CHANT XVIII
Les Hérétiques
On vint chercher Pietro le lendemain matin,
mettant ainsi un terme – provisoire – à une nouvelle nuit
d’angoisse. Il reçut l’annonce de Basadonna avec un tel soulagement
que, pour la première fois, il en aurait presque béni le gardien.
Fregolo et Casanova l’implorèrent de ne pas les oublier, et
Viravolta promit d’intercéder en leur faveur, dans la mesure du
possible, sitôt que les conditions le permettraient; il reprenait
espoir. Tout dépendait à présent de l’entrevue avec Loredan. Pietro
retrouva Campioni devant la Salle du Collège. Il faillit tomber
dans ses bras lorsque le sénateur lui confia en chuchotant ce que
lui avait rapporté Arcangela, quelques secondes avant qu’ils ne
soient reçus par le Prince Sérénissime. Celui-ci, cette fois, ne
les recevrait plus seul, mais en présence des membres de son
Conseil restreint.
— J’ai dû user de tous les trésors de la
diplomatie pour que vous puissiez vous exprimer une dernière fois,
dit Giovanni. Mon expérience de la négociation dans les cours
d’Europe n’a pas été de trop... Vous n’imaginez pas ce que j’ai dû
déployer pour en arriver là. Soyez-en digne, Viravolta, une fois
dans votre vie, car ces instants seront pour vous – et peut-être
pour moi – sans rémission possible. Loredan n’est pas sot, il sait
qu’il a dû vous incarcérer sous la pression du Grand Conseil. Mais
il ne vous accordera que quelques minutes avant de vous reconduire
au cachot... si nous ne parvenons pas à le convaincre très vite.
Plus personne ne veut entendre parler de l’Orchidée Noire. Le
Conseil restreint est tout près de crier une nouvelle fois au
scandale. Il vous est hostile et n’a donné son accord à cette «
faveur » que parce que certains d’entre eux n’ont pas perdu toute
estime pour moi et que nous avons des amis communs. Mais l’amitié
n’a plus guère de poids dans le jeu politique où nous sommes, et
face au danger qui nous guette. C'est aussi ce danger qui les
détermine – car enfin, sans Vindicati, sans vous et moi, ils n’ont
plus beaucoup d’espoir d’avancer... et la Sensa est pour demain.
— Vicario, murmura Pietro. Ainsi, ce n’était pas
un hasard si l’on m’a conduit dans sa bibliothèque de Canareggio...
et c’est sous son toit que l’on a assassiné Luciana ! Vous tenez
votre meurtrier, Giovanni. Il faut qu’il paie à présent. Nous
allons l’inviter à une autre sorte de bal. Son influence au Grand
Conseil et le secret qui entourait alors nos affaires ont suffi à
le mettre à l’abri de toutes nos enquêtes. Il a dû follement
s’amuser de se poser ainsi lui-même en victime... Mais les livres
de sa Libreria laissent assez imaginer
la perversité maladive de cet homme. Entre lui, Ottavio et ce
mystérieux von Maarken... Reprenons courage, sénateur! L'ennemi
commence à avoir un visage. Et pas seulement un, mais
plusieurs!...
— Euh... Certes. Mais n’oublions pas un détail
crucial, Viravolta. En dehors de l’esquisse d’un traité
fantaisiste, nous n’avons d’autre renseignement que les dires d’une
religieuse au bord de la démence. Et je ne parle pas des plans du
Panoptique que vous dites avoir vus chez Ottavio. Tout cela ne
pèsera pas lourd.
— Il reste que les choses commencent à concorder.
Il faut que le Doge et le Minor
Consiglio entendent ce discours.
Ils parlaient à voix basse, des hommes armés les
entouraient. Ils s’écartèrent lorsqu’un autre ouvrit en grand les
portes de la Salle du Collège.
— Son Altesse Sérénissime et le Conseil vont vous
recevoir, Messere.
Pietro et le sénateur échangèrent un regard, puis,
d’un même pas, ils pénétrèrent à l’intérieur de la salle.

... En présence de Son Altesse Sérénissime le
Prince et Doge de Venise Francesco Loredan, des dignes
représentants du Minor Consiglio de Son Excellence Giovanni Ernesto
Luigi Campioni, membre du Sénat, et de Pietro Luigi Viravolta de
Lansalt
A été décidé ce qui suit :
1 Au vu des
informations nouvelles apportées par Messere Campioni et Viravolta
dit l’Orchidée Noire, le Minor Consiglio recommande une convocation
de Messer Andreas Vicario au palais pour interrogatoire, et ce dans
les plus brefs délais, à charge pour la force publique de s’assurer
du respect de cette convocation sous peine d’inculpation immédiate
de M. Vicario sous les chefs d’accusation de meurtre et de haute
trahison.
2 Il revient à
Michele Ricardo Pavi, chef de la Quarantia Criminale, et au chef
suprême de l’Arsenal de poursuivre les investigations au sujet de
l’implication supposée du duc Eckhart von Maarken et de la
disparition des galères la Sainte-Marie
et le Joyau de Corfou et d’assurer,
avec le soutien sans faille de l’ensemble des forces de l’ordre et
autorités publiques de Venise, la sécurité des citoyens de la
République et de la personne du Doge, durant le Carnaval et les
fêtes de la Sensa, jusqu’à l’éradication complète de la menace
pesant sur la lagune.
