcheur salée, qui eut sur lui l’effet d’une bénédiction. Il se sentait tout ragaillardi. Au-dessus de lui, des marins étaient suspendus aux gréements, sur la mâture et le haubanage, comme des oiseaux dans leur volière. Le capitaine contempla le rivage de cette crique perdue, dans l’île de Corfou, où les bateaux s’étaient abrités. Puis il se dirigea vers la délégation de la Sainte-Marie. Il passa subrepticement la main sur son plastron, caressant au passage les quelques décorations qu’il n’avait pas manqué d’y afficher. De l’autre main, il serrait le pommeau du sabre qui pendait à son côté. Bientôt, il se retrouva devant les trois soldats de la Sainte-Marie.
On commença les palabres.
Discussions et pourparlers durèrent près d’une demi-heure ; après quoi, la délégation redescendit dans sa barque, et repartit en direction de sa propre galère. Le capitaine les regarda s’éloigner, avant de rassembler son équipage pour donner ses dernières consignes et ses mots d’encouragement. Au matelot qui se trouvait à ses côtés, il dit :
— La jonction avec les bâtiments de von Maarken aura lieu au large de Palagruza.
Puis il prit une inspiration satisfaite.
— Allons ! dit-il.
Il leva les yeux vers le mât principal.
— Hissez les voiles ! Nous partons.
On se jeta vers la hune et les cordages, on prit place aux rames et au gouvernail; les voiles, immenses, se dressèrent lentement; les mousses abandonnèrent leurs seaux d’eau pour larguer les amarres ; on entendit le clapotis des flots, le bruit des rames qui commençaient de s’entrechoquer pour trouver leur rythme et la bonne cadence. Non loin, la Sainte-Marie appareillait elle aussi. Il y eut des cris, des rires, des exclamations, des chants trop longtemps contenus. Le vaisseau tout entier s’ébranla, les voiles se gonflèrent de vent, la poupe à effigie de sirène échevelée fendit l'écume ; de la proue à l’artimon, on vérifiait les boulets et les pièces de canons. Dans la cabine du capitaine, sextant et compas s’agitaient sur les cartes déployées.
Majestueuses, fièrement dressées dans le soleil, la Sainte-Marie et le Joyau de Corfou, encadrées des deux frégates, oiseaux blancs profilés sur la mer d’huile, quittèrent les rivages de la crique. Quelque temps plus tard, à Palagruza, en pleine Adriatique, deux autres galères et quatre frégates supplémentaires les rejoignirent.
Et l’armada croisa en direction de la Sérénissime.
026
Après quelques heures d’un sommeil lourd et agité de cauchemars, Pietro s’apprêta de nouveau et partit avec son valet retrouver Messer Pietro Fregolo, qui officiait rue Vallaressa, à deux pas de la place Saint-Marc. Fregolo était de ces astrologues que consultaient parfois les grands du monde, supercherie dont Pietro avait usé lui-même avec un certain talent lorsque le sénateur Ottavio, dans un passé qui lui semblait toujours plus reculé, l’avait pris sous sa protection. Mais ce genre de « profession » était étroitement surveillé par l’Etat; Fregolo exerçait dans une arrière-boutique, tandis que le fronton du bâtiment qu’il occupait rue Vallaressa affichait une devanture beaucoup plus respectable. Son activité principale demeurait la vente de meubles de choix et, davantage qu’une « couverture » qui ne trompait personne, cela lui permettait de relativiser l’importance de son second métier, dont il parlait aux sceptiques avec amusement, tout en le prenant extrêmement au sérieux lorsque les demandes de consultation l’étaient aussi. Après un regard sur la fameuse enseigne, verte avec des lettres d’or, Pietro pénétra dans la boutique. Comme il l’espérait, il trouva Fregolo derrière son bureau, au milieu de secrétaires de bois lustrés, d’armoires aux portes losangées et autres curiosités mobilières. Cette atmosphère riche et feutrée sentait bon le bois et la cire. Pietro exposa en quelques mots au cartomancien la raison de sa venue, tandis que Landretto déambulait au milieu des commodes, s’amusant à dénicher et ouvrir les petits tiroirs secrets qu’elles dissimulaient. A l’écoute de Viravolta, Fregolo fronça les sourcils et prit un air grave. Puis il invita les deux hommes à le suivre, tendant la main vers son arrière-boutique. Ils franchirent deux tentures et Fregolo leur proposa un fauteuil. Pietro et son valet se trouvaient à présent dans une pièce qui n’avait rien à voir avec la précédente. De nouveaux rideaux bleus et noirs, parsemés d’étoiles, couvraient chacun des murs. On y voyait à peine. Une table ronde, recouverte d’un dais pourpre, exposait à la vue quelques traités ésotériques du meilleur effet, ainsi qu’une boule de cristal et un pendule, artistiquement déposé dans un étui de cuir ouvert aux regards. Pietro sourit et croisa les jambes tandis que Fregolo demandait aux nouveaux venus quelques instants de patience. Il disparut une minute ou deux derrière l’un des rideaux. Lorsqu’il revint, il était transformé. Il avait quitté son tabarro et son pantalon bruns pour une robe, étoilée elle aussi, aux manches amples et dignes, qui évoquait un caftan oriental ; une calotte sur la tête. Fregolo avait une barbe grise coupée en pointe, des sourcils fournis, un visage parcheminé. Une sorte de Doge, de sorcier des astres. Voilà qui pose le personnage, songea Pietro. Il savait à quel point l’éclat de l’apparat pouvait impressionner les esprits faibles.
