26
Higgins pénétra dans l’annexe du British Museum à neuf heures trente. J. J. Battiscombe se tenait à son poste. En voyant l’homme de Scotland Yard, il rectifia sa tenue, réajusta sa casquette et adopta l’attitude légèrement compassée du fonctionnaire conscient de ses responsabilités.
– Bonjour, monsieur Battiscombe. Satisfait de vos nouvelles fonctions ?
– Tout à fait, inspecteur.
– Vous n’avez pas tort. Veiller la nuit durant, ce devait être pénible. Elle est remplie de mystères, même en Europe.
– Sûrement, approuva J. J. Battiscombe, crispé.
Higgins nota la présence d’une bouteille thermos et d’une tasse remplie de thé, à côté du registre des entrées. Le veilleur de jour sacrifiait encore à son vice.
– Il paraît que les nuits sont enchanteresses en Inde, poursuivit Higgins.
J. J. Battiscombe tira sur sa veste d’uniforme, se tenant quasiment au garde-à-vous.
– C’est selon, répondit-il d’une voix étranglée.
– Vous avez fait un long séjour là-bas, si je ne m’abuse ?
– Une période à oublier, inspecteur. Des erreurs de jeunesse. Rien ne vaut la bonne vieille mère-patrie.
– Vous qui connaissez bien ces terres lointaines, vous pourriez peut-être m’aider.
– Allez savoir…
– Avez-vous vu des momies en Inde ?
J. J. Battiscombe fouilla en vain dans sa mémoire.
– Je… je n’en ai pas croisées.
– Savez-vous que le chef du gang des antiquaires, William W. Dobelyou, est non seulement convaincu de vol mais aussi soupçonné de meurtre ? Il n’a pas agi seul, c’est évident. Ses complices seront fatalement inculpés. On peut prévoir que les loups se mangeront entre eux.
J. J. Battiscombe ne perdait rien de sa raideur un peu trop réglementaire, mais sa gorge se serrait de plus en plus.
– N’avez-vous jamais rencontré Agatha Lillby, la femme de chambre des Mortimer ?
J. J. Battiscombe évita le regard de Higgins.
– Je n’ai pas eu ce privilège, inspecteur.
– Dommage. Elle a des ressources cachées… Un peu comme vous. Je vous laisse à votre travail, monsieur Battiscombe. Si vous changiez d’horaire, ou si vous preniez votre retraite précipitamment, soyez aimable de me prévenir.
– Bien… bien entendu !
Abandonnant le veilleur de jour à ses méditations, Higgins grimpa l’escalier menant au premier étage. Il s’arrêta à mi-hauteur pour prendre quelques notes sur son carnet noir. Une fois encore, il constatait que la conversation en apparence la plus anodine pouvait se révéler riche d’enseignements, grands ou petits. Surtout quand les interlocuteurs n’avaient pas la conscience tranquille.
Il régnait une curieuse atmosphère dans l’annexe du plus grand musée du monde. Couloirs déserts, portes closes, volumes reliés dormant dans des bibliothèques grillagées, loin de l’agitation du monde extérieur. Les savants et les érudits, s’ils étaient au travail, ne faisaient aucun bruit. Higgins écouta le silence. Il tenta d’imaginer Frances Mortimer dans un tel cadre. Elle avait dû s’y sentir perdue.
Higgins frappa à la porte du bureau d’Eliot Tumberfast et entra. Les lieux avaient subi une considérable transformation. L’égyptologue, vêtu d’une blouse grise constellée de taches, s’agitait au milieu d’un incroyable capharnaüm. Sur trois tables, soutenues par des tréteaux, étaient étalés des débris de poteries. Sur une quatrième, plusieurs volumes ouverts et empilés, dont des in-folio. Tumberfast, les cheveux fous, mal rasé, courait d’un dictionnaire à une caisse remplie de figurines en calcaire, de la caisse à un rouleau de papyrus, du rouleau à une rangée d’amulettes en forme d’animaux que, faute de place, il avait été contraint de poser par terre. Visiblement débordé, il avait mélangé ses affaires personnelles avec celles des anciens Égyptiens. Son écharpe avait été jetée sur un vase d’albâtre, sa veste était roulée en boule dans un coffre à canopes, son casque de motard avait roulé sous l’une des tables, en compagnie de tessons de calcaire. Empoignant une lampe-flood, Eliot Tumberfast se pencha sur une longue bandelette déroulée, couverte de hiéroglyphes et de scènes énigmatiques. L’égyptologue ne s’était pas aperçu de la présence de Higgins.