3 Attendu que
Pietro Luigi Viravolta de Lansalt semble avoir été victime d’une
manipulation qui viserait à lui faire endosser la culpabilité de
l’assassinat d’Emilio Vindicati, ce qu’aucune preuve n’est en
mesure d’étayer à l’heure actuelle, et que le susdit Pietro Luigi
Viravolta de Lansalt a apporté à l’enquête des événements qui
pourraient s’avérer décisifs, il bénéficiera d’un sursis provisoire
avant sa réincarcération à la prison des Plombs et sera placé sous
le contrôle et l’autorité directe de Ricardo Michele Pavi. A la
demande de Son Altesse Sérénissime, il sera affecté à la défense de
la ville, dans le plus grand anonymat, et ce durant le seul jour
des cérémonies des Epousailles de la mer, après quoi il sera de
nouveau livré à la justice. De l’efficacité de son action dépendra
la clémence ou le châtiment de la magistrature compétente, dans le
cadre des chefs d’accusation qui pourraient être retenus contre
lui.
4 Son Excellence
Giovanni Ernesto Luigi Campioni...
Francesco Loredan se massa les paupières. Il
revoyait le visage de l’Orchidée Noire, devant lui, et croyait de
nouveau entendre ses paroles. Mais... et pour
Ottavio? Que faisons-nous?... Loredan soupira. Il prenait
aujourd’hui de gros risques. Un instant, il leva les mains au ciel
en implorant la Vierge Marie ; puis il se tourna vers le greffier
en hochant la tête.
— Vincenzo...
— Votre Altesse ?
— Ce compte rendu...
— Oui, Votre Altesse ?
— Soyez gentil... brûlez-le.
Le dénommé Vincenzo jeta un regard perplexe en
direction du Prince. Loredan nettoya d’une pichenette une poussière
qui traînait sur la manche de sa robe.
— Par pitié, Vincenzo... J’ai dit :
brûlez-le.
Mais... et pour Ottavio ? Que
faisons-nous ?...
Le Doge avait hésité.
Il... Il ne tient qu’à vous
de le confondre. Mais je vous en supplie...
Il s’était mis à tousser.
Faites ça discrètement
!
Il se souvenait aussi des traits de Viravolta au
moment de quitter le bureau.
Le front sévère, les yeux étincelants.
Je m’en occupe.
On lui avait rendu son épée.
Le Doge se leva de son trône et marcha d’un pas
lent, la main sur son sceptre, ses épaules s’affaissant; il voyait
s’effondrer les unes après les autres les institutions, sa
tranquillité et les moindres recommandations de l’étiquette. Oui :
le monde entier lui tombait sur la tête.
Et le lendemain aurait lieu la cérémonie des
Epousailles de la Mer.

Le sénateur Ottavio remontait l’escalier de sa
villa de Santa Croce et, en ces heures tourmentées, il avait plus
que jamais la mine grave. Certes, il était parvenu, une fois de
plus, à écarter de sa route ce diable de Viravolta. Mais la
découverte du Panoptique était un coup dur. La mise au point de ce
dispositif insensé avait demandé un an de travail; trente ans avant
Bentham, les plans, conçus par un architecte et mathématicien
napolitain, disparu depuis lors, disaient assez le caractère unique
de cette invention. Ottavio était désormais obsédé par l’idée que
l’on pût remonter jusqu’à lui. Il ne fallait pas mésestimer
l’adversaire; inutile d’avoir fait quarante ans de politique pour
le savoir. Tout se jouerait en quelques jours à peine. C'était
quitte ou double. Mais la nécessité lui apparaissait clairement de
se ménager une alternative. Laquelle ? Telle était la question. En
toute hypothèse, il serait vite fixé. Les dernières conversations
qu’il avait eues avec Minos et il
Diavolo étaient sans ambiguïté.
Et tandis qu’il remontait les marches de cet
escalier pour gagner son bureau, Ottavio se sentait les jambes
lourdes.
Le sénateur avait quitté sa beretta et changé sa robe nobiliaire noire pour une
autre, rouge celle-ci; il n’avait gardé que ses médaillons, dont
l’un à l’effigie de la Sainte Vierge, l’autre qui renfermait un
portrait miniature de ses parents. Son père, sénateur avant lui, et
sa mère, qui en son temps avait tant intrigué auprès du Doge. A sa
ceinture pendaient les deux clés de cuivre qu’il utilisait parfois
pour enfermer Anna Santamaria dans ses appartements. Lorsqu’il
l’avait écartée de Venise, après s’être assuré d’envoyer l’Orchidée
Noire en prison, il n’avait guère eu besoin d’employer ce genre de
procédé. Anna ne pouvait quitter Marghera sans son assentiment.
Mais une fois revenu au coeur de la lagune, sa paranoïa avait
repris le dessus; et ce Viravolta qui se retrouvait dehors!
Heureusement, de ce côté, la séance du Grand Conseil avait tourné
en sa faveur, et discrédité son ancien protégé. Ce Brutus. Qu’il
fût retourné aux Plombs était la meilleure des nouvelles. Quant à
sa chère épouse, il comprenait mieux pourquoi, depuis quelques
jours, elle semblait épanouie et animée d’une forme de gaieté
qu’elle s’évertuait, bien maladroitement, à cacher. Oui, il avait
décelé ses sourires fugaces, lorsqu’il lui tournait le dos, et cet
air pensif qu’elle avait parfois – un air qui n’était plus celui,
sombre et presque éteint, qu’elle arborait à Marghera. A présent,
elle serait sans doute calmée. Il était bon de lui rappeler qui
était le maître, si besoin en était encore. Et lorsqu’elle aurait
définitivement oublié ce Viravolta qui la hantait depuis trop
longtemps, elle reviendrait à lui, Ottavio – ne serait-ce que par
nécessité. On ne pouvait souffrir deux allégeances en même temps.
