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Eliot Tumberfast étudiait à la loupe
les colonnes de hiéroglyphes d’un papyrus de la XXIe dynastie. Absorbé par son délicat travail, il
sursauta quand la porte de son bureau s’ouvrit
brusquement.
– Venez vite, monsieur Tumberfast !
Il y a quelqu’un dans le bureau du professeur Mortimer
!
Le jeune homme qui venait de
s’exprimer avec frayeur était l’un des étudiants de thèse
collaborant avec Eliot Tumberfast. Spécialiste desTextes des sarcophages, il ne passait pas pour un
plaisantin.
Tumberfast posa sa loupe, sortit de
son bureau. L’étudiant n’osa pas le suivre, préférant veiller sur
le papyrus.
De curieux bruits provenaient du lieu
du crime. On déplaçait des meubles, des objets, on tournait une clé
dans la serrure. De véritables sons d’outre-tombe qui glacèrent le
sang d’Eliot Tumberfast. Soudain, la porte s’entrouvrit. Elle se
referma aussitôt. Le même manège recommença, jusqu’à ce qu’elle
s’ouvre enfin largement. Tumberfast, figé, était prêt à voir
apparaître une momie.
Il ne s’agissait que d’un homme
plutôt trapu, à la moustache poivre et sel, vêtu d’un élégant
costume bleu sombre.
– Que… que faites-vous ici
?
– Bonjour, monsieur Tumberfast. Je
m’appelle Higgins et j’appartiens à Scotland Yard. Nous nous sommes
croisés à l’enterrement de Mme Mortimer, si je ne m’abuse
?
Eliot Tumberfast se tenait dans le
renfoncement qui précédait le bureau. Higgins regardait les
sarcophages dressés contre le mur, comme s’il était capable de
déchiffrer les symboles et les hiéroglyphes qui les décoraient, de
la poitrine jusqu’aux pieds.
– Ce que je fais ici, monsieur
Tumberfast ? Je cherche. J’essaye de comprendre. Le lieu d’un crime
a toujours quelque chose à révéler, à condition de l’examiner avec
ordre et méthode, d’en tirer toutes les possibilités cachées. J’ai
beaucoup apprécié votre geste, au cimetière.
Higgins évita le sujet délicat de la
rose elle-même. S’il avait eu à honorer la mémoire d’une femme, il
aurait choisi une espèce rare et précieuse.
– Je suis bouleversé par la mort de
Mme Mortimer, avoua Eliot. C’était une femme
exceptionnelle.
– Je n’ai pas le sentiment que vous
ayez la même admiration pour son mari, avança Higgins qui examinait
un hiéroglyphe représentant une chouette vue de face, avec un
regard inquisiteur.
– Je n’ai rien à dire sur le
professeur Mortimer. Il est mon patron, je suis son assistant. Il
faut bien que nous nous accommodions l’un de l’autre.
– Si j’ai bonne mémoire, vous lui
avez lancé votre mépris au-dessus de la tombe de son
épouse.
Embarrassé, Eliot Tumberfast croisa
les bras, cherchant une contenance.
– Mes paroles ont dépassé ma pensée.
Il faut me comprendre. Mortimer est tout-puissant, il ne facilite
pas ma carrière. J’ai mes opinions dans bien des domaines. Il ne
les admet pas souvent. Ma morale scientifique m’interdit pourtant
d’y renoncer.
– L’homme juste finit toujours par
triompher, rappela Higgins, délaissant les sarcophages pour
s’intéresser à une série d’instruments destinés à l’autopsie des
momies.
– Cette fameuse momie… Qu’en
pensez-vous, monsieur Tumberfast ?
– Elle m’a causé bien des soucis,
répondit l’égyptologue en s’avançant jusqu’au seuil du bureau pour
ne pas perdre Higgins de vue. Elle a été volée dans le bureau de
Sir John Arthur et j’ai été soupçonné ! Vous n’imaginez pas à quel
point cette accusation m’a blessé.
– À votre avis, les momies
voient-elles dans le noir ?
– Qu’est-ce que vous dites,
inspecteur ?