Ce dernier toussota.
– Désolé de vous déranger dans vos recherches, monsieur Tumberfast, mais j’ai quelques questions à vous poser.
– Une seconde. Je suis occupé.
Eliot Tumberfast sursauta.
– Ça y est ! Je l’ai ! Venez voir.
Higgins progressa entre les vestiges de l’antiquité égyptienne, prenant soin de ne rien casser.
Tumberfast l’agrippa par la manche et lui montra du doigt le centre de la bandelette de momie.
– Là, ces deux hiéroglyphes… C’est la clé ! Vous comprenez ?
L’égyptologue associait l’homme du Yard à la joie exubérante de sa découverte.
– J’ai quelque peine à déchiffrer exactement, avoua Higgins.
Eliot Tumberfast changea brutalement d’attitude. Il posa sa lampe-flood, plia la bandelette et la plaça dans un tube métallique qu’il boucha avec soin. La jubilation avait disparu pour céder la place à un visage sévère.
– Le moment est plus solennel que vous ne l’imaginez, inspecteur. Hier soir, on m’a apporté cette moisson d’objets provenant d’une petite tombe du Nouvel Empire. J’ai senti qu’il y avait dans tout cela quelque chose d’extraordinaire ; après un inventaire rapide, j’ai classé les diverses pièces aussi vite que possible et je suis tombé sur cette bandelette. Un objet sacré entre tous, celle qui entourait le corps même de la momie. Le point de départ d’une découverte plus importante que la Relativité, inspecteur !
– À ce point ? s’étonna Higgins qui manipulait un tesson de poterie plutôt grossier.
– Les Égyptiens détenaient le secret de la mort, affirma Eliot Tumberfast avec une conviction passionnée. Les momies revivront. Sir Mortimer ne veut pas comprendre que mon attitude est parfaitement scientifique. Un jour, j’arriverai à le convaincre. Il admettra que j’ai raison.
– Fascinant, monsieur Tumberfast. Vous arrive-t-il d’utiliser de la graisse de moteur ?
– De la graisse de moteur ? Non, pourquoi ?
– Sans importance. Je vous souhaite d’aboutir, monsieur Tumberfast.
L’égyptologue semblait préoccupé.
– Puis-je vous aider ? demanda Higgins.
– Il faut que je trouve tout de suite un vase d’albâtre qui est inséparable de cette bandelette !
– Le voici, dit Higgins en dégageant le précieux objet que recouvrait l’écharpe de l’égyptologue. Une assez belle pièce, me semble-t-il. Style un peu archaïsant.
Les mains sur les hanches, Eliot Tumberfast ne cachait pas son étonnement.
– Vous semblez posséder de sérieuses connaissances, inspecteur !
– Un simple vernis de science et beaucoup d’observation. Je suis bien obligé de pratiquer un peu d’égyptologie pour pouvoir interroger la momie qui a vu les derniers instants de madame Mortimer.
– Quel horrible drame…
Eliot Tumberfast, à l’évocation de l’assassinat, fut brutalement replongé dans la réalité quotidienne. Higgins en profita pour sortir d’une de ses poches la lettre anonyme qui avait conduit Scotland Yard au cercle de jeu clandestin d’Agatha Lillby.
Il la posa avec précaution sur l’un des volumes ouverts.
– J’aimerais que vous examiniez ce document avec attention, monsieur Tumberfast.
– Me concernerait-il?
– D’une certaine manière. Je vous en dirai plus long, mais j’aimerais d’abord avoir votre avis ; un spécialiste du déchiffrement comme vous pourrait m’apporter de sérieuses lumières.
L’égyptologue se plia de bonne grâce à l’exercice imposé par Higgins. Il traita la lettre anonyme comme un papyrus classique, utilisant plusieurs types d’éclairage, comptant les lettres, appréciant les espacements, grossissant les caractères.