Le sénateur était bien placé pour le savoir. Il fallait parfois
choisir son camp. De préférence, celui du vainqueur.
Mais rien n’était encore joué.
Un instant, Ottavio s’arrêta, essoufflé, au milieu
des marches. Il se souciait aussi de sa propre santé : depuis
quelque temps, son coeur se faisait fragile. Il suait. Il chercha,
caché dans sa manche, son mouchoir brodé à ses initiales, et
s’épongea le front. Arrivé en haut de l’escalier, les sourcils
froncés, il renifla et passa la main sur son nez. Il attrapa ses
clés de cuivre et les fit jouer dans la serrure.
A sa grande surprise, les portes s’ouvrirent
d’elles-mêmes.
Elles donnaient directement dans son bureau, puis
dans le boudoir, et enfin dans la chambre à coucher – la chambre à
coucher d’Anna, car elle se refusait au sénateur depuis bien
longtemps, toute pénétrée qu’elle était de ses rêveries imbéciles.
Ottavio avait essayé de la forcer plusieurs fois, mais il savait
que tant qu’elle penserait à l’Orchidée Noire, il y aurait entre
eux comme une ombre. Cette ombre, il faudrait l’abolir. L'anéantir.
La balayer en volutes de cendres. Qu’il n’en reste rien. Lorsque
Ottavio avait été missionné par la Chimère pour subtiliser sa
broche à la courtisane Luciana Saliestri – cette broche abandonnée
au théâtre San Luca, et destinée à incriminer le sénateur Campioni
–, il en avait profité pour la posséder, elle aussi. Plusieurs
fois. Cela, au moins, l’avait un peu soulagé. Mais aujourd’hui, les
refus de sa femme lui étaient devenus intolérables. Quoi qu’il en
coûte, il la ferait plier.
Intrigué – et soudain inquiet – Ottavio plissa les
yeux. Son bureau était plongé dans une semi-obscurité. Tout à coup,
une intuition fulgura dans son esprit. Les sourires d’Anna, son air
« ailleurs » ... L'avait-elle revu ? Au
moment même où Ottavio revenait sur cette hypothèse – il y avait
déjà songé sans trop y croire, mais en cet instant elle lui
semblait curieusement probable, presque palpable –, il sentit de nouvelles sueurs le
gagner. Et si le Doge, grâce à l’Orchidée Noire, en savait
davantage sur son compte? Et si...
Il venait d’allumer une chandelle, qu’il porta
près de son visage. Celui-ci, à demi éclairé par la flamme,
semblait trembler avec elle lorsqu’il s’aperçut qu’une forme sombre
– quelqu’un – se trouvait dans la
pièce.
Assis derrière son bureau.
— Je vous attendais, Ottavio.
— Viravolta, souffla
Ottavio entre ses dents.
Il y eut de longs instants de silence. Durant ce
moment suspendu, d’étranges souvenirs se glissèrent dans la mémoire
d’Octavio. Ce soir à Santa Trinità, au palais Mandolini, où le
sénateur était tombé sous le charme de ce garçon ébouriffant, qui
faisait mine de jouer du violon avant de discourir sur l’Arioste en
adressant aux femmes des clins d’oeil bien moins intellectuels. Ce
soir où ils avaient fait connaissance, alors que Pietro venait de
lui sauver la mise au jeu par ses conseils avisés, et un ou deux
adroits tours de passe-passe. Viravolta l’avait fasciné, avec ses
récits picaresques, pour partie inventés, pour partie vécus, entre
Corfou et Constantinople; avec son goût pour les cartes et la
numérologie. Mais pourquoi... pourquoi Ottavio avait-il alors fait
son protégé, et même son fils putatif, de ce jeune homme à peine
sorti de l’adolescence, lui proposant du jour au lendemain monts et
merveilles ? Oui, Pietro l’avait séduit, embobiné... Sa compagnie
lui avait plu. Ottavio avait eu à son sujet des conversations avec
Emilio Vindicati, et assisté aux premiers pas de l’Orchidée Noire.
Avec Emilio, tous deux l’avaient en quelque sorte... construit. Grâce à leur soutien, il était devenu
cet agent de la République dont on racontait les dernières
aventures en riant ou à mots couverts, au hasard des repas entre
nobles vénitiens. Jusqu’à cette autre soirée, fatale entre toutes,
où Ottavio lui avait présenté... Anna. Il avait vu cette lumière
dans leurs yeux. Leur maladresse inhabituelle. Leurs minauderies.
Il les aurait écorchés vifs.
Pietro, de son côté, repensait également à tout
cela.
Il était assis dans la pénombre. On ne pouvait
distinguer les traits de son visage. Seules étaient visibles, sur
le bureau, les manches claires de sa chemise. Il avait posé son
chapeau sur le sous-main de cuir. Un tiroir avait été forcé – le
fameux tiroir dans lequel, lors de sa précédente venue, il avait
trouvé les plans du Panoptique. Ils avaient disparu,
naturellement.