– Eh bien, reprit tranquillement
Higgins, la déposition de Philipp Mortimer et du veilleur de nuit,
J. J. Battiscombe, indiquent que le bureau était plongé dans
l’obscurité quand la porte fut ouverte. Alors, je me
demandais…
Higgins manipulait un scalpel tout à
fait semblable à celui d’un chirurgien. Il le reposa avec
précaution parmi d’autres instruments de dissection. Eliot
Tumberfast semblait plongé dans un abîme de
réflexions.
– Cela n’a sans doute aucun rapport
avec ce qui vous préoccupe, mais les vieux textes affirment qu’on
ouvrait la bouche et les yeux de la momie pour qu’elle puisse
parler et voir à nouveau, une fois ressuscitée.
– Intéressant. Ces Égyptiens avaient
de bien curieuses connaissances.
– Passionnantes, voulez-vous dire !
s’enflamma Eliot Tumberfast. Je suis persuadé que leur magie avait
vaincu le secret de la mort. Je le prouverai. Pour qui sait lire
ces hiéroglyphes, il y a bien des mystères révélés !
– Le professeur Mortimer est-il de
votre avis ? interrogea Higgins en prenant des notes sur son carnet
noir.
– Il voit l’égyptologie d’une autre
façon.
Higgins dessinait un plan du bureau
laboratoire.
– Je ne me souviens pas très bien de
votre témoignage concernant la soirée du meurtre. Vous
trouviez-vous dans votre bureau ?
– Mais non, s’étonna Eliot
Tumberfast. Je travaillais avec mon patron, chez lui, dans son
hôtel particulier de Mayfair.
– Où avais-je la tête ! se désola
Higgins. Le superintendant m’a même indiqué que vous l’aviez
bousculé en sortant de l’hôtel particulier. Vous sembliez très
énervé.
– Il y avait de quoi ! Je venais
proposer un formidable programme de fouilles pour trois ans. Je
suis persuadé que nous pouvons découvrir la tombe d’Imhotep. Vous
vous rendez compte ?
– Naturellement, avança Higgins avec
conviction. Le professeur Mortimer ne vous a pas cru ?
– Non. Il m’a même insulté, mettant
en doute mes compétences. J’ai tout tenté pour le
convaincre.
– Vous avez un métier exaltant,
monsieur Tumberfast. Je ne connais malheureusement pas grand chose
à l’égyptologie. Si vous me traduisiez les hiéroglyphes qui
décorent ces sarcophages ?
Eliot Tumberfast recula.
– J’ai beaucoup de travail. Veuillez
m’excuser, inspecteur.
Alors que l’égyptologue tournait les
talons, Higgins se dirigea vers la pièce du fond, là où Frances
Mortimer avait vécu ses derniers instants de manière tragique. À
côté de la bibliothèque d’acajou, il y avait une armoire de
rangement. Au superintendant Marlow, Sir Mortimer avait indiqué que
son épouse s’était rendue au British Museum pour chercher un
dossier dont il avait besoin. Près de Frances Mortimer, on avait
trouvé une chemise cartonnée rouge contenant quelques feuillets. On
l’avait remise sur la première étagère de l’armoire, près des
autres dossiers. Higgins la trouva aisément, l’ouvrit et prit des
notes sur son carnet noir. Il s’agissait d’un dossier technique
consacré à la tombe memphite du général Horemheb dont
l’Egypt Exploration Societypossédait la
concession.
*
Eliot Tumberfast entendit un
grincement. Cela provenait de la porte de son bureau qui s’ouvrait
lentement, très lentement. Médusé, l’égyptologue resta immobile sur
sa chaise, la loupe en l’air, au-dessus du papyrus qu’il étudiait.
Au moment où il se levait, la porte se referma, avec la même
exaspérante lenteur. Eliot Tumberfast posa la loupe, contourna sa
table de travail et marcha vers le seuil d’un pas martial, bien
décidé à identifier le mauvais plaisant.
La poignée tourna à nouveau. Eliot
Tumberfast ouvrit brusquement. Dans le couloir, l’inspecteur
Higgins demeura imperturbable.
– Vous… vous avez besoin de quelque
chose ?
– Non, monsieur Tumberfast. Je tourne
des poignées de porte. Nous nous reverrons sans doute.
L’égyptologue regarda s’éloigner ce
curieux importun à l’allure tranquille et à la démarche régulière.
Il haussa les épaules et retourna à son papyrus.