Il ne s’autorisa à lire le contenu de la lettre anonyme qu’à la fin de son étude technique.
– Les auteurs de ce genre de littérature sont les gens les plus méprisables qui soient, dit-il. Ce document vous a-t-il au moins permis de progresser dans votre enquête ?
– D’une certaine manière, répondit Higgins. Vos conclusions, monsieur Tumberfast ?
L’égyptologue se prit le menton dans la main gauche.
– Le coin supérieur gauche paraît gras…
Il regarda Higgins avec férocité.
– Votre question sur cette graisse signifiait… que vous m’accusez d’être l’auteur de cette lettre anonyme ?
– Ne vous affolez pas, monsieur Tumberfast. En ce qui concerne les caractères utilisés, rien de particulier ?
– Ils m’intriguent depuis le début. Ce ne sont pas ceux d’un journal ni d’une revue ordinaire, ce sont… oui, je crois avoir trouvé !
L’égyptologue se précipita vers un rayonnage où étaient rangés les volumes duJournal of Egyptian Archeology, la célèbre revue britannique consacrée à l’égyptologie. Il consulta fiévreusement le dernier tome paru et le montra à Higgins.
– Constatez vous-même, inspecteur : ce sont bien les caractères de cette revue ! Ce serait donc un égyptologue qui aurait rédigé cette lettre anonyme !
Higgins replia le document et l’empocha.
– Ennuyeux pour vous, très ennuyeux… d’autant plus que Mlle Lillby vous accuse d’avoir écrit ce texte.
Le crime de la momie
titlepage.xhtml
9791090278042_tit_1_1_6.xhtml
9791090278042_pre_1_2.xhtml
9791090278042_chap_1_3_1.xhtml
9791090278042_chap_1_3_2.xhtml
9791090278042_chap_1_3_3.xhtml
9791090278042_chap_1_3_4.xhtml
9791090278042_chap_1_3_5.xhtml
9791090278042_chap_1_3_6.xhtml
9791090278042_chap_1_3_7.xhtml
9791090278042_chap_1_3_8.xhtml
9791090278042_chap_1_3_9.xhtml
9791090278042_chap_1_3_10.xhtml
9791090278042_chap_1_3_11.xhtml
9791090278042_chap_1_3_12.xhtml
9791090278042_chap_1_3_13.xhtml
9791090278042_chap_1_3_14.xhtml
9791090278042_chap_1_3_15.xhtml
9791090278042_chap_1_3_16.xhtml
9791090278042_chap_1_3_17.xhtml
9791090278042_chap_1_3_18.xhtml
9791090278042_chap_1_3_19.xhtml
9791090278042_chap_1_3_20.xhtml
9791090278042_chap_1_3_21.xhtml
9791090278042_chap_1_3_22.xhtml
9791090278042_chap_1_3_23.xhtml
9791090278042_chap_1_3_24.xhtml
9791090278042_chap_1_3_25.xhtml
9791090278042_chap_1_3_26.xhtml
9791090278042_chap_1_3_27.xhtml
9791090278042_chap_1_3_28.xhtml
9791090278042_chap_1_3_29.xhtml
9791090278042_chap_1_3_30.xhtml
9791090278042_chap_1_3_31.xhtml
9791090278042_chap_1_3_32.xhtml
9791090278042_chap_1_3_33.xhtml
9791090278042_chap_1_3_34.xhtml
9791090278042_chap_1_3_35.xhtml
9791090278042_chap_1_3_36.xhtml
9791090278042_chap_1_3_37.xhtml
9791090278042_chap_1_3_38.xhtml
9791090278042_chap_1_3_39.xhtml
9791090278042_chap_1_3_40.xhtml
9791090278042_chap_1_3_41.xhtml
9791090278042_chap_1_3_42.xhtml
9791090278042_chap_1_3_43.xhtml
9791090278042_chap_1_3_44.xhtml
9791090278042_chap_1_3_45.xhtml
9791090278042_chap_1_3_46.xhtml
9791090278042_collec_1_1_4.xhtml
9791090278042_isbn_1_1_10.xhtml