— Je vous croyais enfermé une nouvelle fois, dit
Ottavio d’une voix sourde.
Le sénateur avait posé sa main sur le secrétaire
aux tiroirs ouvragés, non loin de la porte.
— Vous me connaissez. Je supporte mal la
solitude.
Pietro regarda dans un coin de la pièce, en
direction d’une petite cheminée qu’il n’avait pas remarquée, lors
de sa première venue.
— Vous les avez brûlés, n’est-ce pas...
Ottavio ne répondit pas. Ses doigts s’agitaient
sur le secrétaire.
— Que venez-vous chercher ici, Viravolta ? Vous le
savez : je n’ai qu’un geste à faire pour que l’on vous jette de
nouveau au fond de votre cachot! Et croyez-moi, je vous y remettrai
chaque fois, autant qu’il le faudra. Jusqu’à ce que j’obtienne
votre tête !
— Je crains que vous n’attendiez longtemps,
Ottavio.
L'Orchidée Noire soupira.
— Allons. Rendez-vous à la raison... et à nous.
Nous savons que vous conspirez avec Andreas Vicario et le duc von
Maarken. Votre projet était une folie. Jamais Venise ne tombera aux
mains de gens de cette sorte. Vous avez été très mal inspiré de
leur apporter votre concours. Pourquoi, Ottavio ?
Ottavio dégoulinait de sueur. En même temps, il
faisait un effort surhumain pour garder contenance. Ce n’était pas
le moment de se trahir. Son corps tout entier s’était raidi, ses
muscles tendus. Il lui fallait un exutoire. Il laissa libre cours à
sa rage.
— BALIVERNES ! Vous ne savez rien, Viravolta !
Vous n’avez aucune...
— Preuve ? demanda
Pietro.
Nouveau silence. Puis Pietro reprit.
— Du moins ai-je... un témoin.
Alors, la porte du boudoir s’ouvrit.
La silhouette d’Anna Santamaria, le visage plongé
dans l’ombre lui aussi, entouré de ses cheveux blonds, apparut à
Ottavio, dans une robe à friselis de dentelle noire.
Elle se tenait droite et fière. Le long de son
corps, sa main tenait une fleur.
Une orchidée.
Un pli amer déforma la bouche du sénateur.
— Ah, je vois..., persifla encore Ottavio, d’une
voix tremblante. C'est un complot, en somme! Vous n’avez pas cessé
de comploter... Contre moi !
Ses doigts caressaient maintenant l’un des tiroirs
du secrétaire, à serrure d’or.
— C'est fini, dit seulement Anna.
Ils se turent tous les trois. Ottavio frémissant,
Anna raide comme la justice, et Pietro assis derrière le bureau.
L'atmosphère était plus que jamais sombre et chargée.
— C'est fini, répéta-t-elle.
Ottavio poussa alors un hurlement.
— Ah ! C'est ce qu’on va voir !
Il ouvrit à la volée le tiroir du secrétaire et y
plongea la main. Il tâtonna fébrilement à l’intérieur.
— C'est cela que vous
cherchez?
Ottavio se retourna vers lui, blême.
L'Orchidée Noire fit danser devant les yeux du
sénateur un petit pistolet à poudre, à crosse d’argent. Presque une
miniature.
Un moment, Ottavio regarda autour de lui de
manière frénétique, comme s’il cherchait une issue. Puis,
s’apercevant qu’aucune solution ne se présentait à lui, il
s’immobilisa soudain. Le regard vibrant, la lèvre inférieure
tremblante, il sembla alors se ramasser sur lui-même. Ses épaules
s’affaissèrent...
Il se précipita sur Viravolta.
Pietro fut surpris lorsque les quatre-vingt-douze
kilos du sénateur se jetèrent sur lui par-dessus le petit bureau,
son ventre balayant au passage le chapeau, le sous-main de cuir et
les quelques papiers de vélin qui s’y trouvaient. Il n’avait pas eu
le courage de presser la détente et de tirer ainsi sur Ottavio,
sans autre forme de procès ; mais il avait gardé l’arme en main.
Anna s’était reculée en étouffant un cri. La lutte qui s’ensuivit
avait quelque chose de grotesque. Elle fut confuse, et barbare. Les
yeux du sénateur étincelaient, il avait de l'écume aux lèvres ; ses
doigts se crispaient convulsivement comme des serres, les gros
médaillons de son cou tintaient. Il était à demi couché sur le
bureau, et Pietro à demi assis. Ottavio cherchait à s’emparer du
pistolet, comme un enfant à qui l’on aurait subtilisé son jouet. Un
bref instant, il crut même parvenir à ses fins. Soudain, il y eut
une détonation. Le coup était parti tout seul.
Puis, plus rien.
Anna poussa un nouveau cri tandis que Pietro
s’affalait dans le fauteuil.
Du pied, il retourna le cadavre d’Octavio.
Il avait les pupilles révulsées. Un filet de sang
coulait de sa bouche.
Pietro reprit sa respiration quelques
instants.
Il regarda Anna. Elle était livide.
— Ce... C'était lui ou moi, dit-il
seulement.

Au pied de la villa de Santa Croce, Anna,
encapuchonnée de noir, était prête à monter dans la gondole qui
l’éloignerait définitivement de cet endroit. Elle leva les yeux
vers la façade du bâtiment aux tons délavés, avec ces rosaces
peintes qui couraient sous son balcon.
