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Higgins pénétra dans l’annexe du
British Museum à neuf heures trente. J. J. Battiscombe se tenait à
son poste. En voyant l’homme de Scotland Yard, il rectifia sa
tenue, réajusta sa casquette et adopta l’attitude légèrement
compassée du fonctionnaire conscient de ses
responsabilités.
– Bonjour, monsieur Battiscombe.
Satisfait de vos nouvelles fonctions ?
– Tout à fait,
inspecteur.
– Vous n’avez pas tort. Veiller la
nuit durant, ce devait être pénible. Elle est remplie de mystères,
même en Europe.
– Sûrement, approuva J. J.
Battiscombe, crispé.
Higgins nota la présence d’une
bouteille thermos et d’une tasse remplie de thé, à côté du registre
des entrées. Le veilleur de jour sacrifiait encore à son
vice.
– Il paraît que les nuits sont
enchanteresses en Inde, poursuivit Higgins.
J. J. Battiscombe tira sur sa veste
d’uniforme, se tenant quasiment au garde-à-vous.
– C’est selon, répondit-il d’une voix
étranglée.
– Vous avez fait un long séjour
là-bas, si je ne m’abuse ?
– Une période à oublier, inspecteur.
Des erreurs de jeunesse. Rien ne vaut la bonne vieille
mère-patrie.
– Vous qui connaissez bien ces terres
lointaines, vous pourriez peut-être m’aider.
– Allez savoir…
– Avez-vous vu des momies en Inde
?
J. J. Battiscombe fouilla en vain
dans sa mémoire.
– Je… je n’en ai pas
croisées.
– Savez-vous que le chef du gang des
antiquaires, William W. Dobelyou, est non seulement convaincu de
vol mais aussi soupçonné de meurtre ? Il n’a pas agi seul, c’est
évident. Ses complices seront fatalement inculpés. On peut prévoir
que les loups se mangeront entre eux.
J. J. Battiscombe ne perdait rien de
sa raideur un peu trop réglementaire, mais sa gorge se serrait de
plus en plus.
– N’avez-vous jamais rencontré Agatha
Lillby, la femme de chambre des Mortimer ?
J. J. Battiscombe évita le regard de
Higgins.
– Je n’ai pas eu ce privilège,
inspecteur.
– Dommage. Elle a des ressources
cachées… Un peu comme vous. Je vous laisse à votre travail,
monsieur Battiscombe. Si vous changiez d’horaire, ou si vous
preniez votre retraite précipitamment, soyez aimable de me
prévenir.
– Bien… bien entendu !
Abandonnant le veilleur de jour à ses
méditations, Higgins grimpa l’escalier menant au premier étage. Il
s’arrêta à mi-hauteur pour prendre quelques notes sur son carnet
noir. Une fois encore, il constatait que la conversation en
apparence la plus anodine pouvait se révéler riche d’enseignements,
grands ou petits. Surtout quand les interlocuteurs n’avaient pas la
conscience tranquille.
Il régnait une curieuse atmosphère
dans l’annexe du plus grand musée du monde. Couloirs déserts,
portes closes, volumes reliés dormant dans des bibliothèques
grillagées, loin de l’agitation du monde extérieur. Les savants et
les érudits, s’ils étaient au travail, ne faisaient aucun bruit.
Higgins écouta le silence. Il tenta d’imaginer Frances Mortimer
dans un tel cadre. Elle avait dû s’y sentir perdue.
Higgins frappa à la porte du bureau
d’Eliot Tumberfast et entra. Les lieux avaient subi une
considérable transformation. L’égyptologue, vêtu d’une blouse grise
constellée de taches, s’agitait au milieu d’un incroyable
capharnaüm. Sur trois tables, soutenues par des tréteaux, étaient
étalés des débris de poteries. Sur une quatrième, plusieurs volumes
ouverts et empilés, dont des in-folio. Tumberfast, les cheveux
fous, mal rasé, courait d’un dictionnaire à une caisse remplie de
figurines en calcaire, de la caisse à un rouleau de papyrus, du
rouleau à une rangée d’amulettes en forme d’animaux que, faute de
place, il avait été contraint de poser par terre. Visiblement
débordé, il avait mélangé ses affaires personnelles avec celles des
anciens Égyptiens. Son écharpe avait été jetée sur un vase
d’albâtre, sa veste était roulée en boule dans un coffre à canopes,
son casque de motard avait roulé sous l’une des tables, en
compagnie de tessons de calcaire. Empoignant une lampe-flood, Eliot
Tumberfast se pencha sur une longue bandelette déroulée, couverte
de hiéroglyphes et de scènes énigmatiques. L’égyptologue ne s’était
pas aperçu de la présence de Higgins.
Ce dernier toussota.
– Désolé de vous déranger dans vos
recherches, monsieur Tumberfast, mais j’ai quelques questions à
vous poser.
– Une seconde. Je suis
occupé.
Eliot Tumberfast
sursauta.
– Ça y est ! Je l’ai ! Venez
voir.
Higgins progressa entre les vestiges
de l’antiquité égyptienne, prenant soin de ne rien
casser.