— Montrez-moi cette lame.
Pietro la lui tendit et le cartomancien l’examina avec attention.
— Le Diable... Cette carte a été peinte il y a peu. C'est la première fois que j’en vois une de cette nature. Je ne suis pas sûr qu’elle fasse partie d’un jeu complet... Mais après ce que vous m’avez dit, cela ne m’étonne guère. Elle a peut-être été faite à votre intention, en effet. Le mythe du Diable est à peu près semblable à celui du Dragon, du serpent. Il est, d’habitude, le quinzième arcane majeur du tarot... Il se situe entre la Tempérance et la Maison-Dieu... Il symbolise l’union des quatre éléments pour l’assouvissement des passions, quel qu’en soit le prix. En astrologie, il correspond à la IIIe maison horoscopique... Il est un peu l’envers, non de Dieu, mais de l’Impératrice, qui signifie le pouvoir et l’intelligence souveraine – ou la Vénus ouranienne des Grecs.
— Vénus pour Venise..., dit Pietro à son valet.
— En général, il incarne le chaos, le singe de Dieu, les Forces du Mal... Celles-là mêmes que vous avez notées, avec cette allusion aux Neuf Légions... Mais la version traditionnelle est différente. Ici, il est à demi nu, comme souvent; mais il repose d’ordinaire sur une boule enfoncée dans un socle composé de six strates différentes. Il est hermaphrodite, avec des ailes de chauve-souris bleues, une ceinture rouge en croissant sous le nombril, des pattes griffues. Sa main droite est levée et l’autre dirige vers le sol une épée sans garde ni manche. Il porte une coiffe jaune, faite de croissants lunaires et de bois de cerf à cinq cors. Deux diablotins l’encadrent, l’un mâle, l’autre femelle, à queue et à cornes, ou bien couronnés de flammes. Le pendu que vous avez sur votre carte – ou plutôt, la pendue, avec ses rochers – et le spectre en bas à gauche, qui roule d’autres rochers, sont de pures inventions faites pour l’occasion... Mais l’allusion est évidente. Les rochers sont l’image du péché qui entraîne votre pendue... et que le spectre roule devant lui pour s’en débarrasser, tel Sisyphe, ou pour le montrer à la face du monde.
— Avez-vous une idée d’où pourrait venir cette lame ?
— Pas la moindre, répondit Fregolo.
Pietro se pencha vers le cartomancien.
— Avez-vous entendu parler des Oiseaux de feu ?
Ce sésame fonctionnerait-il avec Fregolo ? Celui-ci parut certes plus préoccupé encore ; mais il n’était pas traversé par un vent de panique, comme l’avaient été le prêtre Caffelli et le sénateur Campioni. Il se recula, se renfonça dans son siège, puis fixa intensément Pietro.
— Disons que... j’ai pour habitude d’être au courant de diverses... interventions occultes.
— On dit que le Diable est à Venise, Messer Fregolo...
— C'est une croyance qu’il faut prendre très au sérieux.
— L'affaire est... politique, je le crains. Et il semblerait que certains de nos sénateurs y soient mêlés...
— La politique, dit Fregolo, est un terrain de jeux privilégié pour l’affrontement entre le Bien et le Mal. Si l’on vous dit que les ténèbres sont arrivées, cela ne dépend pas seulement de l’homme, mais de l’inspiration qui se cache derrière. Cette inspiration – Lucifer lui-même – n’est pas seulement un mythe, mais une réalité. Ne refusez pas de l’accepter : vous seriez toujours perdants. Il faut vous préparer à l’impensable.
— Certainement, mon ami. Certainement... Mais que savez-vous des Oiseaux de feu ?
— Il s’agit d’une sorte de... secte, n’est-ce pas? Certains de mes habitués m’en ont parlé, à mots couverts. L'un d'eux, je pense, en fait partie. Il m’a proposé, à demi-mot, de les rejoindre. Mais je ne donne pas dans la cabale, ni dans la magie noire... Refuser de jouer le jeu des forces de l’ombre peut conduire votre corps à la mort, mais l’accepter est perdre bien plus. C'est perdre son âme, mon ami.
Pietro se passa la langue sur les lèvres ; il ne savait que trop ce que l’astrologue voulait dire.
— Cet habitué dont vous me parlez, celui qui a cherché à vous faire signer le pacte... Qui est-il ?
Fregolo hésita, une main suspendue auprès de son front, qu’il caressait doucement.
Ah non! pensa Pietro. Cette fois, tu vas me le dire ! Je ne partirai pas avant de savoir, dussé-je te torturer et te faire manger un par un tous tes jeux de cartes!
Fregolo finit par se rapprocher de Viravolta. Il dit alors, à voix basse :
— C'est en effet, comme vous sembliez le suggérer, un sénateur de Venise...
— Aaah ? dit Pietro, plissant les yeux, le cou soudain tendu en avant.
— Oui. Il a pour nom... Giovanni Campioni.
Pietro, stupéfait, se tourna vers son valet.
Landretto fit la grimace.
C'est donc l’autre.