Pietro se tenait auprès d’elle avec
Landretto.
Il posa la main sur l’épaule de son valet, et le
regarda longuement. Ses boucles blondes, qui tiraient sur le
châtain. Ce nez un peu trop long. Ce pli toujours insolent au coin
de la bouche. Pietro se dit que, le jour où il l’avait ramassé dans
la rue – Landretto ivre mort, qui chantait ses chansons paillardes
en apostrophant la lune – il avait eu l’une des inspirations les
plus brillantes, et les plus décisives de sa vie.
— Je n’oublierai pas tout ce que tu as fait, mon
ami. Jamais. Sans toi, je serais encore à croupir au fond des
Plombs. Et nous ne serions pas là, tous les trois.
Landretto sourit, ôta son galurin et
s’inclina.
— Pour vous servir... Messer Viravolta, l’Orchidée Noire.
— Tu n’as plus qu’une seule mission à présent.
Veille sur elle, je t’en prie. Trouvez-vous un endroit sûr et n’en
bougez plus. Je vous rejoindrai dès que possible.
— Ce sera fait, dit Landretto.
— La mort d’Octavio va faire du bruit... Je dois
voir Ricardo Pavi, le chef de la Criminale, au plus vite.
Il se tourna vers Anna. Tous deux se regardèrent
sans rien dire. Il caressa ses cheveux et déposa un baiser sur ses
lèvres.
La Veuve Noire.
Veuve, elle l’était vraiment, désormais.
La veuve et
l’orchidée.
— Où vas-tu,
maintenant? demanda-t-elle. Où est ce Pavi ?
Pietro lui caressa la joue une dernière
fois.
— La Sérénissime a encore besoin de moi.
Il inspira et se retourna vivement, dans un
froissement de son manteau.
— Pietro, je t’en prie... Sois prudent! cria Anna
tandis qu’il s’éloignait.
Le soleil se couchait.
L'Orchidée Noire disparut à l’angle de la
rue.

Giovanni Campioni ne comprenait pas très bien ce
qui s’était passé; tout s’était joué en quelques heures. Après
l’entrevue avec le Doge, il s’était empressé d’aller trouver le
chef de la Quarantia Criminale, Ricardo
Pavi, qui dans le même temps recevait du Prince Sérénissime ses
nouvelles instructions. L'Orchidée Noire l’avait suivi. Un groupe
d’une dizaine de soldats du palais s’était également rendu dans la
villa d’Andreas Vicario, à Canareggio. Giovanni et Viravolta, qui
n’avaient pu accompagner le détachement, avaient attendu avec
impatience le résultat de cette intervention. Au début de
l’après-midi, Viravolta brûlait de quitter enfin le palais pour se
rendre dans la villa de Santa Croce, afin de retrouver Anna
Santamaria et le sénateur Ottavio. Le Conseil des Dix, ou plutôt,
des Neuf, que la mort de Vindicati avait mis en fureur, avait pris
connaissance des dernières péripéties avec une stupeur et une
consternation grandissantes. S'ils regardaient toujours Pietro avec
méfiance, ils comprenaient la décision du Doge; et le souvenir de
l’amitié qu’Emilio portait à Viravolta les rassurait un peu. Pavi,
lui aussi, appréciait Pietro et était enclin à le défendre.
Surtout, les révélations concernant la probable implication de
Vicario dans le complot les avaient plongés dans de nouvelles et
non moins terribles dispositions d’esprit. Ils attendaient
l’intéressé de pied ferme et préparaient un interrogatoire serré.
Les informations du sénateur Campioni sur l’existence d’un traité
secret et le nom de von Maarken avaient achevé de leur faire
mesurer toute l’ampleur du danger. Comme de coutume en ce genre de
circonstances, où régnait la plus grande confusion, les opinions
des uns et des autres tournaient du jour au lendemain comme des
girouettes, sans savoir vraiment où se fixer. Certains se prenaient
même à murmurer que Pietro avait eu raison et que, peut-être, il
était temps de songer à l’annulation des fêtes de la Sensa ; mais tout était déjà prêt pour l’Ascension
et il était trop tard pour revenir sur les engagements pris. En
tout cas, l’ombre d’une association entre Vicario et von Maarken
commençait de créer le lien qui leur manquait, pour embrasser d’un
coup d’oeil tout ce qui s’était produit depuis l’assassinat de
Marcello Torretone ; et l’hypothèse d’une complicité du sénateur
Ottavio était devenue suffisamment tangible pour que l’on se décide
à agir par des voies plus officieuses qu’à l’accoutumée. Lorsque
Giovanni l’avait quitté, il était acquis que Viravolta, sur les
charbons ardents, se rendrait à Santa Croce dans le courant de
l’après-midi. Comme l’avait dit Pietro, l’ennemi n’était plus
invisible : la menace terroriste diffuse et parcellaire des Oiseaux
de feu en devenait en quelque sorte moins angoissante, à défaut
d’être moins réelle, dès lors qu’étaient identifiées les têtes de
l’hydre, une hydre bicéphale – ou tricéphale, apparemment, mais
dont on parvenait enfin à cerner les contours. De toute évidence,
la cérémonie occulte de Mestre et les artifices ésotériques
empruntés aux Forces du Mal de Raziel
n’avaient servi qu’à faire passer pour une sorte de délire sectaire
ce qui était une menace politique réelle et organisée, qui allait
bien au-delà de l’activisme de telle ou telle faction infiltrée
dans les rouages de l’Etat. Dans l’attente du résultat de
l’intervention dogale à Canareggio, les Neuf et la Quarantia se bornaient à recevoir les rapports de
leurs agents disséminés dans la ville. Ceux-ci se présentaient un à
un, étrange défilé où voisinaient bossus, courtisanes en dentelles,
vieilles femmes borgnes, faux mendiants et autres figures
inattendues, que l’on voyait traverser une salle puis une autre
sous les lambris, en un défilé des plus singuliers. Alors que le
soleil se couchait sur la lagune, une information décisive parvint
enfin au palais : les soldats étaient de retour de la villa de
Canareggio. Ils l’avaient trouvée désertée.