Tumberfast l’agrippa par la manche et
lui montra du doigt le centre de la bandelette de
momie.
– Là, ces deux hiéroglyphes… C’est la
clé ! Vous comprenez ?
L’égyptologue associait l’homme du
Yard à la joie exubérante de sa découverte.
– J’ai quelque peine à déchiffrer
exactement, avoua Higgins.
Eliot Tumberfast changea brutalement
d’attitude. Il posa sa lampe-flood, plia la bandelette et la plaça
dans un tube métallique qu’il boucha avec soin. La jubilation avait
disparu pour céder la place à un visage sévère.
– Le moment est plus solennel que
vous ne l’imaginez, inspecteur. Hier soir, on m’a apporté cette
moisson d’objets provenant d’une petite tombe du Nouvel Empire.
J’ai senti qu’il y avait dans tout cela quelque chose
d’extraordinaire ; après un inventaire rapide, j’ai classé les
diverses pièces aussi vite que possible et je suis tombé sur cette
bandelette. Un objet sacré entre tous, celle qui entourait le corps
même de la momie. Le point de départ d’une découverte plus
importante que la Relativité, inspecteur !
– À ce point ? s’étonna Higgins qui
manipulait un tesson de poterie plutôt grossier.
– Les Égyptiens détenaient le secret
de la mort, affirma Eliot Tumberfast avec une conviction
passionnée. Les momies revivront. Sir Mortimer ne veut pas
comprendre que mon attitude est parfaitement scientifique. Un jour,
j’arriverai à le convaincre. Il admettra que j’ai
raison.
– Fascinant, monsieur Tumberfast.
Vous arrive-t-il d’utiliser de la graisse de moteur ?
– De la graisse de moteur ? Non,
pourquoi ?
– Sans importance. Je vous souhaite
d’aboutir, monsieur Tumberfast.
L’égyptologue semblait
préoccupé.
– Puis-je vous aider ? demanda
Higgins.
– Il faut que je trouve tout de suite
un vase d’albâtre qui est inséparable de cette bandelette
!
– Le voici, dit Higgins en dégageant
le précieux objet que recouvrait l’écharpe de l’égyptologue. Une
assez belle pièce, me semble-t-il. Style un peu
archaïsant.
Les mains sur les hanches, Eliot
Tumberfast ne cachait pas son étonnement.
– Vous semblez posséder de sérieuses
connaissances, inspecteur !
– Un simple vernis de science et
beaucoup d’observation. Je suis bien obligé de pratiquer un peu
d’égyptologie pour pouvoir interroger la momie qui a vu les
derniers instants de madame Mortimer.
– Quel horrible drame…
Eliot Tumberfast, à l’évocation de
l’assassinat, fut brutalement replongé dans la réalité quotidienne.
Higgins en profita pour sortir d’une de ses poches la lettre
anonyme qui avait conduit Scotland Yard au cercle de jeu clandestin
d’Agatha Lillby.
Il la posa avec précaution sur l’un
des volumes ouverts.
– J’aimerais que vous examiniez ce
document avec attention, monsieur Tumberfast.
– Me concernerait-il?
– D’une certaine manière. Je vous en
dirai plus long, mais j’aimerais d’abord avoir votre avis ; un
spécialiste du déchiffrement comme vous pourrait m’apporter de
sérieuses lumières.
L’égyptologue se plia de bonne grâce
à l’exercice imposé par Higgins. Il traita la lettre anonyme comme
un papyrus classique, utilisant plusieurs types d’éclairage,
comptant les lettres, appréciant les espacements, grossissant les
caractères.
Il ne s’autorisa à lire le contenu de
la lettre anonyme qu’à la fin de son étude technique.
– Les auteurs de ce genre de
littérature sont les gens les plus méprisables qui soient, dit-il.
Ce document vous a-t-il au moins permis de progresser dans votre
enquête ?
– D’une certaine manière, répondit
Higgins. Vos conclusions, monsieur Tumberfast ?
L’égyptologue se prit le menton dans
la main gauche.
– Le coin supérieur gauche paraît
gras…
Il regarda Higgins avec
férocité.
– Votre question sur cette graisse
signifiait… que vous m’accusez d’être l’auteur de cette lettre
anonyme ?
– Ne vous affolez pas, monsieur
Tumberfast. En ce qui concerne les caractères utilisés, rien de
particulier ?
– Ils m’intriguent depuis le début.
Ce ne sont pas ceux d’un journal ni d’une revue ordinaire, ce sont…
oui, je crois avoir trouvé !
L’égyptologue se précipita vers un
rayonnage où étaient rangés les volumes duJournal of Egyptian Archeology, la célèbre revue
britannique consacrée à l’égyptologie. Il consulta fiévreusement le
dernier tome paru et le montra à Higgins.
– Constatez vous-même, inspecteur :
ce sont bien les caractères de cette revue ! Ce serait donc un
égyptologue qui aurait rédigé cette lettre anonyme !
Higgins replia le document et
l’empocha.
– Ennuyeux pour vous, très ennuyeux…
d’autant plus que Mlle Lillby vous accuse d’avoir écrit ce
texte.