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Dans le silence feutré de l’annexe du British Museum, les deux détonations résonnèrent comme des coups de tonnerre. J. J. Battiscombe, le veilleur de nuit, sursauta. Il ne s’était pas complètement rendormi. Et, quoi qu’il arrivât, ces sons-là l’arrachaient toujours au plus profond sommeil. Ils lui rappelaient de bien mauvais souvenirs de guerre. S’extrayant de sa guérite, il n’eut pas le temps d’élaborer une stratégie.
Dévalant l’escalier, une épaisse silhouette le percuta de plein fouet. Un homme, dont le visage était masqué d’un foulard laissant apparaître un front basané. Il portait quelque chose de lourd rendant des sons métalliques. Ébranlé par le choc, J. J. Battiscombe ne distingua rien d’autre qu’un costume de velours de confection vulgaire. L’homme ouvrait déjà la porte d’entrée de l’annexe et s’enfuyait. Encore groggy, le veilleur de nuit s’aperçut que sa veste était trempée. Il avait reçu de l’eau.
Des « au secours ! ouvrez, à l’aide ! » provenaient du premier étage. Tout allait trop vite pour le vieux soldat. D’une démarche incertaine, il monta.
Philipp Mortimer tambourinait comme un forcené contre la porte du bureau de son père, hurlant « Frances ! Frances ! ». Quand il vit le veilleur de nuit, il se précipita vers lui et l’agrippa par la manche.
– Vous avez la clé ? On a tiré, là-dedans, et la porte est fermée ! J’ai entendu quelqu’un tomber… Frances ne répond pas !
– La clé, moi… non… elle est au tableau.
– Courez la chercher !
Deux femmes de ménage indiennes descendaient du second étage. La femme que Frances et Philipp Mortimer avaient croisée s’approchait, elle aussi. L’ensemble du personnel de nettoyage se rassemblait, ayant entendu les détonations. J. J. Battiscombe alla jusqu’au tableau de service qui se trouvait entre le bureau des numismates et celui de Sir Mortimer. Utilisant un passe, il ôta le cadenas fermant le tableau. D’une main tremblante, il prit la clé correspondant au bureau du professeur.
– Dépêchez-vous, insista Philipp.
De l’autre côté de la porte régnait un silence angoissant. Les femmes de ménage babillaient en hindi.
J. J. Battiscombe tourna aisément la clé dans la serrure. La porte s’ouvrit. Il n’y avait pas de lumière. Une odeur de poudre flottait dans l’air. Peut-être à cause de la présence des deux sarcophages, dressés près de l’entrée, l’endroit évoquait un sépulcre peuplé de forces maléfiques.
Un instant figé sur le seuil avec les autres, Philipp Mortimer entra, chercha l’interrupteur, alluma. D’abord, il n’aperçut rien de particulier. Puis, après avoir franchi la première partie du local et s’être avancé dans le laboratoire, il se figea, incapable de faire un pas de plus.
Ce qu’il voyait tout au fond du bureau dépassait le comble de l’horreur. Il aurait voulu hurler, mais ses cris moururent dans sa gorge.
Une momie au crâne défoncé, au dos en charpie, à moitié débandelettée, était couchée sur le corps de Frances, comme si elle l’avait agressée avant de tomber sur elle. La jeune femme avait un bras replié sous son côté droit. De son coeur coulaient deux filets de sang. L’étole de vison avait glissé sous sa nuque, formant un oreiller funèbre. Dans ses yeux grands ouverts se lisait une terreur indescriptible.
Le veilleur de nuit et les trois femmes de ménage avaient suivi Philipp Mortimer, intrigués et curieux. Quand ils découvrirent l’abominable spectacle, ils ne contrôlèrent plus leurs réactions. J. J. Battiscombe se voila la face, murmurant plusieurs fois : « My Godness,my Godness ! » Les trois Indiennes, pleurant et criant, se serrèrent les unes contre les autres. Philipp Mortimer demeurait figé, incapable d’esquisser le moindre mouvement. On aurait pu croire qu’il priait, qu’il rendait un culte à Frances, qu’il tentait de la faire revenir du néant.
Ce fut J. J. Battiscombe qui, le premier, après de longues minutes, parvint à prendre une décision.
– Je préviens Scotland Yard, annonça-t-il.
*
Un quart d’heure plus tard, le superintendant Scott Marlow arriva sur les lieux du crime, accompagné de deux inspecteurs et de plusieurs bobbies. Le médecin légiste et une équipe de spécialistes ne tarderaient plus.
« Sale affaire », estima le superintendant dont l’intervention rapide ne devait rien au hasard, puisqu’il dormait dans son bureau. Prévenu de l’appel du veilleur de nuit, il avait aussitôt réagi au nom de « Sir John Arthur Mortimer », personnalité scientifique fort estimée.
Scott Marlow avait ordonné aux personnes présentes dans l’immeuble de ne pas quitter les lieux. Ses inspecteurs se chargeaient de relever les identités et de procéder aux premiers interrogatoires.
Bon vivant à l’embonpoint imposant, le superintendant ne parvenait pas à effacer de ses yeux l’incroyable vision du plus extraordinaire crime de sa carrière. La mise en scène macabre aurait pu faire croire que la momie était l’assassin et que Frances Mortimer s’était battue avec elle avant de succomber.
Un inspecteur s’approcha de Marlow.
– L’ambulance est arrivée.
– Parfait. Quand les techniciens et le médecin légiste auront terminé, emportez le cadavre et la momie. Fermez le bureau. Tous les témoins doivent rester à la disposition de la police.
Scott Marlow desserra sa ceinture d’un cran, signe de contrariété. Un meurtre au British Museum, une riche et puissante famille, le fils Mortimer prostré au point de ne pas pouvoir prononcer un mot, un veilleur de nuit hébété, des femmes de ménage indiennes craintives et affolées, un chauffeur de maître qui avait vu s’enfuir un homme, un seau à la main, corroborant le témoignage de J. J. Battiscombe qui avait été renversé et mouillé… Le superintendant disposait déjà d’un début de piste. Mais toute enquête concernant une famille aussi huppée et influente posait de délicats problèmes. Il ne fallait pas commettre de faux pas ; c’est pourquoi il avait donné l’ordre de ne pas prévenir Sir John Arthur Mortimer par téléphone. Il se chargerait de transmettre lui-même la triste nouvelle.
Soucieux, Scott Marlow ne sentit même pas la pluie lorsqu’il traversa la rue pour monter dans la voiture de police qui démarra en direction de Mayfair.
Le crime de la momie
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