Andreas Vicario avait disparu.
Envolé.
Quant à l’Orchidée Noire, ils n’avaient pas encore
eu de nouvelles ; tout avait dû se jouer simultanément.
Devant la disparition de Vicario, Pavi pesta
contre le sort et leur propre lenteur ; mais la chose était
suffisamment claire et tous ne pouvaient voir, dans cette hâte de
Vicario à se dissimuler, qu’une manière d’aveu. Andreas Vicario!
Qui l’eût cru ! Il était vrai que l’homme, célèbre pour sa
Libreria maudite – Giovanni comprenait
mieux, à présent, l’inspiration secrète qui avait présidé à
l’élaboration de cette édifiante collection, ainsi que ses
implications cachées –, l’homme, donc, membre du Grand Conseil,
avait exercé de multiples fonctions au sein de la République. Il
avait dirigé les offices judiciaires du Rialto, avant de contribuer
au contrôle des corporations, puis des registres et des comptes de
l’Arsenal... A mesure que Giovanni recomposait le puzzle, tout
venait à prendre sens. Les tentations ésotériques de Vicario, et
cette érudition obsessionnelle qui l’avait fait accoucher de son
fameux opuscule intitulé Le Problème du
Mal; les manoeuvres d’intimidation qu’il avait dû mener,
auprès de l’astrologue Fregolo, et peut-être du verrier Spadetti,
quelque temps auparavant; la facilité avec laquelle il avait pu
éliminer, sous son propre toit, sa chère Luciana Saliestri... A
cette idée, Giovanni était inondé d’un chagrin et d’une haine sans
bornes ; il s’était juré de faire payer son acte à Vicario par tous
les moyens. Il militerait pour l’exécution capitale, en place
publique. Et si Vicario était effectivement coupable de haute
trahison, Giovanni n’aurait pas à pousser le Doge et les Conseils
pour que justice lui soit rendue. Ils fondraient sur le traître, ce
serait la curée. Une seule chose hantait Giovanni, le regret
profond d’avoir été si aveugle – tous l’avaient été, même Pietro
Viravolta, malgré les indéniables talents qu’il avait su déployer
jusque-là. Auraient-ils pu empêcher la mort de Luciana ? Cela, plus
que tout, rongeait le sénateur à chaque instant. Son deuil était
pénétré de cette question, ce deuil si affreux, cette cruelle
morsure, aujourd’hui moins secrète que jamais, et pourtant associée
à une douleur si profonde, si intérieure, qu’il se savait seul à
pouvoir l’éprouver avec tant d’acuité. Evidemment, il était plus
facile de recomposer tout ce sinistre tableau a posteriori. Mais
n’auraient-ils pu être moins naïfs ? Comment Vicario et les siens
étaient-ils parvenus, durant tout ce temps, à passer entre les
mailles du filet ? Et combien d’Oiseaux de feu restait-il encore?
De quoi composer une secrète Chambre, continuant d’ourdir dans
l’ombre les plus terribles conspirations? Un Sénat ténébreux, une
illicite Quarantia, la Quarantia du Diable? Giovanni n’avait pas de
réponse à tout cela; mais ces pensées ne lui laissaient pas une
seconde de répit. A chaque instant, le visage de Luciana dansait
devant ses yeux. Il la voyait souriante, lui murmurant des mots
doux de ses lèvres insolentes, tantôt lumineuses, tantôt perverses,
de cette perversité qui avait navré Giovanni, autant qu’elle
l’avait enchaîné à cette adorable sirène : Ah,
Giovanni... Sais-tu ce qui me plaît en toi ? C'est ta façon de
croire que tu vas sauver le monde entier. Sauver le monde
entier! Oui, parlons-en! Il n’avait même pas réussi à la sauver,
elle... Alors, Giovanni serrait les poings, ses jointures en
devenaient blanches; puis il se reprenait, n’était plus que colère.
Bien sûr, elle avait appartenu à d’autres hommes; bien sûr, elle
n’avait cessé de le faire souffrir, soufflant tantôt le chaud,
tantôt le froid ; mais certaines extases n’avaient été que pour
lui. Il le revoyait aussi, ce visage féminin dansant de droite et
de gauche, empourpré de plaisir. Giovanni,
Giovanni... Elle en rajoutait, certainement. Mais il avait
pu se confier à elle, lui parler. S'endormir avec confiance sur son
sein. Toutes choses dont il n’avait jamais cessé de rêver. Au point
qu’une fois, en plaisantant, elle lui avait dit : Allons, Giovanni, sénateur, on dirait que c’est votre
maman que vous cherchez !... Oui, pour elle, pour elle
peut-être et elle seule, il aurait pu trahir la République. Pour
posséder celle que la nature avait faite affranchie, incapable
d’admettre à son cou la moindre corde, après ses noces ratées, et
toujours en quête d’un amour auquel elle osait à peine croire, se
donnant sans jamais se donner. Pour elle, Giovanni aurait pu
trahir, si elle le lui avait demandé... Mais Vicario ? Pourquoi
avait-il trahi, lui ?
Pour le pouvoir. Rien que
pour le pouvoir.
Pour le joyau de l’Adriatique
et les vestiges de l’Empire...
Dès avant le rapport des soldats dépêchés à
Canareggio, alors que Viravolta n’était pas encore parti, Giovanni
et lui s’étaient enfermés avec Pavi et les Neuf pour détailler la
carte des positionnements de police dans les différents sextiers,
en vue des festivités de la Sensa et
des allées et venues du Doge ; en attendant, les agents de la
République avaient pour mission de redoubler d’efforts pour mettre
la main sur Vicario et von Maarken. On murmurait que l’Autrichien
était peut-être déjà en ville. Etait-ce possible? Oh oui, songeait pour sa part Giovanni Campioni,
avec une profonde conviction ; voilà qui ne
fait pas de doute... Le renégat est venu assister à ce qu’il croit
être son triomphe... Il se terre dans quelque caveau obscur, comme
une vipère au fond de son antre, avant de faire tonner ses derniers
canons! Mais rien n’est joué, von Maarken, crois-moi, rien
encore!
Non, rien n’était joué, se répétait Giovanni –
mais que faisait-il, alors que la nuit était tombée, au milieu de
ce cimetière de Dorsoduro, battu par les vents ?
Car c’était bien là qu’il se trouvait et, tandis
qu’il ressassait inlassablement les derniers événements, il se
tournait tantôt à droite, tantôt à gauche, la main sur son
flambeau, ses yeux tentant de sonder l’obscurité; il commençait à
avoir froid, malgré son manteau d’hermine – à moins que ce ne
fussent là des frissons provoqués par son inquiétude grandissante.
Un instant, sa main gantée fourragea à l’intérieur de son manteau,
et il en sortit un billet qu’il relut attentivement.
Vous êtes au Sixième
Cercle,
Celui des
Hérétiques,
« Sur le rebord d’une haute
falaise
Formée par des rochers
brisés en cercle,
Nous vînmes au-dessus d’un
amas plus cruel ;
Et là, devant l’horrible
excès
De l’odeur exhalée par cet
abîme,
Nous nous mîmes à l’abri
derrière le couvercle
D’un grand tombeau où je vis
un écrit
Qui disait : je garde le
pape Anastase,
Que Photin fit dévier de la
voie droite ».
Venez donc, sénateur, aux
douze coups de minuit
Venez, mais seul, contempler
le tombeau
De celle que vous
aimâtes
Car dans la tourbe Luciana
Saliestri
Aura encore pour
vous
Quelque cadeau.
VIRGILE
Le billet avait cette coloration elliptique
identique à celle des autres messages que Viravolta avait lui-même
reçus. Ce Virgile dont Pietro lui avait parlé – membre de la
mauvaise Trinité adverse, ou nouveau patronyme d’un Vicario aux
mille visages ? – l’invitait donc à se rendre à l’endroit où l’on
avait enterré la pauvre dépouille de Luciana. Ici, auprès d’un
minuscule carré de pelouse, parmi plusieurs centaines de stèles
chaotiques, entre lesquelles sifflait ce vent froid qui
engourdissait peu à peu Giovanni et faisait trembler la flamme de
sa torche. Le billet était parvenu au sénateur des mains d’un
porteur bergamasque, alors qu’il s’apprêtait à regagner sa villa,
près de la Ca’ d’Oro. Giovanni avait réagi trop tard pour
intercepter le mystérieux messager. L'invitation à se rendre sur la
tombe de Luciana était de la plus rare cruauté, mais ne le
surprenait pas. Voilà qui était bien dans la manière de leur
ennemi. Luciana Saliestri/Aura encore pour
vous/Quelque cadeau. De quoi pouvait-il bien s’agir?
Naturellement, Giovanni devinait le piège; n’était-ce pas ainsi que
Viravolta s’était retrouvé dans le narthex de la basilique
Saint-Marc, au milieu de la nuit ? On demandait au sénateur de
venir seul. Tiens donc. S'il était toujours bouleversé, Giovanni
n’était pas fou. Avec l’accord du Doge, il avait fait cerner
discrètement le cimetière de quelque trente agents. Il espérait que
ces mouvements nocturnes étaient demeurés invisibles aux yeux de
l’adversaire. Pourtant, en ce moment même, il se sentait épié –
comme si le regard de Minos, ou de ce Diable qui avait tant
impressionné Arcangela, transperçait le rideau de ténèbres pour
observer ses moindres faits et gestes. Le sénateur passa la main
sur son front en sueur. En fait, il servait d’appât. Pavi et ses
hommes devaient être également tapis dans l’ombre, non loin, prêts
à intervenir : cela le rassurait un peu. Mais l’Orchidée Noire
n’avait pas encore reparu; peut-être était-il en route; peut-être
son « entrevue » avec Ottavio avait-elle mal tourné...
Pavi avait proposé à Campioni qu’un soldat prenne
sa place, sous un déguisement ad hoc ; Giovanni avait refusé,
craignant que la supercherie ne soit éventée trop tôt, et que les
chances de contrecarrer les plans de la Chimère ne s’en trouvent
compromises.
Maintenant, il n’en menait pas large.
Il prit une profonde inspiration et avança parmi
les allées de gravier. La tombe de Luciana n’était plus qu’à
quelques mètres. Giovanni ne l’avait pas même revue après sa mort
dans le canal. On avait repêché son corps et elle avait été inhumée
le lendemain, sans tambours ni trompettes. Giovanni n’avait pu
assister à la cérémonie, car c’était le moment où le Conseil des
Dix l’avait aiguillonné de ses interrogatoires, avant qu’il ne se
décide à rassembler ses partisans et à prouver son intégrité aux
yeux de la République. Lors de son bref passage dans le cimetière,
il n’avait vu qu’un cercueil noir, l’un de ceux que l’on avait
hissés sur une gondole funéraire sillonnant les canaux, odyssée
simple et tragique pour ce corps, autrefois charmant, qui avait
glissé inéluctablement vers sa sépulture finale. Giovanni marchait,
il entendait le bruit du vent et celui de ses pas sur le gravier,
il suait de plus en plus et ses frissons redoublaient. Il ne voyait
devant lui qu’à la lumière de son flambeau. La respiration courte,
il s’avança encore, se pencha pour regarder une stèle, continua,
hésita à l’embranchement d’un chemin, tourna sur la droite, fit
encore quelques mètres et enfin, s’arrêta.
Il était devant la tombe de Luciana.
Il resta là un instant, tétanisé.
Puis il se pencha.
Sur la pierre tombale se trouvait un autre billet,
calé par une myriade de petits cailloux. Giovanni s’en empara avec
fébrilité et le lut :
Pape Satàn, pape Satàn
aleppe !
Te voilà aussi, Giovanni, au
Menuet de l’Ombre
Un demi-tour à droite,
avance de six pas
Puis un demi-tour gauche
pour encore vingt pas
Face à la nouvelle tombe
penche-toi
Alors Ton Excellence
verra
Comment embrasser
Luciana.
VIRGILE
— Qu’est-ce encore que cette farce ! s’écria
Giovanni, tremblant.
Il lui fallut quelques secondes pour se remettre
de sa nouvelle émotion.
Puis, continuant de jeter des coups d’oeil
inquiets tout autour de lui, il s’exécuta. Son coeur battait à tout
rompre. Au bout des six pas, il retrouva l’angle d’une allée ; les
vingt suivants le menèrent un peu plus profondément vers l’angle
nord-est du cimetière. Il s’arrêta de nouveau, la face livide... et
cligna les yeux plusieurs fois.
— Mais... que... que signifie...
Il regarda encore à droite et à gauche; il voulut
agiter sa torche pour faire signe aux hommes de Pavi qui avaient
encerclé l’endroit.
A cet instant, un carreau d’arbalète franchit
l’espace en sifflant.
Il vint se ficher dans la gorge de Giovanni.
Le sénateur porta ses mains à sa trachée, tandis
que des flots de sang se répandaient sur son manteau. Il voulut
articuler quelque chose. La douleur le déchira sur place. Il roula
des yeux immenses, exorbités. A ses pieds, le flambeau était tombé.
Le flambeau... Le flambeau avait servi
de repère à l’ennemi, qui avait ajusté Giovanni d’un meilleur trait
que ne l’eût fait le plus talentueux des tireurs d’élite vénitiens!
Tout ce temps, il avait fait une cible de choix... Et assurément,
il ne s’était pas attendu à ce coup-là ; il n’y avait pas
cru, il n’avait pas voulu y croire – ni
lui ni les autres ! Et à présent il était trop tard. Oh, Giovanni
entendit bien les cris et les hurlements qui montaient de toutes
parts autour du cimetière, le bruit de ces grilles tordues que l’on
ouvrait en hâte, de ces courses sur le gravier...
Mais il mourait.
Après avoir encore vacillé une ou deux secondes,
qui eurent pour lui le vertige de l’éternité, il bascula. Il
bascula dans le trou que l’on avait creusé là pour lui, un trou
empli de terre noire, profond et obscur, que surmontaient une stèle
et une croix retournée. Et la stèle portait la mention :
CI-GÎT GIOVANNI
CAMPIONI
Sénateur hérétique de
Venise
1696 – 1756
Il s’en fut rejoindre
celle qu’il aimait
Son visage s’échoua dans la boue. Sa dernière
pensée releva l’ironie de la situation : lui, Son Excellence,
couché prématurément dans cette tombe apprêtée pour lui par le
Diable, s’en allant embrasser Luciana au royaume des ombres – lui,
vautré dans la boue comme le pape simoniaque Anastase, image d’un
pouvoir hérétique aux yeux de l’Ennemi, lui qui avait rêvé de
réformer la République, lui qui avait songé à toutes les utopies et
failli l’emporter, au Sénat comme au Grand Conseil et dans le
secret de l’âme du Doge lui-même,
Je garde le pape
Anastase,
Que Photin fit dévier de la
voie droite.
Giovanni Campioni était mort.
Ricardo Pavi y vit l’opération la plus lamentable
qu’il eût jamais menée.
L'Orchidée Noire arriva trop tard.
Bravo.
Ils venaient de livrer tranquillement le sénateur
à la vindicte de l’Ombre.